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mardi 7 janvier 2020

Hugo Micheron : « Les djihadistes sont à l’aise dans l’enclavement territorial et communautaire »

Pour le chercheur, qui a interrogé des détenus pour terrorisme, une « géographie salafo-djihadiste » s’est mise en place en Europe avant la vague d’attentats des années 2010. Mais cette carte n’épousait pas forcément celle de la marginalisation économique.
Propos recueillis par   Publié le 6 janvier 2020
Le djihadisme a pris son essor en France à la suite de trois bouleversements majeurs : le 11 septembre, Mohamed Merah et la création du califat.
Le djihadisme a pris son essor en France à la suite de trois bouleversements majeurs : le 11 septembre, Mohamed Merah et la création du califat. XAVIER LISSILLOUR
Hugo Micheron, 31 ans, est chercheur au sein de la chaire d’excellence Moyen-Orient Méditerranée de l’Ecole normale supérieure, et enseignant à Sciences Po Paris. Son livre, Le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, à paraître le 9 janvier (Gallimard, 416 pages, 22 euros), est le résultat d’un travail inédit. Pour la première fois, un chercheur français a pris le temps d’enquêter en France et à l’étranger, mêlant documentation judiciaire et témoignages de détenus – plus de 80 hommes et femmes – mis en cause dans des affaires de terrorisme.
Un corpus d’une ampleur jamais vue depuis le début de la vague d’attentats qui a touché la France en janvier 2015. D’autant plus rare que M. Micheron a eu l’autorisation d’interroger non seulement des condamnés, mais aussi des prévenus, soit des individus pour qui l’instruction était toujours en cours. Son ouvrage est issu d’une thèse soutenue en juin 2019, sous la direction du politologue et spécialiste de l’islam Gilles Kepel.

Il y a cinq ans, l’attentat contre « Charlie Hebdo » marquait le début d’une vague de terrorisme d’une ampleur inédite en France. Où en est-on ?

Les attentats du 7 au 9 janvier 2015 ont marqué un tournant : par leur violence d’une part, et par les symboles visés − Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher – d’autre part. Ils ont ouvert une période durant laquelle les attaques djihadistes se sont abattues sur l’Hexagone et ont pesé lourdement sur le débat public et le tissu social. Mais ils ne constituent pas le point de départ du djihadisme français. En réalité, ils ont révélé au grand jour l’ampleur qu’avait prise cette mouvance depuis plusieurs années.
Il y a cinq ans, le pseudo-« califat » de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique, EI] – instauré en juin 2014 – était à son apogée territorial et militaire. Aujourd’hui, ce « califat » a disparu. Mais dans l’intervalle, le nombre de personnes poursuivies pour leur implication dans les réseaux djihadistes a explosé : il a été multiplié par 100 depuis les années 1990, passant d’une dizaine à plus de 1 500 aujourd’hui. Le territoire physique de Daech a donc été détruit, mais pas son territoire idéologique. Les « revenants » que j’ai rencontrés en prison entendent capitaliser là-dessus. Pour la plupart, Daech a été une version « bêta » inaboutie du projet « califal » auquel ils croient.

C’est-à-dire ?

Le djihadisme est apparu sous sa forme contemporaine dans les années 1980, en Afghanistan. Mais il a pris son essor en France à la suite de trois bouleversements majeurs. Le premier intervient le 11 septembre 2001. Les attaques contre le World Trade Center à New York ont fait l’effet d’un coup de tonnerre dans les milieux islamistes, amenant certains adeptes, jusqu’alors proches des Frères musulmans ou des tablighis (adeptes du mouvement de prédication de masse Tabligh, né en Inde en 1927), à se laisser séduire par le projet violent d’Al-Qaida rejeté auparavant.
C’est le cas des frères Clain – inspirateurs présumés des attentats du 13 novembre 2015 – et d’autres pionniers du djihad syrien que j’ai pu interviewer. C’est aussi le point de départ de la révolution idéologique que va représenter le développement du salafisme au sein de l’islam européen.
« Les causes du djihadisme ne peuvent être réduites ni aux difficultés des banlieues, ni à la laïcité à la française »
Le deuxième bouleversement majeur survient à la suite des massacres de Toulouse et Montauban commis par Mohamed Merah du 11 au 19 mars 2012. Il a été réduit dans le débat public à un cas isolé, mais il correspondait en fait à un nouveau mode d’action que plébiscitait la frange dure du djihadisme qui s’affirmait alors en France. Il a débouché sur un djihad dirigé contre la société française. Les attentats de Daech de 2015-2016 en rejoueront les gammes dans des proportions encore plus meurtrières, sonnant l’heure d’une prise de conscience tardive. L’instauration du « califat » djihadiste au Levant, le 29 juin 2014, correspond au troisième bouleversement majeur.

A vous lire, la vague de terrorisme de 2015 à 2017 n’aurait toutefois pas pu avoir lieu sans l’affirmation préalable « d’enclaves » « salafo-djihadistes » en France. Que voulez-vous dire ?

Historiquement, le salafo-djihadisme s’est propagé au sein de sociétés de cultures très diverses par le biais de petits regroupements de militants. Du Pakistan (Peshawar) à l’Europe (Londonistan au Royaume-Uni, Molenbeek en Belgique), en passant par l’Afrique du Nord, ils tendent à prendre deux formes distinctes. Dans le premier cas, un noyau d’activistes cherche à s’implanter en milieu urbain. Un peu à la façon d’un politicien en campagne, ils investissent des quartiers qu’ils ont identifiés comme des terreaux potentiellement réceptifs à leur thèse.
Au début des années 2000, les pionniers du djihad français, peu nombreux, ont ainsi fait leur apparition à Toulouse, Strasbourg ou Roubaix dans des quartiers où d’autres mouvements islamistes comme les Frères musulmans, les tablighis et les salafistes étaient déjà présents. Une fois installés, ils se sont livrés à du militantisme de « base », en faisant du porte-à-porte ou des rappels à la norme islamique au cours de tournées au pied des immeubles. Lorsque la pollinisation de leurs idées a fonctionné, elle a fermé ces quartiers de l’intérieur, sur le modèle d’une enclave plus ou moins structurée.
Ce phénomène explique par exemple comment les frères Clain, très isolés dans les quartiers toulousains du Mirail en 2001, ont étendu en dix ans leur influence. Ils sont ainsi passés de quelques dizaines de militants à plusieurs centaines en 2012. Ce n’est rien par rapport aux 45 000 habitants du Mirail. Cette « enclave » n’a pas été fonctionnelle pour tout le monde, mais elle a produit une bonne partie des lieutenants français de Daech.
L’autre forme de regroupement historique est la communauté fermée en milieu rural. D’apparence inoffensive, ces espaces deviennent souvent des lieux de formation idéologique. Le cas le plus connu se trouve aussi dans la région toulousaine. A Artigat (Ariège), un hameau de 500 habitants, Olivier Corel, dit «l’Emir blanc », vit en semi-autarcie depuis 1992. Trois générations de djihadistes français ont passé du temps chez lui, dont les frères Clain et Mohamed Merah.

Selon vous, la carte des « enclaves » se superpose donc à celle des départs pour le djihad ?

Oui. C’est dans ce type d’environnements humains que se sont produits la quasi-totalité des départs. Il y a une géographie du djihadisme. En Europe, sur 5 000 départs constatés entre 2012 et 2018, 80 % se sont concentrés dans quatre pays : la France, la Belgique, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Mais dans ces pays comme chez nous, les départs ont été circonscrits à certaines zones.
En France : une dizaine de départements sont ainsi particulièrement concernés. Et si on regarde de plus près, cela s’est joué dans certaines villes, dans quelques quartiers, parfois même à l’échelle d’un immeuble. Contrairement à ce qui a été souvent dit, le djihadisme ce n’est pas n’importe qui, n’importe où.
« En 2012, la première vague de djihadistes était composée des pionniers qui se voyaient comme des bâtisseurs d’un nouvel ordre moral en Syrie »
Considérés ensemble, ces territoires dessinent une géopolitique du djihadisme dont l’axe Toulouse-Molenbeek a été l’un des plus structurants. Cette géographie a largement échappé aux décideurs politiques parce qu’elle ne suit pas leur découpage administratif.
De ce point de vue, l’arrivée de militants proches du Groupe islamique armé [GIA, actif entre 1992 et 1999] algérien après le 11-Septembre, peu confiants dans l’amnistie que leur avait accordée alors le président Abdelaziz Bouteflika pour solder dix ans de guerre civile, a joué un rôle-clé. Partout où ils se sont installés, des enclaves sont apparues et des départs pour le djihad se sont produits. La carte des départs ne recoupe pas toutefois celle de la marginalisation économique. Je ne dis pas que le facteur économique et social n’est pas un déterminant important, mais les causes du djihadisme ne peuvent être réduites ni aux difficultés des banlieues, ni à la laïcité à la française.

Selon vous, tous ces jeunes ne sont donc partis ni dans l’idée de refaire « la guerre d’Espagne », ni dans un but suicidaire. Pourquoi ?

Une explication dominante dans le débat public ces dernières années a consisté à dépeindre le djihadisme comme l’expression d’une vilaine mode, d’un nihilisme. N’ayant plus rien à perdre ni à gagner, ses adeptes auraient jeté leur dévolu sur l’idéologie la plus radicale sur le marché, que proposait Daech. Sous-entendu, dans un autre contexte, ou à une autre époque, cela aurait été une autre cause plus en vogue. Cette approche fait totalement l’impasse sur les dynamiques territoriale, idéologique et religieuse précitées propres au djihadisme européen et que ces individus vont transposer, à plus grande échelle, en Syrie.

Vous parlez à ce titre d’« étés djihadistes ». Que voulez-vous dire ?

En fait, il y a eu trois phases de départs vers la Syrie qui ont chacune correspondu à des profils et des modes d’intégration différents, directement liés à l’évolution de la crise syrienne. Ces changements se sont surtout produits l’été, car c’est à cette saison que la crise syrienne a empiré.
Les manifestations en Syrie ont débuté au printemps 2011 et, à l’été, le pays entre en guerre civile. A l’été 2012, le conflit se confessionnalise et l’opposition à Bachar Al-Assad est en proie à la djihadisation d’une partie de ses effectifs : c’est l’arrivée du groupe Jabhat Al-Nosra, affilié à Al-Qaida. A l’été 2013, c’est la rupture entre Jabhat Al-Nosra et Daech. A l’été 2014, ce dernier, devenu autonome, proclame le « califat ». Il atteint son apogée un an plus tard avant de s’effondrer entre les étés 2016 et 2018. A l’été 2019, il a disparu et se pose l’épineuse question du devenir des combattants européens encore sur zone.

Pourriez-vous décrire ces vagues successives ?

La première vague de djihadistes à l’été 2012 était composée des pionniers investis dans la cause en France depuis les années 2000. Arabophones pour la plupart, très idéologisés, ils disposaient de contacts au sein des réseaux syro-irakiens depuis plusieurs années, ce qui a facilité leur prise en charge sur place. Ils savaient très bien où ils allaient, ce qu’ils allaient faire, et ils partaient avec de l’équipement paramilitaire. C’était tout sauf de l’humanitaire.
Ils se voyaient comme des bâtisseurs d’un nouvel ordre moral en Syrie, un territoire où imposer la charia et leur mode de vie salafo-djihadiste sur le dos des locaux. Pour eux, l’émigration au Levant – ou hijra – représentait bien plus que le djihad : elle était la réalisation de leur fantasme salafiste conçu dans les enclaves en France, et cette vision de l’islam va s’entrechoquer avec celui pratiqué sur place, y compris dans les organisations islamistes et djihadistes.

Un phénomène qui a été mal analysé par les autorités françaises, selon vous ?

Oui. Jusqu’aux attentats de janvier 2015, une partie de la hiérarchie policière considère qu’il vaut mieux laisser ces hommes dangereux partir se faire tuer au Levant plutôt que poursuivre leur prosélytisme dans les quartiers ou en prison. Sauf qu’ils n’allaient pas en Syrie pour y trouver la mort, mais pour édifier un « Etat islamique »…
Ils s’y rendaient en éclaireurs pour, une fois sur place, faire venir un maximum de leurs connaissances et les intégrer au sein des organisations combattantes. Et donc, plus le djihadisme prenait de l’ampleur en Syrie et plus les dynamiques de départ enflaient en France. Les autorités se faisaient l’idée d’un réservoir de djihadistes français qui se vidait en Syrie alors qu’il s’agissait de cellules souches qui se scindaient en deux et grossissaient parallèlement…
Un exemple typique est celui des frères Clain. L’aîné, Jean-Michel, parti en décembre 2012, est nommé « émir » à peine arrivé à Tall Abyad, dans le nord de la Syrie. On lui donne des gardes du corps, un pick-up, et il doit mettre à disposition son réseau. Fabien, tout juste sorti de prison, est resté en France et rabat vers son frère un maximum de candidats au départ en Syrie. C’est ce genre d’individus qui ouvriront la porte aux gros bataillons des deuxième et troisième vagues.

Comment expliquer que le phénomène des départs ait été croissant malgré les exactions sur zone ?

Pour deux raisons. D’une part, parce que les dynamiques enclenchées par les pionniers en 2012 vont s’amplifier à mesure que les cercles des volontaires s’élargissent. Elles vont toucher un public de plus en plus jeune, moins conscient de la réalité syrienne, mais attiré par l’utopie « califale ». D’autre part, parce qu’en juin 2014, Daech transforme le modèle sur lequel reposait le djihad global. En prétendant instaurer un « califat » islamique vers lequel obligation est faite d’immigrer pour tous les musulmans, les djihadistes, pour la première fois, font le pari du grand nombre.
« Le “califat” rêvé est devenu une immense prison à ciel ouvert avec les méthodes classiques d’un régime totalitaire au service de son expansion »
A partir de là, Daech va attirer sur son sol et par tous les moyens ceux que le recrutement ultra-sélectif d’Al-Qaida avait pour but de laisser de côté : les convertis récents, les psychopathes, mais aussi les femmes, qui font leur arrivée en Syrie par dizaines. L’EI a même les moyens, alors, de mettre en place des « bots » [robots] pour noyer ses contradicteurs sur les réseaux sociaux ou toute forme de résonance négative sur ce qui se passe sur le terrain.
A la sélection en amont, Daech préfère le contrôle absolu sur le volontaire qui franchit les portes de son « califat ». Sur son territoire, l’organisation exerce un pouvoir total sur lui, le « califat » va se transformer en piège à rongeurs. Contrairement aux pionniers qui ont reçu des responsabilités, les djihadistes des deuxième et troisième vagues vont être surexposés aux combats. Certains voudront fuir, d’autres joueront le jeu et grimperont dans la hiérarchie. Ce n’est alors plus du tout le « califat » rêvé, mais une immense prison à ciel ouvert avec les méthodes classiques d’un régime totalitaire au service de son expansion.

Comment une telle « dystopie » – c’est votre mot – a-t-elle été possible ?

Elle a été rendue possible par l’aveuglement millénariste de beaucoup de volontaires, persuadés d’être du bon côté de l’histoire et que la guerre en Syrie correspondait à la fin des temps. Ils se sont pris le mur de la réalité. Daech avait par ailleurs organisé son territoire entre des zones de front et des « zones familiales » à l’arrière, selon un mode « genré ». Les hommes servaient de chair à canon au combat et les femmes étaient cantonnées à des fonctions de reproductrices.
Elles servaient à la jouissance des combattants. Mais à l’arrière, elles « ne sentaient pas la guerre », comme me l’a raconté l’une d’elles. C’est pour cela qu’elles ont été les meilleurs recruteurs de l’EI sur Internet. Elles étaient aussi frustrées de ne pas pouvoir prendre les armes. Elles ont donc été malgré elles de formidables agents remobilisateurs quand leurs maris rentraient du front.
« Les dijhadistes que j’ai interrogés considèrent que l’EI a été le mauvais véhicule sur la route du “califat”, mais que cette route était la bonne »
A l’arrière, les djihadistes étrangers étaient regroupés par nationalité et coupés des Syriens. C’est une forme de colonisation dans un environnement où ils étaient maintenus dans une position de « dominants ». Mais au moindre écart avec l’ordre djihadiste, ils en subissaient toutes les vicissitudes. Ce fonctionnement extrême a poussé certains des plus convaincus à rentrer en France. Ils ont préféré y purger plusieurs années de prison plutôt que de rester quelques jours de plus dans leur « califat ».

Malgré son échec, le « califat » demeure un ferment très fort chez les djihadistes incarcérés. Pourquoi ?

Parce qu’ils distinguent Daech du djihadisme en tant que tel. Ce qui ressort de mes entretiens avec eux, c’est qu’ils considèrent que l’EI a été le mauvais véhicule sur la route du « califat », mais cette route, à leurs yeux, était la bonne. Malgré son ultraviolence, l’expérience syrienne a souvent validé leur engagement djihadiste. En fait, pour la première fois, ils ont eu l’impression de toucher du doigt leur fantasme, à savoir l’instauration d’une société régie par le dogme salafo-djihadiste.
Toutefois, ils reconnaissent des erreurs stratégiques. Cela peut paraître paradoxal, mais beaucoup de détenus critiquent par exemple aujourd’hui la façon dont ont été conduits les attentats à partir du 13 novembre 2015. Pour eux, ils ont été le début d’une fuite en avant qui a ensuite conduit aux bombardements de la coalition et à la perte du territoire de l’EI.

Comment se projettent aujourd’hui ces détenus ?

La plupart de ceux que j’ai interrogés entre 2014 et 2017 auront retrouvé la liberté d’ici à 2022. Parmi eux, une minorité seulement sont des doctrinaires, mais ils s’imposent comme des idéologues du djihad de demain. D’abord, ils ont entériné depuis 2016 l’échec de Daech. Ensuite, ils considèrent que le rapport de force a aujourd’hui basculé en faveur de l’Etat français. Enfin, ils estiment qu’il faut profiter de la prochaine décennie pour reconfigurer les forces futures. Contrairement aux travaux, souvent inspirés des thèses de Michel Foucault, qui considèrent que la prison est un lieu de domination, d’isolement avec le monde extérieur, qui broie l’être humain, pour les djihadistes, elle n’est pas coupée de la société et s’apparente à une sorte de super-enclave, un espace de recomposition pour la mouvance en déroute, à mi-chemin entre les quartiers et la Syrie.
Leur calcul est le suivant : il y avait 2 000 Français impliqués dans les réseaux de l’EI, et ils ont perdu. D’une part en raison des méthodes décrites plus haut, mais aussi parce qu’ils n’ont pas réussi à mobiliser au-delà des plus convaincus.
« A leurs yeux, les musulmans français sont “trop français”, trop pétris de l’idéal républicain, barrière majeure à l’expansion des cercles sympathisants »
Aujourd’hui, les doctrinaires veulent donc suspendre temporairement les attentats afin de consolider leurs rangs et dépasser les capacités de l’Etat dès qu’une opportunité se présentera, ce qui ne veut pas dire qu’ils seront suivis par l’ensemble des djihadistes comme l’attestent certains passages à l’acte récent. D’ailleurs, en prison, la plupart reprennent des études, jusqu’à narguer parfois les surveillants moins diplômés. Cela explique aussi qu’on soit sorti de cette période, marquée par les attentats entre 2015 et 2017, presque aussi vite qu’on y était entré.

Quelles stratégies pourraient mettre en place ces adeptes du « salafo-djihadisme » ?

Les djihadistes sont à l’aise dans l’enclavement territorial et communautaire. Ils vantent à cet égard les modèles belge et britannique qui leur paraissent plus perméables à leur stratégie à long terme. Ils ont noté que le maillage territorial de l’Etat français a été un de leurs obstacles. Ils s’en prennent violemment aux musulmans français qui, à leurs yeux, sont « trop français », trop pétris de l’idéal républicain. Ils considèrent que c’est une barrière majeure à l’expansion des cercles sympathisants. Aussi, pour eux, le moyen d’élargir leurs rangs consisterait à salafiser l’islam et djihadiser le salafisme. Pour cela, ils n’hésitent pas à promouvoir des modes d’action « fréristes » tels que la création d’associations loi 1901, ou le développement d’écoles hors contrat, etc.

Tout cela vous paraît-il réaliste ?

Rien ne dit que cela va se passer, mais il est nécessaire de comprendre ce qu’ils projettent. C’est-à-dire, dans la phase actuelle, le discrédit de la démocratie par tous les moyens autres que les attentats à leur disposition (débat politique, judiciaire, etc.). Depuis près de vingt ans, les djihadistes ont bénéficié d’une asymétrie : ils connaissaient mieux le fonctionnement des sociétés « ennemies » dont ils étaient issus que celles-ci ne comprenaient leurs actions.
On confond souvent le djihadisme et le terrorisme. Or ce dernier n’est qu’un moyen pour les djihadistes. Leur objectif in fine, c’est un territoire où sont appliquées les règles de ce qu’ils considèrent être la charia.
Même si on peut débattre de certaines mesures, l’Etat a aujourd’hui très bien pris en compte le risque sécuritaire lié au djihadisme. C’est bien moins vrai du défi sociétal, politique et intellectuel qu’il pose. Il faut sortir des débats binaires entre hystérisation généralisée sur l’islam et occultation de la réalité sociale du djihadisme. C’est l’enjeu de la décennie 2020. Il faut comprendre d’où vient le djihadisme pour savoir où il va.

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