C’est un phénomène méconnu : chez les personnes touchées par la synesthésie, deux sens s’associent au point de s’emmêler. Musiciens et synesthètes, ils racontent ce qui change quand on voit la musique en couleurs.
«Sur le début du morceau, je vois du bleu, du jaune. Et aussi un peu de rose.» Dans le salon de son appartement du Xe arrondissement de Paris, la chanteuse Sônge se livre à un drôle d’exercice : alors que passe un des morceaux de son premier album, sorti en mars, la jeune femme décrit en temps réel les couleurs qu’elle visualise en l’écoutant. D’un coup, la mélodie change, allant vers des nuances plus dissonantes, un peu mélancoliques. Elle se redresse d’un coup : «Ah là, sur cet accord, on part direct sur du mauve.
Sans hésitation !» En fonction des mélodies qu’elle entend, la chanteuse parisienne visualise des couleurs spécifiques dans sa tête. Mauve pour les harmonies plutôt mineures, argentées pour celles dans la gamme de fa, cuivré pour des musiques plus chaudes. «C’est quelque chose que j’ai depuis toute petite, se rappelle-t-elle. J’avais même fait plus jeune un classement des couleurs que je voyais le plus en écoutant des disques ou en regardant des films : vert-gris-bleu pour certains artistes comme Björk, cuivré pour Ben Harper, et mauve pour des choses plus mélancoliques.» Elle sourit : «Quand je rentrais le soir chez moi je ne me disais pas j’ai envie d’écouter tel ou tel artiste, mais je suis d’humeur vert-gris-bleu.»
Sans hésitation !» En fonction des mélodies qu’elle entend, la chanteuse parisienne visualise des couleurs spécifiques dans sa tête. Mauve pour les harmonies plutôt mineures, argentées pour celles dans la gamme de fa, cuivré pour des musiques plus chaudes. «C’est quelque chose que j’ai depuis toute petite, se rappelle-t-elle. J’avais même fait plus jeune un classement des couleurs que je voyais le plus en écoutant des disques ou en regardant des films : vert-gris-bleu pour certains artistes comme Björk, cuivré pour Ben Harper, et mauve pour des choses plus mélancoliques.» Elle sourit : «Quand je rentrais le soir chez moi je ne me disais pas j’ai envie d’écouter tel ou tel artiste, mais je suis d’humeur vert-gris-bleu.»
A chaque note sa couleur
Comme d’autres musiciens, Sônge est atteinte de synesthésie : ses sens auditifs et visuels se mélangent lorsqu’elle écoute de la musique, lui permettant de visualiser des couleurs en fonction de ce qu’elle écoute. On recense une centaine de formes de synesthésies différentes (chiffres-couleurs, mots-goûts, odeur-couleur…) dont l’association musique-couleur (aussi appelée chromesthésie) que l’on retrouve le plus souvent chez les musiciens. Un phénomène moins rare qu’on pourrait le croire (jusqu’à 15 % de la population serait touchée selon les scientifiques) notamment chez les artistes. En 1871, Arthur Rimbaud rédige Voyelles, un poème dans lequel il associe des lettres à des couleurs. Quelques années plus tard, Kandinsky se déclare lui aussi synesthète après avoir vu des couleurs lors d’un opéra de Wagner en 1911. Aujourd’hui, des stars de la musique telles que Pharrell Williams, Lorde ou Kanye West se déclarent elles aussi atteintes du syndrome.
«La synesthésie est un phénomène réel, affirme Amanda Tilot, chercheuse en neurosciences à l’Institut de psycholinguistique Max-Planck aux Pays-Bas. Il n’est pas facile à étudier car il se base sur des perceptions. Certaines personnes peuvent donc être synesthètes sans s’en rendre compte, tandis que d’autres peuvent prétendre l’être sans que ce soit le cas. Mais le vrai synesthète ne triche pas : il est capable de voir des couleurs très précises pour chaque sonorité.» C’est justement le cas du chanteur de folk canadien Leif Vollebekk, auteur de trois albums sur le réputé label Secret City Records : une couleur spécifique lui vient à l’esprit pour chaque note de musique. Il se retrouve alors à peindre une sorte de toile musicale dans son processus de composition. «Je vois le do avec du blanc, le sol avec du orange, le la avec du jaune… Lorsque je compose une chanson, je me retrouve à mélanger toutes ces couleurs pour en former une nouvelle, un peu globale, que je vais éclaircir ou assombrir sur la toute fin.» Il résume : «Tous les gens qui l’ont pensent que c’est commun, tandis que ceux qui ne l’ont pas te regardent bizarrement ou pensent que tu es métaphorique. C’est juste une manière différente d’écouter et de se représenter la musique.»
Une hyperconnexion entre neurones ?
Les témoignages de nombreuses personnes associant plusieurs de leurs sens ont poussé la recherche à étudier le phénomène. Ces dernières années, de réelles avancées ont été réalisées dans la compréhension de la synesthésie. La chercheuse Amanda Tilot a ainsi participé à une étude remarquée par la communauté scientifique en mars 2018 : pour la première fois, les résultats de son équipe ont prouvé que le phénomène pouvait bel et bien être d’origine génétique. Elle explique : «Nous avons étudié trois familles sur trois générations, dont certains membres étaient synesthètes, et nous avons analysé leurs ADN.» L’équipe de recherche n’a trouvé aucun «gène de la synesthésie» commun aux personnes atteintes du phénomène, mais elle a remarqué autre chose : «Ils avaient tous des légères modifications sur six gènes qui agissent sur la connexion entre les neurones, dont ceux des zones auditives et visuelles.» La synesthésie pourrait donc venir d’une hyperconnexion entre les neurones, par exemple de la vue et de l’ouïe, causant ensuite l’apparition d’images ou de couleurs lorsque l’individu écoute de la musique.
Ce qui n’explique pas réellement pourquoi les musiciens et les artistes sont particulièrement touchés par le phénomène. Amanda Tilot avance une hypothèse : «Les gens qui parviennent à voir des couleurs en entendant de la musique vont forcément être naturellement plus inspirés. Leurs sensations sont un peu plus développées que la norme, ce qui pousse plus facilement ces personnes à se tourner vers l’artistique pour créer.» Leif Vollebekk confirme : «Je ne sais pas si je ferais de la musique si je ne voyais pas de couleurs. J’écris des chansons parce que j’arrive à les visualiser dans ma tête. Et j’ai envie de retranscrire ça en musique pour les autres.»
La création artistique pourrait en tout cas favoriser le développement de la synesthésie, comme l’explique Elliot Freeman, chercheur en neurosciences à l’université de Londres, qui a étudié le phénomène chez les musiciens l’an dernier : «Faire de la musique peut aider à développer la synesthésie d’une personne déjà atteinte du phénomène sans qu’elle s’en soit forcément rendu compte auparavant. Lorsqu’on est dans un groupe ou un orchestre, on associe plusieurs sens comme l’ouïe avec la vue pour regarder le chef d’orchestre, ou réaliser des mouvements sur son instrument.»Il ajoute : «Cela va alors développer cette hyperconnexion entre les sens, et pourquoi pas l’améliorer. On peut naître avec une potentielle synesthésie, mais il faut la découvrir et la développer. C’est ce que la musique et la création artistique en général permettent.»
«Ça sonne un peu trop vert !»
Le producteur électronique parisien Crayon a choisi Post Bluecomme titre d’album de son dernier disque l’an dernier, un moyen d’évoquer la fin d’une dépression, mais aussi d’exprimer son désir d’aller explorer de nouvelles couleurs. Comme d’autres artistes, il est sujet à la synesthésie. Et l’utilise dans sa création : «La synesthésie m’aide énormément dans la composition musicale. Quand je compose, je vais passer par plein de couleurs. Et ce mélange va donner une couleur globale qui va me permettre de visualiser mentalement si j’aime mon morceau ou pas. Sur ce disque en particulier, je voulais justement sortir d’une couleur que j’utilisais beaucoup, le bleu.» Plus qu’une simple sensation, la synesthésie est pour les artistes concernés un moyen concret d’emmener leur musique ailleurs.
Ce n’est pas la chanteuse Sônge qui va dire le contraire. Elle explique, depuis son appartement : «Quand je compose, je pense aussi par rapport aux couleurs. Mais des fois ça crée des incompréhensions.» Elle se met à sourire : «Je suis en studio avec un producteur, je ne fais pas attention, et je lui dis : "Dis donc, ça sonne un peu trop vert." On me regarde un peu bizarrement !» Ce qui ne l’empêche pas de déjà plancher sur un second album. Ses inspirations ? «Je suis partie à Cuba il y a un an et demi, et j’y ai découvert un bleu dans l’océan que je n’avais jamais vu de ma vie. C’est une couleur que je vois maintenant en écoutant de la musique. Pareil l’hiver dernier : j’ai découvert des turquoises incroyables en voyageant à Tahiti. De retour à Paris, ça m’a inspiré un morceau du prochain album.» Avec les synesthètes, l’inspiration est partout. Il suffit de suivre leur regard.
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