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vendredi 10 janvier 2020

Le psy sans barreaux

Par Chloé Pilorget-Rezzouk — 
Le psy  sans barreaux
Le psy sans barreaux

Daniel Zagury Des jihadistes aux tueurs en série, ce psychiatre défenseur de la complexité humaine est de tous les grands procès depuis plus de trente ans.

C’est un éclat de rire tonitruant au bout du fil. «Wow, il est souvent méchant, ce portrait ! J’en ai lu à l’acide.» Mais Daniel Zagury, 69 ans, carbure au défi, alors «allons-y !». D’un humour caustique propre à ceux qui côtoient d’un peu trop près les affres et les tragédies de l’âme humaine, il ironise : «Si vous me démolissez, je me vengerai !» En plus de trente ans de carrière judiciaire, l’expert a sondé les âmes de tueurs en série tels Guy Georges, Patrice Alègre ou Michel Fourniret. Plus récemment, celui que ses trois enfants ont baptisé «le Psychiatre de l’horreur» a examiné la mère infanticide de Berck (Pas-de-Calais), Fabienne Kabou, le commando féminin de l’attentat raté de Notre-Dame de Paris ou Kobili Traoré, suspect du meurtre de la retraitée de confession juive Sarah Halimi, que la chambre d’instruction de la cour d’appel de Paris vient de déclarer irresponsable pénalement. S’il refuse «farouchement» de s’exprimer sur la polémique, Zagury était le seul des sept experts à n’avoir pas conclu à l’abolition du discernement mais à son altération.

En pleine mobilisation contre la réforme des retraites, l’homme aux 4 000 expertises nous accueille dans la maison familiale en banlieue proche de Paris. Il offre café et pastéis de nata dans un salon à la déco joyeusement foutraque, où jouets et livres d’enfants tutoient un Télérama ou une biographie de Sinatra. Né à Courbevoie (Hauts-de-Seine) d’un père vendeur d’électroménager et d’une mère secrétaire, Zagury a grandi à Casablanca, au Maroc, jusqu’à ses 10 ans. Il fantasme la France, «pays de Tintin et Spirou» (croit-il alors). Une fois dans la grisaille de Chevilly-Larue (Val-de-Marne), la douceur orientale lui manque. En mémoire : la mer, le soleil et les sardines grillées des week-ends à Essaouira. L’enfant devient anxieux. «J’étais le petit pied-noir un peu complexé qui s’est retrouvé à Lakanal avec les fils de bourgeois.»
Pourtant, le grand écart est une «chance» : des professeurs aiguisent son envie de savoir et forgent son appétence pour «le dialogue et la transmission». Il veut devenir médecin, mais trop peu à l’aise «avec le corps et la mort», le lecteur précoce de Freud adopte la psychiatrie. Au hasard d’une vacation en prison, il découvre «toute une gamme de comportements : des mères qui tuent leurs enfants, des crimes passionnels…» Réticent à s’épancher sur le privé, il se plie de bon cœur à l’exercice médiatique pour évoquer ce qui le porte. «En psychiatrie, si vous n’aimez pas les autres et la rencontre, faites autre chose !» Impliqué et exigeant, drôle et ambitieux, il débite à toute vitesse et à grands gestes les thèmes de son prochain essai sur «la crise de la psychiatrie publique». «Comment faire avec 20 lits quand on a 25 malades ? Le seul gouvernail, aujourd’hui, c’est l’argent. Derrière cette gestion managériale du soin, il y a l’idée que la psychiatrie est une discipline médicale comme une autre : on évide l’approche humaine, la dimension relationnelle», se désole l’ex-chef de pôle du centre psychiatrique du Bois-de-Bondy (Seine-Saint-Denis).
Désormais à la retraite, il se consacre aux expertises pénales dont il dénonce la faible rémunération - «une honte» - et vient d’être désigné dans le dossier Ramadan sur la question de l’emprise. Rien ne captive plus ce chantre de la «pédagogie de la complexité» que de saisir et de rendre intelligibles les mécanismes qui font basculer des hommes «ordinaires». «Comment penser l’horreur ? Comment appréhender ces états tels que des individus, comme vous et moi, perdent leur capacité de penser ? La psychanalyse ne sert qu’à ça : élaborer psychiquement les situations les plus extrêmes, celles qui vous débordent.» De son face-à-face avec ceux qu’on voit trop hâtivement comme des «monstres», ce méticuleux note «tout» : les silences, les odeurs, les impressions. Ses enfants entendaient parfois des horreurs, le surprenant en train d’enregistrer ses rapports au dictaphone : «Il découpe le cadavre. Point.» L’histoire, contée maintes fois, campe bien le personnage : un bosseur que rien n’arrête.
Une de ses deux filles se rappelle un père «psychiatre tout le temps» qui ne pouvait pas s’empêcher «d’expertiser» ses nouveaux amis : «Je savais systématiquement qu’il verrait quelque chose !» Un jour qu’elle était petite, il lui expliqua : «Mais Alice, c’est mon métier de me faire manipuler ! Il faut que je voyage dans la psyché des gens pour les comprendre.» Après neuf ans sur le divan, le ponte s’est forgé un garde-fou : «Toute situation complexe peut être réfléchie, discutée.» Ces derniers temps, il s’est penché sur «les sujets radicalisés» : «Daech a lancé à la face du monde un modèle de conduite dont se sont saisis un tas d’individus très diversifiés et aux raisons fluctuantes. Des types banals, structurés, des petits délinquants, jusqu’à quelques malades mentaux.» Une magistrate salue : «Il est un des rares à comprendre le fonctionnement de l’idéologie jihadiste.» Un autre : «J’ai recours à lui dès que j’ai besoin d’un apport subtil et substantiel sur des personnalités.»
Dans le milieu de la clinique, quelques-uns le trouvent «un peu trop taquin», voire «irritant». Est-ce parce que, d’après son éminent confrère Roland Coutanceau, «il est un des seuls à avoir une pensée propre quand beaucoup sont des perroquets» ? «Si on ne donne pas le meilleur de soi-même, on s’emmerde dans la vie», dit Zagury. Sans doute qu’il a ce besoin «un peu névrotique» de «prouver quelque chose» depuis une «relation pas simple» au père. Le duo avait néanmoins un langage commun : celui du football. «C’était sa passion, c’est la mienne et celle de mon fils !» se réjouit l’inconditionnel du PSG, ne boudant pas le plaisir du plateau-repas devant un match. Marié depuis quarante-trois ans à une ex-juge d’instruction, cet hyperactif n’a jamais délaissé les siens. «Zagury est une mère juive !» plaisante le psychiatre Michel Dubec, son fidèle ami. Lui, l’ashkénaze pessimiste, «Zag», le séfarade optimiste.
Aujourd’hui, le moustachu le plus connu de la discipline tacle encore Sarkozy d’avoir mis «la sécurité au cœur de la psychiatrie» et a choisi Macron en 2017. S’il fallait réécrire l’histoire, ce fort en gueule aurait bien troqué la théâtralité des grands procès d’assises pour fouler les planches en comédien ou en chanteur. Il fredonne volontiers Brassens, Brel ou Ferrat qu’il connaît sur le bout des doigts. Lors de son départ en retraite, ses collègues ont parodié le Chanteur d’un autre Daniel : «J’me présente, j’m’appelle Zagury / J’ai déjà réussi ma vie /J’suis aimééé (admiré, publié, édité, interviewé, surliké)…»
1950 Naissance.
1997 Chef de service de l’hôpital psychiatrique du Bois-de-Bondy.
2018 La Barbarie des hommes ordinaires (l’Observatoire).
2019 Procès dit «des bonbonnes de gaz».

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