Sans vouloir la bannir de nos pratiques, de plus en plus d’auteurs invitent à imaginer un « au-delà » et à s’intéresser à « tout le reste », analyse la chroniqueuse de la Matinale Maïa Mazaurette.
LE SEXE SELON MAÏA
« Le but de la pénétration au fond n’est pas vraiment le plaisir des deux partenaires, mais en premier lieu celui de l’homme, puis éventuellement celui de la femme (d’ailleurs la pénétration cesse généralement quand l’homme a atteint son plaisir). C’est l’instauration d’une relation inégalitaire comme modèle. »
Contrairement à ce que pourront penser les paranoïaques post-metoo, le paragraphe ci-dessus ne provient pas d’une bible lesbo-féministe séparatiste. Un homme en est l’auteur : le romancier Martin Page, dans un remarquable essai paru récemment aux éditions Monstrograph. Le titre annonce la couleur : Au-delà de la pénétration. Le propos est ponctué de punchlines étourdissantes : « Si la sexualité était une question de plaisir, les femmes seraient moins pénétrées et les hommes le seraient davantage ».
Car admettons-le : en 2019, la pénétration constitue toujours l’alpha et l’omega de la pratique hétérosexuelle, hermétiquement divisée entre le « vrai sexe » (celui qui consiste à fourrer son pénis dans une personne) et le « reste » (préliminaires, masturbation, fantasmes, cunnlingus, BDSM, fist-fucking, sextoys, électro-stimulation, effleurements fétichistes, tartes aux pommes).
De manière plus surprenante, la pénétration définit également les rapports gays : « qui fait le bonhomme ? » (Sous-entendu : les gays passent leur temps à s’emboîter selon des hiérarchies coulées dans le marbre – une assomption contredite par les études sur leurs pratiques.) Même chose pour les rapports lesbiens : « mais comment elles font, du coup ? » (Sous-entendu : les lesbiennes ne se pénètrent jamais. Elles sont condamnées à jouer au Scrabble avec uniquement des W et des N jusqu’à la fin des temps.)
Une performance en demi-teinte pour les femmes
Prenons donc le taureau par les cornes (quitte à rester dans les métaphores oblongues et pénétratives). A une époque où même la procréation peut passer par des seringues, la pénétration doit-elle être remise en cause ?
Du côté du plaisir féminin hétérosexuel, toutes les études mettent en lumière le caractère relativement inefficace de cette pratique (vous retrouverez tous les chiffres dans la chronique consacrée à cette question, ainsi que des techniques clitoridiennes efficaces dans cette autre chronique). 50 % des femmes aimeraient donner plus de place aux autres formes de sensualité, comme les caresses (Ifop, 2019). La pénétration peut en outre exposer à des douleurs, des grossesses ou des infections.
Cette performance en demi-teinte constitue-t-elle un motif de relégation ? Non. Les femmes ne mettent pas le feu au Fouquet’s pour demander la fin de la pénétration. 74 % d’entre elles ont eu un orgasme lors de leur dernier rapport (Ifop, 2019). On peut aussi mentionner, en sa faveur, la logistique minimale d’une pénétration : voici un assemblage attendu, pas compliqué, vite expédié (5 minutes et 40 secondes en moyenne), parfois désinvesti (on peut compter les rainures du plafond), assurant la paix des ménages.
Du côté des hommes : eh bien sans surprise, ça fonctionne. 95 % jouissent à tous les coups ou presque (Archives of Sexual Behavior, février 2017). La mécanique pénétratoire est tellement bien rôdée qu’on peut poser la question qui fâche : la pénétration constitue-t-elle une forme augmentée de masturbation ? Et quitte à vraiment finir fâchés : quid des inconvénients ?
Des contrariétés même pour les hommes
Car même pour les hommes, la pénétration génère son lot de contrariétés : l’éjaculation rapide, les angoisses de performance ou de taille, la routine. Justement parce qu’elle est efficace, cette pratique peut réduire la sexualité à un seul organe au détriment d’une sensualité plus globale.
Le phallocentrisme n’est pas qu’une question politique, il déborde sur nos terminaisons nerveuses : quand on utilise toujours les mêmes circuits cérébraux, on devient paresseux. Comme l’explique Martin Page, le renouvellement du répertoire sexuel passe à la trappe – et avec lui, d’infinies richesses physiques et fantasmatiques : « J’ai l’impression que nous sommes prisonniers de conceptions naturalistes, de représentations, et même si on sait que certaines choses pourraient nous être incroyablement jouissives, nous les refusons. »
Culturellement, la pénétration implique encore d’autres paradoxes. Côté pile, nous sommes attachés au grandiose idéal de la fusion des corps (pure construction imaginaire, soit dit en passant : quitte à fusionner comme des rubans de Möbius, il serait beaucoup plus romantique d’imaginer deux partenaires se pénétrant mutuellement avec leurs doigts).
Ne crachons cependant pas dans le gaspacho : la pénétration asymétrique porte en effet une part de transcendance. Le philosophe Vincent Cespedes y consacre des lignes émouvantes : « Le phallus entre, c’est là sa fonction, sa jouissance, c’est cette capacité d’entrer et d’y trouver délectation. Entrer en quoi ? Entrer en l’autre. […] Nous retrouvons Hermès, le dieu des routes : il s’agit de se frayer un chemin vers l’altérité. » (Le texte complet est à savourer dans Eloge de l’Erection, ouvrage collectif supervisé par Barbara Polla, éditions La Muette, paru en 2016.)
« A force de pénétrer, on oublie tout le reste »
Côté face, nous pouvons difficilement ignorer que la pénétration est systématiquement associée à des hiérarchies gagnant/perdant, à un vocabulaire de la dégradation, à un folklore de la possession dénué de toute logique effective. Comme le note la journaliste Victoire Tuaillon dans une récente émission audio dédiée à la pénétration (podcast « Les Couilles sur la table », productions Binge Audio), « on utilise le verbe prendre pour un homme qui pénètre une femme, alors que si vous prenez un caillou, ce n’est pas le caillou qui vous prend. »
Ces tensions symboliques posent la question de la compatibilité entre une sexualité phallocentrée et les valeurs contemporaines d’égalité, de plaisir, d’excitation, de nouveauté, d’intensité, ou tout simplement d’amour. Pour Martin Page, « à force de pénétrer, à force de ne penser qu’à ça, on oublie tout le reste, on ne voit pas l’étendue du corps. Pénétrer c’est passer à côté et fuir. C’est penser qu’on fait l’amour alors qu’on s’en débarrasse. J’ai le sentiment qu’on pénètre pour cacher les sexes, ne pas les voir, comme si c’était une honte. C’est un aveuglement. […] Sans pénétration, tout le reste du corps est hypersensible et délicieusement hyperactif. Faire l’amour devrait être la rencontre des corps et leur conversation. »
Cette conversation est engagée – par la politique, la technologie, la recherche, l’art, les apéros entre amis. Elle flotte dans l’air du temps, non comme une injonction, encore moins comme une condamnation ou une interdiction, mais comme une délicieuse invitation. Le Manifeste Contra-Sexuel de Béatriz Preciado, l’Au-delà de la Pénétration de Martin Page, nous proposent, certes, d’entrevoir ce qui se tapit au-delà de la pénétration… mais aussi et surtout, de voir plus loin que le bout de notre nez.
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