Les scientifiques ont longtemps refusé de parler d’émotions à propos des animaux. Le problème tient à la confusion entre émotions et sentiments. Les émotions sont des états physiques et mentaux en réaction à l’environnement. Les sentiments sont l’interprétation subjective qu’on en fait.
Publié dans le magazine Books, juin 2019. Par April Cashin-Garbutt
© Michel Gunther / Biosphoto
Selon certaines études, le chimpanzé possède toute une gamme d’expressions faciales. Ici lors d’un test d’identité au Centre de primatologie de l’université Louis-Pasteur, à Strasbourg.
La Dernière étreinte. Le monde fabuleux des émotions animales… et ce qu’il révèle de nous par Frans de Waal, Les liens qui libèrent, 2018
Comment définissez-vous les émotions et en quoi se distinguent-elles des sentiments ?
Les émotions sont des états du corps et de l’esprit. Les psychologues ont tendance à oublier le corps parce qu’ils se concentrent davantage sur les sentiments quand ils interrogent les gens dans le cadre d’une enquête.
Les émotions sont des états du corps en réaction à l’environnement. Elles se manifestent notamment par une modification de la tension artérielle, de la température corporelle, du rythme cardiaque. Quand nous décrivons nos émotions, nous faisons souvent référence à nos viscères, nous parlons par exemple de notre ventre ou de notre cœur. Il y a un grand spectre d’émotions, mais les principales sont la peur, la colère, l’amour…
Les sentiments relèvent davantage d’une évaluation subjective, et toutes les émotions ne parviennent pas au stade du sentiment. Les sentiments supposent à la fois d’éprouver des émotions et de les interpréter.
Le stade du sentiment est beaucoup plus difficile à appréhender, et cela a souvent servi à discréditer l’idée des émotions animales, au motif que nous ne saurons jamais ce que ressentent les animaux. C’est sans doute vrai, mais nous devrions être en mesure de déterminer ce qu’on appelle la « valence ».
Les sentiments ont deux dimensions : l’une est le degré d’intensité, l’autre est la valence : ils sont positifs ou négatifs. Nous pouvons mesurer ces deux dimensions chez les animaux, car ceux-ci modifient leur comportement selon que l’expérience est positive ou négative. Donc même si nous ne saurons jamais exactement ce que ressent un animal, nous pouvons y accéder au moins en partie.
Pourquoi l’étude scientifique des émotions a-t-elle si longtemps été taboue ?
C’est presque entièrement dû aux béhavoristes américains, qui ont décidé à un moment donné que nous ne pouvions travailler qu’à partir de faits observables et que nous devions nous interdire de parler de l’inobservable. Ils avaient une conception très mécaniste des animaux : de leur point de vue, tout ce que font les animaux est un enseignement tiré de leurs expériences, positives ou négatives. Le problème de cette conception est que la science est pleine de phénomènes inobservables. Nous parlons de modèles tels que l’évolution, la dérive des continents, la théorie de l’esprit [le fait de se représenter ce que pense l’autre], autant de phénomènes qui échappent largement à l’observation directe. Nous nous fondons sur des indices pour émettre l’hypothèse que quelque chose s’est produit. Il nous faut procéder de la même façon avec les sentiments et les émotions : le fait que nous ne puissions pas les observer ne nous empêche pas d’en postuler l’existence.
Comment ce tabou a-t-il entravé la recherche sur les animaux dans ce domaine et pourquoi cette conception est-elle aujourd’hui dépassée ?
Il y avait aussi un autre tabou : la cognition, l’idée que les animaux pensent. Or nous avons connu ces vingt-cinq dernières années une révolution dans la recherche cognitive. Du coup, le béhaviorisme a perdu de son emprise, et nous assistons aujourd’hui à une révolution concernant les émotions animales.
Cette révolution est en partie due aux neurosciences. Quand vous étudiez la peur au niveau de l’amygdale dans le cerveau du rat et que vous l’extrapolez à l’homme, vous partez du principe que vous avez affaire au même type d’émotion.
Les neuroscientifiques ont brisé le tabou, en partie du moins, et les chercheurs qui étudient le comportement des animaux ont moins de réticences à parler d’émotions à leur propos.
En quoi l’étude des émotions animales est-elle un complément nécessaire à l’étude du comportement ?
Parce que les émotions organisent le comportement. Pensez à des réactions provoquées par la peur comme le tremblement ou la fuite. Comment les comprendre ? La peur est liée à une évaluation de l’environnement et à des stimuli, ce qui conduit à la réaction appropriée. Si, par exemple, un singe voit un serpent dans l’herbe, il s’empresse de grimper à un arbre ; mais s’il voit un oiseau de proie, ce n’est pas forcément la meilleure chose à faire. Les animaux doivent déterminer la meilleure réaction en fonction des circonstances : on voit que c’est une combinaison de cognition et d’émotions qui organise le comportement. Je ne pense pas que l’on puisse comprendre le comportement animal sans intégrer les émotions, qui en sont les ressorts.
Notre compréhension de l’expression des émotions a-t-elle avancé depuis Darwin ?
On a beaucoup progressé dans la recherche sur les expressions faciales. Darwin n’avait fait qu’effleurer le sujet. À présent, nous avons même des études sur les expressions faciales chez les souris. Elles ont une expression faciale différente quand elles éprouvent de la douleur, et leurs congénères la reconnaissent. Une autre étude souligne la même chose chez le rat.
Comparés aux primates, les rongeurs ne possèdent pas une grande panoplie d’expressions faciales. On a longtemps dit que les humains ont beaucoup plus de muscles du visage que les chimpanzés, parce que nous avons besoin d’une plus grande variété d’expressions faciales. Mais des études anatomiques récentes montrent que le chimpanzé a exactement les mêmes muscles faciaux que l’homme. Nous devons en conclure que le chimpanzé possède toute une gamme d’expressions faciales, certaines très subtiles.
Beaucoup d’études sur les expressions faciales font appel aux écrans tactiles. On montre à des singes et à des chimpanzés des visages sur l’écran, et on leur propose de choisir entre ces visages. On a fait beaucoup de progrès dans ce domaine. Il y a aussi une nouvelle technique, l’oculométrie, qui permet de voir quelles parties du visage les primates regardent, lesquelles sont importantes pour eux.
À votre avis, somme-nous suffisamment intelligents pour comprendre à quel point les animaux le sont ?
Je suis un optimiste, donc je pense que oui. Mais nous ferions bien de faire preuve d’un peu plus d’humilité et de moins nous focaliser sur l’humain. Trop d’études sur l’intelligence animale se placent dans une perspective humaine. Un exemple : lors d’une expérience destinée à savoir si les éléphants peuvent utiliser des outils, des chercheurs sont partis du principe qu’ils se serviraient de leur trompe comme nous l’aurions fait de notre main pour saisir l’outil proposé. Ils ont mis de la nourriture à l’extérieur de l’enclos et donné aux éléphants un outil leur permettant d’y accéder. Mais les éléphants n’en ont rien fait, et les chercheurs ont conclu qu’ils ne savaient pas se servir d’outils.
Puis une autre équipe a conçu une expérience différente. Les chercheurs ont suspendu de la nourriture très haut et ont donné aux éléphants des boîtes qu’ils pouvaient déplacer. Les éléphants ont déplacé les boîtes et sont montés dessus pour atteindre la nourriture. Ils sont donc capables de faire usage d’un outil, mais pas en servant de leur trompe.
La trompe n’est pas simplement un organe de préhension pour l’éléphant, c’est aussi un organe olfactif, et les éléphants, dans l’expérience évoquée, n’avaient pas envie de l’obturer avec le bâton destiné à servir d’outil.
Si l’on veut extrapoler à partir du comportement humain, il faut tenir compte du fait que nous avons affaire à un animal différent, à un corps différent, ce qui implique des règles différentes. C’est moins un problème avec les chimpanzés. Mais si vous expérimentez avec un poulpe ou un oiseau, il faut tenir compte de ces règles très différentes. L’un des problèmes dans le domaine de la cognition animale est que l’on tire de grandes conclusions à partir de résultats négatifs ; un résultat négatif ne signifie souvent pas grand-chose.
Quel pourrait être l’apport de l’apprentissage automatique ?
L’apprentissage automatique est fondé sur le même principe des expériences positives et négatives. On a vu apparaître un nouveau domaine de recherche, les émotions machine : le but est de tenter de doter les robots d’émotions, afin de les rendre capables d’interagir avec des humains et de lire leurs émotions.
Un autre but découle du fait que les émotions organisent le comportement. Pour faire en sorte que les robots aient des réactions qui nous soient compréhensibles, les experts réalisent qu’il faut leur conférer des états émotionnels.
Il y a déjà des robots dans un laboratoire portugais qui jouent aux échecs avec des enfants. Le robot ressemble à un humain et est assis de l’autre côté de l’échiquier. Il lit les expressions du visage de l’enfant et interprète le ton de sa voix de façon à répondre de manière appropriée, par exemple en manifestant de la compassion ou au contraire un esprit de compétition, en fonction des réactions de l’enfant.
Que nous réserve à l’avenir l’étude des émotions animales et, en particulier, de l’empathie ?
Nous commençons tout juste à travailler sur l’empathie, qui est aussi l’un des grands sujets du moment chez l’homme. De façon plus générale, les émotions sont l’avenir de la recherche sur les comportements animaux. Et, en raison du tabou qui a si longtemps pesé sur ce domaine, je pense que nous pourrons réinterpréter une bonne partie de nos comportements sous l’angle des émotions. La recherche sur les animaux pourrait nous aider à comprendre pourquoi certaines émotions ont évolué.
Quand nous avons commencé à travailler sur le sens de l’équité chez les singes, personne n’imaginait que ce sens pouvait avoir une base évolutionnaire chez d’autres espèces. Les philosophes avaient fait du sens de l’équité une question extrêmement abstraite qui, dans leur esprit, elle ne pouvait s’expliquer que par la raison et la logique. D’où une forte résistance initiale à l’idée que des singes pouvaient eux aussi avoir cette faculté.
Maintenant que nous disposons d’éléments et que nous commençons à les analyser, nous pouvons nous mettre à réfléchir aux avantages que confère ce sens de l’équité, à ses raisons d’être. Cela conduit à une manière de penser plus fonctionnelle. Au lieu d’établir simplement que les humains ont un sens de la culpabilité, de l’équité ou de la justice, la question devient : comment ces facultés ont-elles évolué, en quoi sont-elles utiles, quels effets ont-elles ?
Le sens de l’équité est fondé sur une émotion, l’envie, surtout en lien avec la coopération. Si, par exemple, nous avons fait quelque chose ensemble et que vous en tirez un plus grand avantage que moi, je serai envieux.
De mon point de vue, l’envie est à la base du sens de l’équité. Tout le monde n’est pas d’accord. Ainsi, le philosophe John Rawls a écrit un livre sur la « théorie de la justice » (1971) dans lequel il a laissé volontairement de côté l’envie, y voyant une émotion primitive. Il a tenté d’expliquer le sens de l’équité en se fondant uniquement sur des principes logiques : pourquoi nous devons faire ceci et non cela.
Pour ma part, je ne vois pas comment le sens de l’équité pourrait exister s’il n’y a pas l’envie à l’arrière-plan. Pourquoi une société se soucierait-elle d’équité si des gens n’étaient pas parfois envieux d’autrui ? Si nous n’éprouvions pas d’envie du tout, pourquoi se soucierait-on de voir qu’une personne possède un peu plus que nous ? Je pense que les émotions doivent être replacées au cœur de la discussion.
Quels conseils donneriez-vous aux neuroscientifiques qui étudient le comportement animal ?
Je suis toujours frappé de voir à quel point les neuroscientifiques sont meilleurs en neurosciences qu’en étude du comportement. Comme je suis un chercheur en sciences du comportement et non un neuroscientifique, je m’intéresse toujours aux indicateurs comportementaux employés par les chercheurs. Ils sont parfois intéressants et subtils mais souvent extrêmement simplistes.
Les rats, par exemple, sont des animaux sociaux très évolués, dont le comportement recèle de nombreuses subtilités. J’ai travaillé sur des rats quand j’étais étudiant. Ils sont très coopératifs. Évaluer leur niveau d’activité, voir s’ils restent ou pas sur telle plate-forme, s’ils se souviennent où est telle plate-forme sont déjà des activités éprouvantes et finalement peu intéressantes de mon point de vue, parce qu’elles n’exploitent pas la richesse de la vie d’un rat. Il serait bon à mon sens que les neuroscientifiques reçoivent une formation poussée en comportement.
— Cet entretien est paru sur le site du Sainsbury Wellcome Center le 5 décembre 2017. Il a été traduit par Olivier Postel-Vinay et revu par Frans de Waal.
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