Depuis son lancement, le programme Altérité a accueilli 18 hommes. Photos Raphaël Helle. Signatures pour Libération
A Besançon, le projet Altérité accueille des hommes en attente de procès ou déjà condamnés pour des violences sur leurs compagne ou enfants. Ils y alternent groupes de parole et suivi psychologique pour éviter la récidive et entamer une prise de conscience.
D’emblée, il prévient : il est bavard. On dirait plutôt intarissable. Tony (1), 30 ans, pourrait parler pendant des heures de la deuxième chance qu’on lui a offerte il y a trois mois. Poursuivi pour des violences envers sa femme et son fils, il a pu intégrer un centre d’accueil et d’hébergement pour auteurs de violences conjugales et intrafamiliales. Baptisé Altérité, le projet a vu le jour en octobre à Besançon (Doubs).
Dans ce département, les violences intrafamiliales représentaient un tiers des violences totales enregistrées en 2017. L’objectif est d’éloigner les auteurs présumés ou déjà condamnés du domicile de leur victime, explique Sébastien Girin, responsable du centre : «C’est une manière d’éviter une double peine pour les victimes, qui se retrouvent souvent dans des situations traumatisantes quand elles sont obligées de partir. Et cela a aussi des conséquences sur les enfants, éloignés de leur école ou de leurs copains.»
«Des choses à exprimer»
Deux types de profils sont accueillis dans ces quinze logements autonomes, toujours sur décision de justice : des auteurs déjà condamnés pouvant bénéficier d’un aménagement de peine ou des hommes sortant de garde à vue, placés sous contrôle judiciaire dans l’attente de leur procès. C’est le cas de Tony, qui lâche : «Après ma garde à vue, c’était soit l’incarcération [en détention provisoire, ndlr] soit un placement ici. En prison, je me serais suicidé.»Il préfère ne pas nous recevoir dans son petit appartement meublé, mis à sa disposition en échange d’une participation aux frais d’hébergement de 80 euros par mois. Trop intime. Alors c’est dans la salle commune où se tiennent d’ordinaire les groupes de parole et ateliers de médiation qu’il se raconte, un brin nerveux.
Griffonnés sur un tableau laissé dans un coin de la pièce, des schémas symbolisent l’engrenage de la violence, ou les membres du couple dans des cercles : chacun dans un rond, ils se rejoignent de temps à autre. «Ces dessins m’ont aidé à comprendre qu’on peut avoir des attentes différentes, parfois», commente Tony. Il préfère ne pas évoquer sa profession, par crainte d’être identifié. Sa jambe droite ne cesse de trembler. Son regard en revanche, reste fixé droit devant lui. «Fréquenter des taulards, je ne vois pas en quoi ça m’aurait aidé»,estime-t-il. Il ne cache pas en avoir eu besoin. Besoin d’être écouté, surtout : «J’avais des choses à exprimer, des sentiments. Je ne pouvais pas le faire avec ma femme. En fait, personne ne me comprenait.» C’est auprès de la psychologue de la structure et de l’assistante sociale, qu’il considère un peu comme des «grandes sœurs», qu’il a trouvé de l’attention. Chaque semaine, comme les autres hommes hébergés ici, Tony doit voir l’une et l’autre au moins une fois.
Son histoire, dit-il, est celle d’un couple passé de «l’usure psychologique» à un «environnement toxique». Tony et sa femme se sont rencontrés il y a huit ans, dans le pays du Maghreb où ils sont tous deux nés, qu’il préfère que l’on ne cite pas. Lui se dit amoureux, se marie, rêve de «reproduire le schéma de [ses] parents», restés ensemble jusqu’à la mort de son père. Au lieu de ça, la distance se creuse, petit à petit, entre les époux. Elle s’accentue après la naissance de leurs deux enfants. Les nuits se font chacun de son côté et les relations intimes sont rares. «Elle s’occupait des petits mais plus de moi… Elle les a accaparés. Moi j’aurais voulu qu’on passe du temps ensemble après mon travail, qu’on rigole, qu’on soit heureux. Amoureux», résume-t-il. Reproches et soupçons s’insinuent dans leur quotidien. Et laissent progressivement place à des conflits sur l’éducation des enfants, puis à des «violences verbales et psychologiques» :«Elle m’attaquait, je l’attaquais… On s’insultait. On s’est détruits.» Et Tony de craquer, en larmes : «J’ai l’impression d’avoir perdu huit ans de ma vie.»
«Susciter des déclics»
Il jure que les maltraitances étaient réciproques. Quand on lui demande s’il a déjà eu des gestes violents, Tony élude : «On s’est déjà bousculés, mais je ne suis jamais rentré bourré le soir, à taper sur ma femme jusqu’à plus soif.» Il reconnaît en revanche une«erreur», celle qui l’a conduit ici. Difficile de nier, de toute façon. «J’ai empoigné mon fils, ça a fait des marques. Ma femme a porté plainte», synthétise-t-il. Elle a aussi dénoncé des violences à son encontre, ce qu’il nie.«En une semaine, on vous colle une étiquette de bourreau. Alors qu’ils n’ont jamais manqué de rien, je les sortais au restaurant, j’ai toujours fait les courses», se défend-il. Au sein du dispositif Altérité, il a appris à prendre du recul.
«Pour intégrer le système, il faut que ces hommes soient volontaires, qu’ils aient véritablement envie de travailler sur eux. On essaie de susciter des déclics», observe Nadine Lacaille Berthelon, l’assistante sociale de l’Association départementale du Doubs de sauvegarde de l’enfant à l’adulte (ADDSEA), qui gère la structure. Avec en ligne de mire une volonté d’empêcher la récidive. Des centres de ce type, la France n’en compte pour l’heure qu’une petite poignée, tandis qu’au Canada, plus en pointe dans la prise en charge des auteurs de violences intrafamiliales, il en existe plus de 200, lancés dès le début des années 80. La France semble toutefois opérer un changement de paradigme ces dernières années, avec notamment la mise en place de stages de responsabilisation (prévus par la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes).
Pour Françoise Brié, directrice de la Fédération nationale Solidarité femmes (FNSF), «le suivi sociojudiciaire mais aussi psychologique des auteurs est essentiel, notamment pour ce qui est de la sécurité des femmes et des enfants. Y compris sur le long terme : au 3919 [numéro gratuit destiné aux victimes et géré par Solidarité femmes, ndlr], 20 % des femmes qui nous appellent le font à propos de violences commises par un ex-conjoint. Et pour la moitié d’entre elles, les faits ont été commis plus d’un an après la séparation». D’où la nécessité d’un travail en profondeur.
Au centre Altérité, outre les entretiens individuels, des ateliers de groupe sont aussi obligatoires. Pendant deux jours, à l’aide de cartes représentant les émotions ou des scènes de la vie quotidienne, les participants sont encouragés à évoquer leurs sentiments, leurs besoins, leurs peurs. Mais d’abord, ils doivent se familiariser avec la loi, ainsi qu’avec les stéréotypes de genre et la place de la victime. «Le regard de leurs pairs peut être enrichissant», souligne Nadine Lacaille Berthelon, qui se souvient notamment d’un militaire dont les propos avaient choqué les autres participants : «Il avait été repris par les autres, notamment quand il disait des choses comme "c’est l’homme qui porte la culotte" ou encore "c’est lui qui doit décider".»
«Donner des clés»
Lors de ces séances, Tony a lui aussi été interloqué par certains de ses voisins. Il se souvient : «Il y en a qui sont impulsifs. En les écoutant, je me disais parfois : "Si j’étais une femme, est-ce que ça me ferait peur ?"» Pour autant, il lui est aussi arrivé de penser que «la femme avait poussé son copain à bout», notamment à propos d’un homme auteur de menaces de mort explicites à la mère de son enfant, qui était «partie sans donner de nouvelles». «La violence psychologique contre les hommes n’est jamais prise en compte en France», tente Tony, selon qui «parfois, ça n’est pas étonnant qu’on pète les plombs». Le jeune homme se montre ambigu : tout en assurant avoir changé, il lui arrive de justifier la violence. Pour autant, il le jure : «Si je pouvais parler à celui que j’étais, je lui dirais de partir quand ça ne va plus.» «On essaie de leur donner des clés pour qu’ils ne se laissent pas déborder quand la pression monte», dit Nadine Lacaille Berthelon.
Pour le responsable du centre, Sébastien Girin, «tout repose sur la confiance : on est bienveillants, mais dans un cadre ferme.» Les hommes accueillis dans le programme Altérité vivent en totale autonomie, peuvent conserver leurs portables (mais en respectant l’interdiction d’entrer en contact avec la victime), doivent respecter un couvre-feu et des horaires de sortie, sans être fliqués. Des contrôles aléatoires sont toutefois effectués. «S’ils débordent ou enfreignent les règles, on le sait, d’une manière ou d’une autre», affirme Sébastien Girin.
D’autant qu’il est dans leur intérêt de respecter les règles : ceux qui attendent leur procès font l’objet d’un rapport détaillé, remis au tribunal avant l’audience, et dont ils ont connaissance. Ils peuvent donc à tout moment voir leur contrôle judiciaire révoqué. En six mois d’existence, et 18 hommes accueillis au total, cela ne s’est produit que deux fois. En janvier, l’un d’entre eux a profité de ses horaires de sortie pour aller terroriser son ex, qui a porté plainte. L’homme s’est présenté de lui-même à la gendarmerie.«On travaille avec des humains, on ne peut pas tout», explique Nadine Lacaille Berthelon. Tony, lui, s’est promis «que ça ne recommencera jamais».
(1) Le prénom a été modifié.
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