Face à la multiplication des profils d’individus susceptibles d’être sensibles aux thèses djihadistes en milieu ouvert, l’administration pénitentiaire s’organise.
Ce n’est pas un parloir, mais un discret appartement du centre-ville de Marseille. Un deux-pièces lumineux, avec d’un côté, un coin salon aux murs bleus agrémenté d’une plante verte, et de l’autre, une grande table entourée de chaises sur du carrelage blanc, surplombée d’un grand lustre clair. Sous ce toit a priori hospitalier, situé à deux pas des mouettes et de la mer, on sait mettre à l’aise. Dattes et café sont le rituel d’accueil pour tous les nouveaux arrivants. Mais ici, depuis quatre mois, on parle surtout Syrie, organisation Etat islamique (EI), religion et radicalisation.
Depuis octobre 2018, c’est dans ces locaux anonymes, dont l’emplacement exact ne peut être dévoilé pour des raisons de sécurité, que la direction de l’administration pénitentiaire (DAP), en partenariat avec l’association Artemis, membre du Groupe SOS, a ouvert une nouvelle antenne d’un dispositif atypique. Il est destiné à la prise en charge hors prison des condamnés ou prévenus pour terrorisme, y compris éventuellement des « revenants » de la zone irako-syrienne. Ce dispositif a été lancé à Paris dans le plus grand secret à l’automne 2016 sous le nom de « Rive » et rebaptisé récemment « Pairs », pour « programme d’accueil individualisé et de réaffiliation sociale ».
Le défi s’avère sensible politiquement à l’heure où la France s’apprête à reprendre ses djihadistes actuellement aux mains des Kurdes. Sur le papier, la plupart des « revenants » sont promis à l’incarcération dès leur arrivée sur le territoire. Mais en pratique, un certain nombre d’entre eux pourraient avoir des dossiers judiciaires peu étayés – en particulier les femmes – et bénéficier, à terme, de remises en liberté sous contrôle judiciaire, ou de peines relativement courtes. C’est déjà le cas pour certains « revenants » partis avant 2014, à une époque où n’existait pas encore l’EI.
Suivi modulable de 3 à 20 heures hebdomadaires
Pour l’heure, à Marseille, ils sont cinq – bientôt dix – âgés de 22 à 35 ans, à bénéficier des attentions de la petite équipe de « Pairs », composée d’éducateurs spécialisés, d’une médiatrice interculturelle et religieuse, d’un conseiller d’insertion et de deux psychologues. Dans ce groupe, où tous sont étiquetés « terroriste islamistes » (TIS) car mis en cause dans des dossiers d’association de malfaiteurs terroriste, on compte quatre femmes, dont une « revenante » de la zone irako-syrienne. Les autres sont ou seront des hommes. Parmi eux, un futur sortant de prison sous bracelet électronique, et bientôt trois individus considérés comme des détenus de droit commun suspectés de radicalisation (DCSR).
A l’échelle de la population sous main de justice en milieu ouvert – 170 000 personnes en France – « Pairs » est une goutte d’eau. Depuis son lancement, près d’une quarantaine d’individus en ont bénéficié. Mais maintenant que le dispositif a fait ses preuves, les ambitions de la DAP – appuyées par le plan national de prévention de la radicalisation de février 2018 – sont de parvenir à une rapide montée en puissance. L’objectif : faire en sorte que 110 personnes soient prises en charge d’ici à la fin 2019, soit environ 1/8e des quelque 250 TIS et 600 DCSR actuellement suivis en milieu ouvert.
En plus de Marseille, des centres « Pairs » doivent donc ouvrir prochainement à Lyon et à Lille. L’attribution des marchés est tombée, le 14 février. C’est le Groupe SOS par le biais de son association Artemis qui a, là aussi, été désigné pour cette mission sensible, en raison de sa force de frappe en matière d’insertion – logement, formation, emploi – considérée comme clé pour le désengagement du public radicalisé. « Nous avons toujours été là pour accompagner les exclus, hier c’était les toxicomanes, les personnes atteintes du sida, aujourd’hui ce sont les personnes radicalisées et demain ce sera les enfants de “revenants”, nous assumons », plaide Jean-Marc Borello, son président.
Concrètement, « Pairs » propose donc un suivi modulable de trois heures à vingt heures hebdomadaires – contre six heures en moyenne avant octobre 2018 – aux personnes qui lui sont envoyées principalement dans le cadre d’obligations judiciaires.
Un « diagnostic » est réalisé durant plusieurs mois, puis l’accompagnement est adapté : suivi psychologique, aide au retour à l’emploi, art-thérapie, sorties culturelles, etc. « Ce n’est pas un outil de contre-terrorisme, mais de désengagement », résume François Toutain, chef de la mission de lutte contre la radicalisation violente (MLRV) à la DAP. « Pour le public en grande difficulté, il faut un travail sur mesure, mais pour le public terroriste, il faut un travail d’orfèvre », ajoute son adjoint.
« Il n’y a pas de remède miracle »
Un accent particulier est mis sur la dimension religieuse. « Mais on n’est pas dans le contre-discours, on n’est pas là pour ébranler la croyance ou l’idéologie », prévient d’emblée « Soraya » (un pseudonyme), la médiatrice interculturelle à Marseille. Elle travaille plutôt à apporter « une respiration ». En clair, montrer qu’il est possible de pratiquer sa religion en France, mais dans une certaine « intériorité ». « On peut démonter un discours violent sans toucher à la religiosité des gens », abonde « Kader » (également un pseudonyme), son homologue à Paris, par ailleurs aumônier en prison. Lui œuvre notamment à amener vers l’« autonomie intellectuelle ».
Sur la religion, les intervenants estiment toutefois être confrontés au rôle puissant d’Internet et des réseaux sociaux. Les bénéficiaires de « Pairs » « sont des gens hyperconnectés », concède-t-on à Marseille. « Tout est passé au prisme de l’identitaire ethnico-religieux », détaille-t-on encore dans la capitale phocéenne en soulignant le rôle prégnant, localement, des mouvements salafistes et fréristes. Le poids du sentiment de discrimination est par ailleurs une réalité sur laquelle « Pairs » estime ne pas avoir entièrement la main. Des avancées et reculs, entre deux rendez-vous, sont ainsi régulièrement constatés.
La question de l’entourage demeure l’aspect le plus délicat à gérer pour les équipes de « Pairs ». Beaucoup de jeunes évoluent dans des environnements – quartier, famille, etc. – déstructurés ou eux-mêmes radicalisés. Quand cela est nécessaire, de nouveaux logements sont donc proposés. Mais « Pairs » est « un travail lent », admet « Camille » (autre pseudonyme), la directrice du projet à Marseille : un an en moyenne. « Le projet repose sur un parti pris parfaitement assumé : la sortie sèche est le carburant de la récidive. Il faut dépasser l’opposition stérile entre fermeté et laxisme », plaide Jules Boyadjian, président d’Artemis.
L’administration pénitentiaire a conscience des risques inhérents à cette approche. « Nous faisons preuve d’une grande humilité, on fait le maximum, mais il n’y a pas de remède miracle », assume Aurore Coulon, directrice du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) des Bouches-du-Rhône qui supervise « Pairs ». Un pragmatisme d’autant plus intégré que le programme ne peut être étendu à toute la population radicalisée suivie en milieu ouvert, notamment en raison de son coût. « Ce dispositif n’est par ailleurs pas adapté à tout le monde. Pour certains, cela peut-être contre-productif », ajoute Mme Coulon.
Respect du secret des « confidences »
Depuis 2015, la DAP a donc renforcé son attention aux radicalisés avec ses propres moyens. Des éducateurs et des psychologues – dits « binômes de soutien » – sont progressivement recrutés pour faire le « tuilage » entre milieu fermé et ouvert. Une fois dehors, les personnes étiquetées « TIS » ou « DCSR » bénéficient d’au moins un rendez-vous par mois avec un conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP), au lieu d’un rendez-vous tous les deux ou trois mois en temps ordinaire. Une montée en charge loin d’être évidente dans un contexte de désaffection pour ce métier, alors qu’un CPIP gère en moyenne 90 dossiers à lui tout seul…
« Notre but a été de professionnaliser nos méthodes sur ce sujet très spécifique », résume Anne Averink, directrice du SPIP de Paris, le plus en avance sur le sujet. Concrètement, au-delà du resserrement du suivi des prévenus ou condamnés, il faut en effet former les personnels, organiser la doctrine de remontée d’informations, créer des commissions où les dossiers sont examinés un à un chaque semaine. L’ambition, selon Mme Averink : développer de la « pluridisciplinarité », éviter que les conseillers se retrouvent seuls avec leurs « doutes », tout en respectant le secret des « confidences » dont ils sont dépositaires, encadré par le code de procédure pénale.
Dans ce contexte, les préoccupations de la DAP concernent moins les « revenants » que les détenus de droit commun. « La plupart des “revenants” sont rentrés de façon volontaire et sont revenus de l’utopie du “califat”. Il y a un côté désenchantement qui est beaucoup plus facile à gérer », plaide-t-on au sein de l’équipe de « Pairs » de Paris, où l’on commence à avoir du recul sur ces profils et où l’on s’estime capable de détecter les mécanismes de dissimulation. A l’inverse, chez les DCSR, la figure du combattant martyr peut conserver une puissante attractivité, relève-t-on.
De même, les TIS font l’objet d’un suivi relativement fléché de la part des services de renseignements, ce qui est moins le cas des DCSR chez qui des degrés de dangerosité très variés coexistent, avec des comportements parfois difficiles à décrypter. En dehors d’un programme de type « Pairs », la prise en charge psychologique de ces profils instables peut donc s’avérer relativement maigre. Les centres médico-psychologiques qui offrent une prise en charge gratuite en France sont débordés.
A Paris ou à Marseille, chez les équipes de « Pairs », à l’inverse, « rien n’est laissé au hasard », assure-t-on. Les bénéficiaires peuvent joindre leurs conseillers vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Des visites domiciliaires inopinées sont organisées, ce qui est impossible pour un conseiller d’insertion et de probation ordinaire. Les participants au programme sont par ailleurs totalement associés aux comptes rendus rédigés sur eux : une transparence gage de confiance, estime-t-on. « Et quand on est inquiet, on leur dit aussi », conclut « Ismael » (un pseudonyme), le directeur de « Pairs » Paris.
70 000 individus en détention en France : dont environ 500 TIS et 1 000 DCSR
170 000 individus sous main de justice en milieu ouvert : dont 250 TIS et 600 DCSR
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