Comment séparer les actes managériaux indispensables à la survie de l’entreprise et l’infraction pénale de harcèlement moral, constituée par une politique d’entreprise et d’organisation du travail, interroge le juriste Jean-Emmanuel Ray dans sa chronique.
Jean-Emmanuel Ray Professeur à l'école de droit de Paris-I-Panthéon-Sorbonne Publié le 8 janvier 2020
Comment séparer les actes managériaux indispensables à la survie de l’entreprise et l’infraction pénale de harcèlement moral, constituée par une politique d’entreprise et d’organisation du travail, interroge le juriste Jean-Emmanuel Ray dans sa chronique.
Avis d’expert « Droit social ». Le harcèlement managérial étant hiérarchiquement transmissible, il n’est pas étonnant qu’un juge pénal soit appelé à se prononcer sur la responsabilité personnelle des véritables décideurs. Et rien de nouveau dans le constat qu’un acte managérial banal puisse constituer un délit pénal : ainsi d’une discrimination sur le sexe, ou l’appartenance syndicale lors d’une mobilité.
Plus délicat : dans le western qu’est devenue la vie des grandes entreprises soumises à une féroce concurrence, comment séparer, particulièrement en cas d’urgence, les actes managériaux indispensables à la survie de l’entreprise et « l’infraction pénale de harcèlement moral, constituée par une politique d’entreprise et d’organisation du travail », pour reprendre les termes de la procureure de la République ?
Le jugement du tribunal correctionnel de Paris du 20 décembre 2019 condamnant pour harcèlement moral les trois plus hauts dirigeants de France Télécom (PDG, DG, DRH), un groupe de plus de 100 000 personnes, à une peine de prison de douze mois (dont huit avec sursis) fera donc date ; même si ce contentieux se terminera véritablement dans trois ans devant la chambre criminelle de la Cour de cassation.
D’abord, car le procès ne s’est pas tenu devant un conseil de prud’hommes, où la preuve du harcèlement est légalement facilitée, la chambre sociale de la Cour de cassation ayant, dès le 10 novembre 2009, créé le harcèlement managérial « mis en œuvre par un supérieur hiérarchique », mais devant une juridiction pénale, où, quel que soit le tohu-bohu médiatique, doivent régner l’interprétation stricte des textes et la constitutionnelle présomption d’innocence. Le choix de ce terrain, efficace en termes médiatiques, était donc risqué.
Le jugement fera également date par sa créativité : sortir d’une logique individuelle (dans toute entreprise existent des manageurs toxiques et des salariés fragilisés) pour constater la mise en place d’une nouvelle organisation collective « ayant pour objet ou pour effet d’altérer la santé physique ou mentale » (article 222-33-2 du code pénal).
Prévenir, sensibiliser, former
Au-delà du contexte très spécifique rappelé par le jugement (« dualité des statuts, ouverture à la concurrence, poids de la dette »), le décalage essentiel réside dans la gestion du temps. Dans une entreprise en difficulté, les dirigeants veulent aller vite, sans toujours penser à l’indispensable accompagnement de ces très rudes changements sur le plan collectif mais aussi individuel, a fortiori lorsqu’il s’agit de collaborateurs à forte identité professionnelle. Avec les conséquences humaines dramatiques que l’on connaît et des effets de réputation dévastateurs.
Que faire ? Il faut d’abord prévenir, dans l’intérêt bien compris des deux parties, en négociant avec les syndicats un accord sur la qualité de vie au travail : car bien faire son travail et bien-être au travail sont évidemment liés, avec des effets sur l’absentéisme, le turnover, etc. A fortiori depuis la loi Pacte du 22 mai 2019 (« la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité »), mieux former nos étudiants futurs cadres dirigeants aux sciences sociales ; et leur faire vivre une réelle car longue expérience de travail d’exécution, donc de subordination sur le terrain.
Assurer la présence d’un RH, généraliste, dans un périmètre à taille humaine (de 200 à 300 salariés), avec pour correspondant un « représentant de proximité » des salariés, créé par accord collectif. Enfin, sensibiliser chaque cadre de proximité, celui qui côtoie quotidiennement et physiquement chacun de ses collaborateurs. Car « aucun homme n’est une île » (John Donne, 1624).
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