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mardi 12 mars 2019

«S’il n’y a plus d’accessibilité, on retombe sur des situations de déserts médicaux, comme avant-guerre»

Par Eric Favereau — 
A la maternité de Guingamp (Côtes-d’Armor), en septembre 2018. Selon la Drees, 167 000 Françaises vivent désormais dans un désert obstétrique.
A la maternité de Guingamp (Côtes-d’Armor), en septembre 2018. Selon la Drees, 167 000 Françaises vivent désormais dans un désert obstétrique. Photo Fabrice Picard. VU


Spécialiste de la géographie de la santé, le professeur Emmanuel Vigneron retrace le lent cheminement de l’accouchement vers l’hôpital au nom de la sécurité, via un maillage important de maternités. Un maillage dont la remise en cause est parfois plus financière que médicale.

Géographe et historien, professeur à l’université de Montpellier, Emmanuel Vigneron est le grand spécialiste français de la géographie de la santé. Il décrypte pour Libération l’évolution des maternités en France.

L’histoire des maternités a-t-elle toujours été liée à une recherche de la sécurité ?

C’est une longue histoire. De tout temps, la sécurité a eu son mot à dire : les linges propres, la chaleur de la cheminée, l’eau chaude, ce n’était pas grand-chose mais c’était déjà de la sécurité. Ce n’est qu’au milieu du XVIIe siècle que cette notion émerge sur le plan médical. Les observations se multiplient sur les risques que fait encourir la naissance effectuée par des dames que l’on appelait alors des «matrones» et qui organisaient la naissance à domicile. Les chirurgiens commencent alors à pratiquer l’accouchement mais ils se heurtent à l’hostilité des sages-femmes (héritières des matrones), des médecins (qui forment les sages-femmes), et de l’Eglise (gardienne de la décence).

Petit à petit, la mode se fait jour dans la haute société d’avoir recours à des médecins accoucheurs pour les naissances. Et les médecins vont prendre l’habitude non pas d’être simplement honorés, mais d’être rétribués pour ces actes. C’est un nouveau marché qui s’ouvre pour les médecins qui, en raison de l’absence de sécurité sociale, sont souvent pauvres, et il est énorme : un million de naissances par an au début du XIXe siècle.
Au début du XXe siècle, on accouche encore majoritairement à la maison.
Tout à fait. L’hôpital fait encore peur. Ce n’est que bien plus tard que la proportion va s’inverser, au tout début des années 50 : en 1952, 53 % des naissances ont lieu à l’hôpital ou en clinique. La tendance sera alors massive et rapide : en vingt ans, ce chiffre dépassera les 80%, et aujourd’hui plus de 99% des femmes accouchent à l’hôpital.
Quels sont les autres facteurs qui jouent dans cette évolution ?

La grande dénatalité, que l’on va connaître entre les deux guerres, a joué un rôle essentiel. C’est une situation qui a beaucoup préoccupé, en particulier les politiques. Le Front populaire va ainsi publier un certain nombre de décrets pour aider les femmes en couches. Et après la Seconde Guerre mondiale, la crainte de la dénatalité, dont se font l’écho des personnalités aussi fortes qu’Alfred Sauvy ou le professeur Robert Debré, va être à l’origine de grandes politiques natalistes. L’Etat a développé une politique très incitative, avec le défraiement de tous les frais d’accouchement par les caisses d’allocations familiales sous réserve que cet accouchement ait lieu à l’hôpital. C’est à ce moment-là, avec le financement, que la partie a vraiment été gagnée.
La maternité devient alors hospitalière ?
Oui. Et de ce fait, il faut ouvrir des maternités. Et de plus en plus. Très vite, des autorisations vont se multiplier, très largement. A l’époque, ce ne sont pas des gynécologues mais, comme on dit, des «médecins accoucheurs» qui les ouvrent. Et d’ailleurs, soyons honnêtes, ils font cela plutôt bien, en tout cas par rapport à la naissance à domicile. Un exemple parmi des centaines d’autres : dans la petite ville d’Epernay (Marne) dans les années 50, il y a cinq maternités. C’est toujours un peu la même histoire : une maternité tenue par un médecin qui a acheté un bel hôtel particulier, quatre ou cinq chambres, une salle d’accouchement, un cabinet de consultation… Comme le pays veut beaucoup d’enfants et comme il n’y a pas partout des médecins, on va autoriser les sages-femmes à tenir des maternités. Résultat, entre 1935 et 1960, ce sont 2000 maternités qui parsèment le pays. Et elles sont rentables. «Small is beautiful»
Elles n’ont pas de justification géographique ?
Non, c’est le laisser-faire, mais avec une réelle qualité sanitaire, car cela reste moins dangereux d’accoucher dans ces toutes petites maternités qu’à domicile.
Quand la tendance à la fermeture des petites maternités apparaît-elle ?
La situation a changé en plusieurs temps. D’abord, on note une poursuite de l’effort de contrôle de la maternité par le corps médical. Les sages-femmes peuvent certes tenir des maternités, mais elles ont l’interdiction d’user des forceps, les médecins-accoucheurs étant seuls à pouvoir les manier. 800 des 2000 maternités existantes dans les années 60 sont aux mains des sages-femmes. En 1972, la secrétaire d’Etat Marie-Madeleine Dienesch, résistante, va promulguer un décret qui interdit aux sages-femmes la gestion des maternités. En 1975, le nombre de maternités est tombé à 1 369. Mais c’est aussi la fin du baby-boom et certaines maternités battent de l’aile ou connaissent des difficultés financières.
La nécessité de réduire encore la mortalité infantile contribue à ce mouvement. A la Libération, le taux de mortalité infantile est de 80 décès avant 1 an pour 1000 naissances vivantes… Aujourd’hui, en 2018, il est de 3,6 pour 1000 mais en 1972, il est encore de 16 pour 1 000.
Réduire la mortalité, c’est améliorer la qualité. Et améliorer la qualité, c’est concentrer les lieux de naissances. On poursuit un chemin entamé depuis deux siècles… Et cela conduit aux décrets «périnatalité» d’octobre 1998 qui classent les maternités en trois niveaux, avec l’idée d’orienter les accouchements en fonction de leur risque prévisible. Cela a pour conséquence de réduire encore la mortalité infantile, mais aussi de détourner les futures mères des maternités du premier niveau et de permettre la survie plus fréquente des grands prématurés. Globalement, c’est toujours le critère de qualité qui est mis en avant. Jamais n’apparaissent des critères géographiques ou territoriaux - du moins clairement et objectivement débattus. Et depuis vingt ans, la réduction se poursuit, au cas par cas. En 1996, la France comptait 814 maternités. Aujourd’hui en 2019, 470.
Les fermetures ont-elles encore un sens ?
Il vient un moment où fermer avec pour seul critère le nombre d’accouchements est lourd de conséquences, aboutissant à créer de vastes zones sans maternité, la population y étant trop dispersée. Un éloignement se crée, de plus en plus grand. Et donc des difficultés grandissantes d’accès aux soins.
Les autorités n’ont pas conscience de cet écueil ?
De fait, en ne retenant que le critère de la seule qualité médicale, on ne prend pas en compte la question de l’accès aux soins. Faut-il rappeler, aussi, qu’il n’y a plus de véritable politique nataliste, et que le nombre de naissances diminue en France, lentement mais bien réellement ? 862 000 en 1950 pour 42 millions d’habitants ; 770 000 en 2017 pour 66 millions. Un taux de natalité presque divisé par deux !
Que vous inspire la situation actuelle ?
On est arrivé à l’os. Il y a vingt-cinq ans, on disait qu’il fallait au minimum 300 accouchements pour maintenir une maternité, on est ensuite passé à 500, puis 600, puis 1 000 maintenant. C’est sans fin. Et ce critère du nombre n’est que très partiellement justifié par des raisons de qualité. On ignore le bon seuil. C’est l’air du temps qui parle de 300, de 500 ou de 1 000, pas la littérature scientifique, même s’il est certain que moins de 300 n’est sans doute pas bon.
Mais comment concilier proximité territoriale et sécurité sanitaire ?
Il vient un moment où la proximité territoriale ne s’oppose plus à la qualité, mais où, au contraire, elle en fait partie. S’il n’y a plus d’accessibilité, on retombe dans des situations de déserts médicaux, comme avant-guerre, avec le risque de retrouver des taux de mortalité infantile et maternelle très élevés… En 1930 encore, dans de nombreux départements ruraux, la mortalité infantile était de l’ordre de plus de deux enfants sur dix.
Dès lors, comment fermer au bon endroit ?
Toute l’histoire récente montre que l’on a fermé là où cela ne devenait plus rentable et que c’est d’abord la question financière qui a primé. Dans les villes nouvelles, il y a eu, bien sûr, des ouvertures d’hôpitaux et de maternités. Mais cette recomposition de l’offre n’a pas été faite selon des critères de justice spatiale ou de nécessité médicale. Il n’y a pas eu de diagnostic ni d’engagement collectif. Et si l’on continue, on va voir des pans entiers du territoire exclus.
Il faut réfléchir à d’autres critères. La situation doit nous inciter à prendre en compte les territoires. Je prends un exemple : si l’on considère que les îles Marquises font partie de la France, alors on s’en donne les moyens. Il en va de la cohésion nationale. Dans l’Hexagone, c’est pareil. C’est ce que j’appelle les «exceptions territoriales», qui méritent une attention particulière. Fermer une maternité, ce n’est pas rien. Et s’il faut quand même le faire, alors il faut travailler sur les transports, l’hélicoptère, l’acheminement des mères. Et dans certains cas, il faut maintenir la maternité au titre de la solidarité nationale. C’est la République qui se joue là.

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