Une minute, c’est le temps exact qui sépare l’agence du café où, trois fois par semaine, il retrouvait ses collègues pour boire des bières. Le 5 janvier 2018, il a hésité. Sur le trottoir, l’architecte a songé que s’arrêter un vendredi, c’était vraiment idiot. Il a traversé la rue avant de renoncer. Il est revenu sur ses pas et il est rentré chez lui. Plus d’un an après, c’est dans ce même café que le quadragénaire nous donne rendez-vous. Il est un peu plus de 18 heures, il boit un rooibos. « Quand j’étais à la bière, le serveur me servait avant même que j’ouvre la bouche. Depuis un an, je passe commande. Comme s’il ne s’était pas habitué », observe-t-il.
Eric a 42 ans. Il est grand, chic et bronzé comme au retour de ski. Il ne boit plus du tout d’alcool depuis un an. Au début, il voulait juste essayer, pour voir. « Je ne pensais pas avoir un problème avec l’alcool mais c’est vrai qu’après les fêtes, j’étais crevé. »
C’est en discutant avec un copain médecin qui le met en garde qu’il percute : il boit trop. Il a beau chercher, il a beau remonter dans ses souvenirs, il ne sait plus depuis combien de temps il a passé plus de vingt-quatre heures sans boire un verre. « J’ai décidé de ralentir un peu l’alcool et les sorties. Je me suis donné un mois. »
Moins fatigué, moins irritable, moins lourd
Les premiers temps, ses amis le croient malade : quand il ne décline pas les invitations, Eric trinque à l’eau pétillante. « Le choc, c’est que je n’ai pas trouvé ça si difficile, se souvient-il. Le plus dur a été de devoir répondre à la question systématique : Pourquoi tu ne bois pas ? »
Au bout d’un mois, Eric a la réponse : parce qu’il se sent « mieux ». Moins fatigué, moins irritable, moins lourd (« moins 2 kilos en un mois ! »). Alors il continue. Février, mars, avril… une année s’écoule. « Arrêter quelques semaines m’a fait réfléchir. Pendant plus de vingt ans, j’ai cru boire pour faire la fête. En vérité, je ne buvais plus pour la fête depuis longtemps, je buvais mécaniquement. »
Sabine aussi a renoncé à l’alcool. C’était il y a six ans. Elle avait 32 ans. Le jour de la Toussaint 2013, elle se réveille à l’hôpital. Black-out. « Je ne me souvenais de rien. J’avais passé la soirée dans un bar avec des gens que je ne connaissais pas trop. Ensuite, je suis rentrée chez moi. J’ai sans doute fait un malaise. » Comment a-t-elle réussi à rejoindre son appartement ? Qui a prévenu les pompiers ? Et pourquoi au juste ? Elle l’ignore et ne tient pas à reconstituer ce qui s’est passé ce soir-là.
« Je me suis promis de ne pas boire pendant quelques mois, le temps d’exorciser cet événement. » Les mois passent et, comme Eric, Sabine trouve la vie plus agréable sans les gueules de bois du dimanche. Elle découvre aussi que le champagne donne mauvaise haleine et qu’elle est timide. « Sobre, ce qu’on vit n’est pas masqué par le fait d’être désinhibé. J’ai l’impression que ça remet de la vérité dans les relations avec les autres. »
Pas envie de se taper « les conversations de gens bourrés »
Sabine n’a pas renoncé à toute vie sociale. Elle accepte les invitations, et, même si elle n’y touche pas, elle arrive toujours avec une bouteille de vin ou de champagne. Mais dès que les voix et les rires résonnent plus fort, elle s’en va. Pas envie de se taper « les conversations de gens bourrés ».
Elle sait que ne pas boire la rend suspecte, un peu mormone aux yeux des autres. Même à ceux de son ex-compagnon. « Il est Néerlandais, et avec moi, il avait l’impression d’être privé de la panoplie française vin-fromage. Mais je ne suis pas l’ambassadrice de la France à l’étranger ! Il regrettait de ne pas pouvoir boire un verre avec moi quand il rentrait le soir. C’est l’image vue dans les films qui lui manquait ! Parce qu’il pouvait tout à fait boire un verre de vin et moi un jus de raisin dans un verre à pied. »
En 2016, 47 millions de Français (parmi les 11-75 ans) avaient déjà consommé de l’alcool au cours de leur vie, 43 millions au cours des douze derniers mois. Ce sont 10 % des Français qui boivent tous les jours, parmi lesquels 15,2 % d’hommes, et 5,1 % de femmes.
La France se classe au sixième rang des pays consommateurs d’alcool pour les hommes et au huitième pour les femmes, Eric et Sabine font partie d’une espèce rare : l’individu sobre. Par sobre, le dictionnaire entend « qui boit peu, voire pas du tout d’alcool ».
Un choix de vie, pas une pathologie
Les synonymes n’incitent guère à aborder la pratique avec enthousiasme : sévère, réservé, retenu, austère, ascétique. Autrement dit : triste, gris, plat.
Mais quelque chose semble changer. La sobriété, longtemps associée à une contrainte liée à une pathologie honteuse, nombreux sont ceux qui la revendiquent aujourd’hui comme un choix de vie. Sur les réseaux sociaux, on ne compte plus les internautes qui mettent en scène leurs tentatives de modérer leur consommation. Certains postent des photos avant/après éloquentes : les cernes et la peau terne laissent place au joli teint frais des buveurs d’eau. Qui ne boivent d’ailleurs pas que de l’eau.
En janvier, le festival Paris Cocktail Week a mis à l’honneur les cocktails sans alcool. Margot Lecarpentier, bartender à Belleville, dans le 19e arrondissement, en a fait la promotion sur le site du festival : « Je trouve que l’on est hyper en retard sur ce sujet, c’est fou. Le spirit free [« sans alcool »] a été perçu pendant trop longtemps comme une punition alors que ça devrait être normal. Logique. Inclusif. Moi j’adore ça. »
La sobriété serait devenue tendance, cool, désirable même. Plus en phase avec une époque où l’on est moins enclin à exalter les fins tragiques. Rejoindre le club culte des « 27 » – les rockstars consumées par l’alcool et la drogue à 27 ans –, non merci, sans façons pour Aurore. Etudiante en graphisme âgée de 23 ans, elle explique être devenue coutumière de ces périodes « sans », dans l’objectif de réussir sa vie. C’est après un stage auprès d’une galeriste « vraiment straight ; pas de tabac, d’alcool ou de drogue » que la jeune fille, très fêtarde, dit avoir pris conscience que « ceux qui ont du succès travaillent beaucoup », qu’ils ne refont pas le monde jusqu’à 4 heures du matin tous les week-ends en buvant de la bière tiède. Alors, même si elle adore ça, Aurore fait désormais attention pour ne pas finir « comme ces gens qui pensent qu’ils sont des artistes alors qu’ils ne font que se bourrer la gueule du matin au soir ».
« Les gens ne comprennent pas vraiment que tu ne boives pas. Tu as systématiquement droit aux “T’es pas marrant” », Benoît, ingénieur de 37 ans
C’est en préparant son premier marathon il y a dix ans que Benoît, 37 ans, ingénieur à Toulouse, s’est astreint à un mois d’abstinence. Une habitude qu’il a conservée. Depuis, une fois par an, il ne boit pas d’alcool pendant un mois, généralement en janvier ou février.
Ce défi est né il y a quelques années dans les pays anglo-saxons. Le « Dry January » britannique – qui consiste à ne pas boire une goutte d’alcool en janvier pour compenser les excès des fêtes – s’est exporté en France. Au Canada, on le pratique en février.
Mais pourquoi s’inscrire à un défi pour boire moins ? On pourrait penser qu’un buveur « normal » n’a pas besoin de tenir une comptabilité de sa consommation et que commencer à s’interroger, c’est déjà avoir un problème. Benoît le pratique moins pour des raisons de santé – « le seul bienfait, c’est que je me lève plus tôt le week-end » – que pour s’assurer qu’il n’a pas de problème avec l’alcool. « J’ai toujours eu mauvaise conscience les lendemains de soirées. On a toujours une bonne excuse pour boire et je préfère savoir où j’en suis. »
Il boit rarement en semaine et consomme de trois à six bières le week-end. « Ce n’est pas un produit réputé pour être bon pour la santé mais les gens ne comprennent pas vraiment que tu ne boives pas. Tu as systématiquement droit aux “T’es pas marrant”. Surtout de la part de copains qui boivent sans se restreindre. » Tous ceux qui s’arrêtent de boire, temporairement ou pour la vie, racontent combien cette insistance est difficile à supporter. Sabine : « Tout le monde se sent autorisé à te demander pourquoi tu ne bois pas. On m’a aussi demandé si j’étais alcoolique. C’est violent. »
Une page Facebook pour le Janvier sobre
Alors qu’aux Etats-Unis on parle ouvertement de l’alcoolisme et de ses conséquences (certes, avec force lyrisme et avec un certain culte de la transformation de soi), les Européens semblent toujours aborder la question avec embarras et culpabilité.
La personne sobre est souvent suspectée d’avoir eu la mauvaise habitude, avant, de noyer sa tartine de beurre dans du whisky dès le petit déjeuner. C’est ce qui a motivé Laurence Cottet à ouvrir une page Facebook incitant les Français à se mettre au Janvier sobre. « Quand quelqu’un veut arrêter de fumer, on le félicite. S’il dit : “Je ne bois pas ce soir”, on le plaint, explique cette figure de la prévention contre l’alcoolisme, elle-même ancienne alcoolodépendante. L’un des objectifs est de changer l’image que l’on se fait de la consommation excessive d’alcool. »
En rendant la sobriété cool, elle espère que ceux qui tentent d’arrêter ne ressentiront plus cette honte sociale bizarre qui accompagne l’aveu qu’on a cessé depuis longtemps de boire « juste un petit verre ».
Si encore aujourd’hui on considère les alcoolodépendants comme des personnes faibles (« mais bon Dieu, pourquoi est-ce qu’il ouvre encore une bouteille ? »), les campagnes de prévention actuelles suggèrent qu’au fond elles ne sont pas responsables de leur état. C’est le produit qui est en cause : si on boit trop d’alcool pendant trop longtemps, on court irrémédiablement vers la catastrophe de la dépendance. On peut en sortir, mais alors c’est l’abstinence totale qui est recommandée, rappelle Laurence Cottet. Pour pouvoir continuer à boire, il faut donc savoir s’arrêter momentanément de boire et apprendre à contrôler sa consommation.
Une révolution puritaine dans le pays du vin
Son initiative a suscité l’engouement des médias et des internautes – plus de 20 000 commentaires ont été postés sur sa page. « Ce n’est pas un groupe pour les alcoolodépendants mais pour les gens lambda qui ont envie de ressentir les effets et les bienfaits d’une abstinence », indique-t-elle.
Dans le groupe, une Française installée à New York s’interroge ainsi sur la différence entre buveur excessif et malade dépendant : « J’avoue boire en excès si je m’achète mon gallon [environ 4 litres] de vin, écrivait-elle sur Facebook début janvier. Par contre, si je ne l’achète pas, je ne ressens pas toujours (parfois oui) cette nécessité de me noyer dans mon jus de raisin fermenté. » Un mois plus tard, début février, elle écrit, heureuse d’avoir modéré sa consommation : « Je peux continuer à m’en sortir car mon cas n’est pas si grave. Merci à toutes et tous pour ces échanges merveilleux. »
Un autre internaute : « Les premiers jours de janvier, je redoutais l’heure de l’apéro, je cherchais à m’occuper et je pensais à ma sacro-sainte bière qui me manquait. Mais tout ça est loin maintenant… Ce challenge est une bénédiction, il permet de prendre conscience, de se détacher et d’avoir un rapport plus sain à la consommation sans diaboliser et même en valorisant l’arrêt. »
Les pouvoirs publics semblent vouloir encourager cette tendance. Le 25 janvier, Le Courrier Picard consacrait un long article aux mairies qui ont fait le choix d’organiser des cérémonies de vœux sans alcool ou en en limitant la quantité.
A Ham (Somme), le maire (Les Républicains), Grégory Labille, n’a servi que du jus d’orange, contre l’avis d’une partie du conseil municipal. « Aujourd’hui, ça choquerait tout le monde si quelqu’un allumait une cigarette dans ce genre d’endroit. C’est entré dans les habitudes, il a fallu une ou deux générations pour y parvenir. Alors pourquoi pas avec l’alcool ? Tout le monde doit comprendre qu’on peut faire la fête sans alcool. Et c’est un sujet qui m’interpelle d’autant plus que nous sommes dans une région très touchée par ça. »
A Moreuil, la mairie distribue un ticket de consommation par personne. Une révolution puritaine dans le pays du vin, cet « alcool pas comme les autres », selon la formule du ministre de l’agriculture, Didier Guillaume ? « Il s’agit de prévention,corrige le professeur et addictologue Michel Reynaud, qui rappelle que l’objectif du Mois sobre n’est ni d’interdire l’alcool ni de culpabiliser les consommateurs, mais d’accompagner tous ceux qui veulent diminuer leur consommation. On ne dit pas qu’il faut arrêter de boire du vin ni de l’alcool. On souligne qu’il s’agit d’un produit dont la consommation présente des risques pour la santé. »
M. Reynaud espère que le Dry January bénéficiera de relais institutionnels en 2020, comme le Mois sans tabac. « Le défi d’un mois sans alcool permet à chacun d’évaluer sa consommation, c’est un outil. Il ne s’agit pas d’arrêter de boire définitivement mais de réfléchir. Il est temps que les Français, parmi les plus gros consommateurs au monde, s’interrogent sur leur relation à l’alcool. » Le ministère de la santé suit avec intérêt cette initiative : « Cela pourrait être en effet un défi collectif pour faire l’expérience d’un temps sans alcool, pour vivre des moments de convivialité sans boire. » En attendant, le groupe « Janvier sobre », s’appelle désormais « Mois sobre » pour encourager ceux qui ont envie de le tenter sans attendre l’année prochaine.
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