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mardi 19 février 2019

Burn out : la difficile libération de la parole chez les chefs d’établissement

Alors que la parole se libère progressivement, les syndicats des personnels de direction demandent au ministère de l’éducation de fournir un « état des lieux » sur le phénomène.
Par Séverin Graveleau Publié le 18 février 2019
« L’épuisement professionnel, c’est un peu comme la plongée en apnée. » Pour expliquer le burn-out auquel il a dû faire face il y a quelques années, Pierre (le prénom a été modifié), proviseur depuis plus de vingt ans, file la métaphore sportive. « Vous vous enfoncez progressivement dans les profondeurs » face à la charge de travail et les problèmes à gérer, « grisé par le manque d’oxygène, l’impression de se dépasser professionnellement et physiquement ». L’accident intervient lorsque le besoin de respirer se fait sentir, et que « vous vous apercevez que vous n’aurez pas la force de remonter ».

Pour lui, l’accident est arrivé après de longs mois de difficultés dans le nouveau lycée où il avait été affecté, « une vraie pétaudière ! ». Charge de travail importante, conflits avec son équipe éducative, gestion financière à assainir et manque de soutien de sa hiérarchie ont eu raison, temporairement au moins, de son énergie de « proviseur combattant et passionné » qui « accepte les établissements difficiles », comme il dit. Selon lui, « des dizaines de collègues » sont aujourd’hui en épuisement professionnel, sans que cela se sache.

« Sous les radars »

Combien sont-ils précisément ? Répondre à cette question relève de la gageure. Mais chez les syndicats de personnels de direction, régulièrement interpellés par leurs adhérents sur ce sujet, la question n’est plus taboue. « Nous demandons au ministère de l’éducation de faire de cette problématique un axe de travail prioritaire », explique Joël Lamoise du SNPDEN. Fin janvier, l’épuisement professionnel figurait parmi les principales questions à l’ordre du jour du conseil national de ce syndicat. Y a été votée une motion réclamant un « état des lieux »du phénomène.
Interrogé, le ministère de l’éducation fournit seulement un chiffrage général des « accidents de services » qui ont touché, en 2017, 0,5 % de l’ensemble des personnels de direction (contre 0,8 % des enseignants du 2nd degré, 1,3 % du 1erdegré). La même année, seulement huit cas d’« accidents de service en lien avec un traumatisme ou une lésion psychologique » ont été relevés chez les « perdir » (les personnels de direction). Mais, preuve que la problématique interpelle l’éducation nationale, un diagnostic d’exposition aux risques psychosociaux a été réalisé en 2016. Le ministère n’a pas souhaité en communiquer le bilan au Monde.
Comme c’est le cas dans d’autres secteurs, « les difficultés liées à l’épuisement professionnel des personnels passent sous les radars du ministère car elles sont souvent traitées par les médecins généralistes » ; commente le psychiatre José Mario Horenstein. En 2017 et 2018, ce médecin a cosigné deux enquêtes sur le moral des personnels de direction et des directeurs d’école, avec le spécialiste du climat scolaire Georges Fotinos.
Les estimations avancées dans ces études sont alarmantes. Au total, un chef d’établissement sur quatre serait en situation d’épuisement professionnel, et 14 % en état de « burn-out clinique » – sur un échantillon de 3 000 proviseurs et principaux interrogés. Pour les directeurs d’école, les chiffres montent à quatre personnels sur dix en épuisement professionnel…

Charge de travail

Parmi les principales difficultés invoquées figure la surcharge de travail. Organisation des emplois du temps, discussions avec les élèves, les enseignants et les parents, réunions, conseils de classe, problèmes de discipline, de financement, développement et suivi des projets d’établissement, organisation des examens… : les semaines de soixante heures (voire plus) sont régulières.
« Nous dépassons largement les 48 heures hebdomadaires prévues par les textes »,confirme Philippe Donatien, du syndicat ID-FO. Lors du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail ministériel (CHSCTM) de novembre 2018, ce syndicat a réclamé du ministère une « évaluation quantitative de la charge de travail » des personnels de direction. Ce chantier doit aussi porter sur le suivi médical des personnels et leurs indemnités. Car, paroles de « perdir » : à la charge de travail intense vient s’ajouter, depuis une quinzaine d’années, la multiplicité des actes administratifs et des « remontées » numériques à envoyer au ministère.
Tous les interlocuteurs soulignent la place démesurée prise par les logiciels – pas toujours fonctionnels – dans le pilotage des établissements. Mais aussi par la demande, récurrente, de réponse « instantanée »« “Une chorale a-t-elle chanté dans votre établissement en cette rentrée ? Combien de latinistes avez-vous en ce jour dans votre établissement ? Qu’avez-vous prévu pour la semaine de la laïcité ? Et pour celle du goût ?”… Comme si les réponses à ces questions ne pouvaient pas attendre quinze jours ! », lance Joël Lamoise, du SNPDEN.
Maîtres d’œuvre loyaux de réformes éducatives que tous les locataires de la rue de Grenelle aiment à lancer pour impulser « leur » politique, les personnels de direction doivent aussi, disent-ils, s’adapter à une nouvelle forme de « communication » du ministère en direction des familles. Ces dernières étant parfois mises au courant des arbitrages politiques en même temps que les chefs d’établissement eux-mêmes.
« A chaque réforme, les chefs d’établissement et directeurs d’école sont en première ligne. On leur dit “entraînez vos équipes”, sans toujours leur en donner les moyens » en termes de pouvoir et de financementcommente le chercheur Eric Debarbieux. Selon lui, ces personnels sont souvent pris dans un « conflit de loyauté » envers leur équipe d’un côté, leur hiérarchie et de la loi de l’autre.

Solitude

Or, lorsque les difficultés se font sentir, tous les interlocuteurs interrogés insistent sur le manque d’accompagnement. Il faut dire qu’on ne parle pas de« ces choses-là » entre collègues « perdir ». La concurrence entre les établissements, mais aussi celle qui a lieu pour accéder à certains postes, rend ardu le dialogue sur ces sujets. « Lorsqu’on montre des signes de faiblesse, le sentiment de solitude peut être fort », confirme Pierre. Il est, de fait, difficile aussi d’évoquer ses problèmes avec une hiérarchie qui n’est pas toujours étrangère à la pression réelle ou ressentie et qui devra un jour, en outre, évaluer une possible demande de mutation.
Des cellules d’écoute ont donc été mises en place ici ou là. Les chefs d’établissement peuvent appeler un numéro vert anonymement. Au bout du fil ?La direction des ressources humaines de l’académie, l’inspectrice ou des collègues élus syndicaux, selon les académies… « Autant dire que cela fonctionne… moyennement bien », commente un proviseur.
Interrogé sur les autres actions mises en place pour accompagner l’épuisement professionnel, le ministère cite, pêle-mêle, des formations aux risques psychosociaux à l’Ecole supérieure de l’éducation nationale, la publication d’un vade-mecum sur la prévention de ces risques, un partenariat avec la Mutuelle générale de l’éducation nationale ou encore la mise en place d’un prochain groupe de travail sur le climat scolaire…
Des actions insuffisantes selon les syndicats qui, face à la libération progressive de la parole sur le sujet, réclament un plus fort investissement du ministère en la matière : formation renforcée au management pour les chefs d’établissement, rendez-vous médicaux réguliers – et donc embauche de nouveaux médecins de prévention (87 aujourd’hui, pour près d’un million d’agents), recrutement de nouveaux collaborateurs dans les établissements pour alléger la charge administrative, ou plus généralement « plus de temps pour travailler ».
Surtout, il faut enfin « créer un thermomètre, appuyé sur la recherche, pour mesurer le phénomène d’épuisement professionnel chez les “perdir” », commente Jöel Lamoise, du SNPDEN. En attendant, le syndicat a d’ores et déjà répondu favorablement à la demande d’une chercheuse québécoise de venir prochainement étudier le quotidien des chefs d’établissement français pour mesurer « l’impact des changements de gouvernance scolaire sur leurs tâches ».

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