A ceux qui comparent 2018 aux heures sombres de la montée du fascisme, l’historien Robert Paxton apporte quelques utiles précisions, souligne dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».
Chronique. C’est une petite musique qui s’installe depuis quelque temps parmi les commentateurs politiques. Celle-là est plutôt funèbre : nous sommes, nous disent-ils, en train de revivre les années 1930. Le retour en force du nationalisme, la montée de l’extrême droite en Europe, de l’antisémitisme, l’ostracisme à l’égard des migrants, l’hostilité du président des Etats-Unis à l’égard de ses alliés traditionnels, le spectre d’une guerre commerciale, les signes d’effondrement de l’ordre international qui régit la planète depuis la seconde guerre mondiale, tout concourt à créer une ambiance de fin d’un monde. Commode, la comparaison avec la montée du fascisme en Allemagne et en Italie, au siècle dernier, fleurit.
C’est le magazine allemand Stern qui offre cette semaine en couverture un montage photo représentant Donald Trump faisant le salut nazi, enveloppé dans la bannière étoilée, sous le titre « Sein Kampf » (« son combat »). C’est le Financial Times qui décrypte sur une page entière « Le manuel des années 1930 », sous la photo de Trump, entouré de celles du chancelier autrichien, Sebastian Kurz, et du chef de la Ligue italienne, Matteo Salvini. C’est le Guardian, à Londres, qui titre que « sous l’impulsion de Trump, le monde pourrait retourner aux années 1930 ».
La France n’est pas en reste. Bernard Henri-Lévy jugeait, dimanche 24 juin sur Europe 1, qu’il y a, « comme dans les années 1930, deux conceptions de l’Europe, celle des démocrates contre celle des dictateurs ». A Quimper quelques jours plus tôt, Emmanuel Macron a dénoncé « la lèpre qui monte », à propos du nationalisme en Europe. Le choix du mot « lèpre », évoquant la « peste brune » du parti nazi, n’est pas anodin.
Les nuages noirs s’accumulent
A Los Angeles, un autre président, celui de la République fédérale d’Allemagne, Frank-Walter Steinmeier, est venu inaugurer, le 18 juin, la Maison Thomas-Mann, une résidence pour intellectuels et artistes allemands de passage. Prix Nobel de littérature 1929, l’écrivain avait quitté son pays dès 1933 et vécut dans cette maison de 1942 à 1952. La pièce où il travaillait, a commenté M. Steinmeier, était, en quelque sorte, « le bureau Ovale de l’opposition émigrée au règne de terreur de Hitler à Berlin ». La référence au bureau Ovale n’était pas plus fortuite que celle de « la lèpre » : chacun aura compris que celui qui occupe actuellement l’autre bureau Ovale, le vrai, n’aurait sans doute pas été l’ami de ces émigrés.
Il faudrait être aveugle, d’un optimiste béat ou d’une mauvaise foi crasse, pour nier que les nuages noirs s’accumulent. Sommes-nous donc aujourd’hui dans l’un de ces moments dont l’Histoire nous apprend à présent qu’ils étaient précurseurs de la tragédie des années 1930 ?
Nous avons posé la question à l’historien américain Robert Paxton ; aujourd’hui âgé de 86 ans, il connaît bien le fascisme, pour y avoir consacré une bonne partie de ses travaux, et continue d’observer de près l’évolution des démocraties américaine et européennes. « C’est en étudiant le fascisme que l’on voit le plus clairement à quel point le XXe siècle contraste avec le XIXe, et ce que le XXIe doit éviter », écrivait-il dans Le Fascisme en action(Seuil, « Points », 2004). Pour Paxton, le fascisme est « l’innovation politique la plus importante du XXe siècle : un mouvement populaire s’élevant à la fois contre la gauche et contre l’individualisme libéral ».
L’historien décèle « des ressemblances frappantes » avec les années 1930 : « Une forte réaction populiste contre la démocratie et les droits de l’homme, à l’échelle mondiale, avec une résonance particulière en Europe et à proximité, avec Erdogan et Poutine ; la plus grave crise économique depuis la seconde guerre mondiale en 2008, dont certains effets se font encore sentir ; les défis posés à l’ordre de l’après-guerre par des dirigeants parfois agressifs ; la montée de l’isolationnisme aux Etats-Unis qui, dans le cas américain, consiste à agir seul plutôt que pas du tout. »
Les différences l’emportent sur les similitudes
Mais Robert Paxton considère que les différences l’emportent sur les similitudes. Il y a les différences d’intensité : « La récession de 2008 était mineure, comparée à la Grande Dépression ; les nationalistes agressifs des temps modernes restent relativement prudents. »
Et puis il y a les différences de nature : on ne trouve parmi les dirigeants nationalistes ni volonté expansionniste ni aspiration à la guerre. L’existence d’armes nucléaires rend l’option de la guerre plus dangereuse. Le mouvement bien plus vaste de réfugiés internationaux a implanté de nouvelles minorités dans de nombreux pays. Les économies sont plus intégrées, leurs mécanismes de crise plus efficaces. Et puis, poursuit M. Paxton, « les acteurs ne sont plus les mêmes » : l’islam politique est un nouveau facteur, la Russie est moins influente que l’URSS, les Etats européens sont regroupés dans l’UE. Bref, « il n’y a pas aujourd’hui d’acteur international comparable à Hitler ».
Et Trump ? Sa décision de séparer les familles de migrants a aussitôt rappelé à l’historien, spécialiste de Vichy, « Laval et les enfants des déportés du Vél’ d’Hiv ». Robert Paxton craint que Donald Trump ne cause au système politique américain « des dégâts permanents ». Il l’a longtemps soupçonné de vouloir mener une attaque militaire préemptive contre l’Iran ou la Corée du Nord et a été « stupéfait » de le voir se mettre d’accord avec Kim Jong-un sans garanties significatives. Finalement, conclut Paxton, « Trump semble n’avoir d’autres priorités que de baigner dans sa propre gloire. Peut-être son indolence naturelle sera-t-elle notre salut ».
Ce n’est donc pas les années 1930. Certains avancent une hypothèse guère plus réjouissante : on serait à la veille de 1914, lorsque les puissances marchaient vers la guerre, comme des somnambules. Mais ça, c’est une autre Histoire.
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