La crise économique, la hausse des loyers et la précarité de l’emploi reportent l’âge de la maternité et retardent le départ des 25-29 ans du nid familial.
LETTRE DE MADRID
Est-ce parce qu’ils se font rares que les Espagnols aiment autant les bébés ? Impossible de se promener dans Madrid avec un bambin sans qu’il ne se fasse caresser la tête par des inconnus ou offrir des bonbons par des personnes âgées. Il faut dire que depuis 1941, date des premières statistiques démographiques, jamais le nombre de naissances enregistrées n’avait été aussi bas en Espagne. Au premier semestre 2019 : à peine 170 000, soit 6 % de moins qu’au premier semestre 2018 et un tiers de moins qu’en 2008… Sur la même période, l’Espagne a dénombré près de 215 500 décès, soit une diminution naturelle de la population de près de 45 000 personnes. C’est la cinquième année consécutive que le royaume affiche un solde naturel négatif.
Hiver démographique
La dureté de la crise économique a découragé la formation ou l’agrandissement des familles espagnoles, comme pour Olga, 40 ans, mère de deux enfants de 8 et 12 ans qui a abandonné l’idée d’un troisième, pourtant désiré, quand l’entreprise de construction de son mari a fait faillite. « A présent, avec la reprise, ce serait possible mais je n’ai plus l’âge et l’écart avec mes autres enfants serait trop grand », dit-elle.
Le nombre de femmes en période fertile s’est réduit et le taux de fécondité est descendu à 1,26 enfant par femme. Et la population vieillit d’autant plus que l’Espagne est le troisième pays au monde, derrière le Japon et la Suisse, ayant la plus longue espérance de vie : 83,2 ans en moyenne (80,5 ans pour les hommes et 85,9 pour les femmes).
Seule la reprise des flux migratoires vers l’Espagne depuis 2016 permet au royaume de ne pas perdre de population, malgré l’hiver démographique qu’il traverse : au premier semestre 2019, le solde migratoire s’est élevé à près de 210 000 personnes. Alors que la population de nationalité espagnole s’est réduite de près de 20 000 personnes (63 000 si on prend en compte seulement les Espagnols nés en Espagne), le nombre de résidents de nationalité étrangère a augmenté de 163 000 (en premier lieu Colombiens et Vénézueliens).
Malgré tout, selon les projections du gouvernement espagnol, en 2050, il y aura en Espagne six retraités pour dix travailleurs, contre trois pour dix actuellement. Pour remédier au problème, le récent accord de gouvernement de coalition, signé entre le chef du gouvernement socialiste, Pedro Sanchez, et le leader de la gauche radicale Podemos, Pablo Iglesias, a promis plus d’aides aux familles, pour la cantine, les fournitures scolaires ou les enfants à charge dans les foyers en difficulté. Il garantit le droit des parents à aménager leurs temps de travail jusqu’aux 12 ans de l’enfant. Et il a confirmé une nouvelle augmentation du congé paternité : passé à 12 semaines depuis le début de l’année 2020, il s’allongera jusqu’à 16 semaines en 2021.
Mais pour les jeunes, cela ne suffit pas. La brève tentative d’instaurer une aide à la naissance, de 2 500 euros par enfant, mise en place en 2007 par l’ancien président du gouvernement socialiste, José Luis Rodriguez Zapatero, n’a pas survécu à la crise et n’a duré que trois ans, jusqu’en 2010. L’absence d’allocations familiales, la précarité des emplois et l’émancipation tardive des jeunes Espagnols qui en découle, ne favorisent ni la maternité ni la paternité. L’âge moyen des mères à la naissance de leur premier enfant est de 31 ans et l’âge moyen de maternité de 32,2 ans. Un tiers des naissances est le fait de femmes de plus de 35 ans et un dixième, de plus de 40 ans.
60 % des 25-29 ans vivent chez leurs parents
« Vu le prix des loyers, les conditions bancaires exigées pour les prêts immobiliers et la fragilité de mon contrat de travail, je ne peux pas imaginer m’émanciper pour le moment », résume Gonzalo, ambulancier municipal de 27 ans, qui vit avec ses deux sœurs de 23 ans, son père et sa grand-mère à Villanueva de la Cañada, dans la banlieue de Madrid.
Ce jeune célibataire gagne pourtant près de 1 700 euros par mois, un salaire supérieur à la moyenne pour les jeunes de son âge. Cependant, son emploi n’est pas très stable, puisque la mairie lui a fait signer un contrat de chantier et opération, une sorte de CDI qu’elle peut rompre à son bon vouloir. « Une banque ne me donnera jamais de crédit pour acheter un appartement avec un tel type de contrat et je ne me vois pas dépenser plus de 40 % de mon salaire dans un loyer : ici, on ne trouve rien à moins de 700 euros par mois… Je préfère économiser et quand j’aurai un contrat fixe acheter un petit appartement pour être enfin indépendant », ajoute-t-il.
Selon le dernier Observatoire de l’émancipation élaboré en décembre par le Conseil de la jeunesse d’Espagne (CJE), une plate-forme d’associations de jeunes de tout le pays, 81 % des jeunes entre 16 et 29 ans habitent encore chez leurs parents. Si on se limite à observer les 25-29 ans, ils sont encore plus de 60 % à ne pas avoir abandonné le nid…
L’âge moyen d’émancipation des jeunes Espagnols est 29,5 ans, contre 26 ans en moyenne en Europe. S’il existe des facteurs culturels qui expliquent ce « retard » – notamment la solidité des liens familiaux et des relations intergénérationnelles –, les conditions de travail souvent précaires, le chômage qui frappe encore 32 % des jeunes actifs de moins de 25 ans, et les prix des logements, qui augmentent très fortement depuis 2016, en sont aussi largement responsables.
Les deux sœurs de Gonzalo, elles, « n’envisagent même pas de s’émanciper, puisqu’elles sont étudiantes et n’ont que des petits boulots de quelques heures par semaine », conclut leur frère.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire