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lundi 25 juin 2018

Sexualité : laissez les femmes se libérer elles-mêmes

Illustration Amandine Kuhlmann

Réponse à une tribune publiée dans «Libération» de gynécologues inquiets de voir les Françaises se détourner de la pilule pour des méthodes «naturelles» d’un autre âge. Mais qu’est-ce que se libérer ? Refuser l’aliénation technique et chimique n’équivaut-il pas à  se défaire des contraintes qui pèsent sur le corps féminin ?

Dans l’édition du 5 juin deLibération, deux gynécologues, David Elia et Anne de Kervasdoué, ont proposé une tribune prétendant expliquer aux femmes comment elles doivent se libérer de la nature en se soumettant à l’industrie pharmaceutique. Voilà donc deux médecins (1) en train d’expliquer aux femmes que leur corps est défaillant, que leur biologie est aliénante et qu’il est bon de se libérer de ses limites et de ses contraintes… en adoptant d’autres contraintes, comme celle de la camisole chimique. Ce serait cela, être féministe.

Qu’est-ce que
le féminisme ?

Le féminisme est avant tout une lutte pour des droits, notamment pour le droit d’exercer son libre arbitre, de disposer de son corps. La lutte pour le droit à l’avortement et à la contraception a symbolisé à une époque la lutte pour la libération des femmes, et qu’Anne de Kervasdoué et David Elia se rassurent : nos aïeules ont bel et bien gagné et nous les remercions d’avoir ouvert le chemin de la libération. Mais la vie continue, le sida est passé par là et l’usage du préservatif, nouveau symbole de la liberté sexuelle sans danger, s’est généralisé. Se «libérer», c’est bien plus que pouvoir contrôler sa fertilité ou vivre une sexualité non reproductive. Rejeter l’objet qui a symbolisé la conquête féministe ne signifie pas rejeter la conquête en elle-même. La conquête n’est pas l’objet mais sa possibilité, c’est-à-dire le droit d’y avoir recours. C’est très différent. Les luttes féministes actuelles pour le droit à disposer de son corps durant l’accouchement ou pour le droit d’allaiter sont des approfondissements et des prolongations des luttes passées, et non leurs négations.

La «nature», ennemie
des femmes ?

Les deux gynécologues déplorent un «retour à la nature» : comme si Homo sapiens, animal social et culturel, avait été, «à ses débuts», un être purement instinctif et que sa technologie l’avait affranchi de ses instincts, comme si sa capacité à créer des comportements adaptés à son environnement naturel et social, entre autres grâce à la technologie, ne caractérisait pas l’être humain ! On peut agir sur son environnement «naturel» et y prélever des objets, voire produire des environnements et des objets non «naturels» pour se protéger de certains aléas extérieurs, mais en aucun cas on ne peut s’extraire de sa condition d’animal régi par une certaine physiologie. Ainsi une femme qui choisit une méthode contraceptive qui consiste en l’observation des signaux de fertilité ou qui choisit d’éviter la douleur de l’accouchement autrement qu’à l’aide d’une analgésie péridurale ne se soumet-elle pas à sa biologie ou à «la nature» : elle choisit simplement d’exploiter les ressources de son corps, de sa riche symptomatologie, pour vivre au mieux, voire dans un plaisir qui peut être intense (oui, l’orgasme à l’accouchement existe, plus qu’on ne le dit), les grandes expériences de son désir et de sa sexualité. Au fond, ce que nous voyons là, ce sont deux gynécologues à court d’arguments, brandissant l’épouvantail d’un déterminisme biologique très mal compris (un comble pour des médecins !) qui semblent exprimer un mépris du corps féminin et de sa physiologie. Malheureusement, en cela, ils ne font que refléter la façon dont notre société organise l’accueil des expressions caractéristiques du corps féminin : par la dissimulation.
Derrière cette idée de «contrainte spécifique», c’est-à-dire liée au sexe, il y a une forme de dévalorisation du corps féminin par la suggestion que celui-ci est plus fragile, plus vulnérable. C’est précisément cette idée de fragilité du corps féminin qui a justifié son assujettissement à la médecine. La vulnérabilité féminine, ce «roman obstétrical», cette histoire de notre incompétence foncière qu’on nous raconte depuis que nous sommes de petites filles, et qui fait fi des preuves et des faits (comme la physiologie extrêmement performante et adéquate de la parturition) est le mensonge par lequel la médecine a pu revendiquer un pouvoir sur nos corps et ce pouvoir s’exerce encore aujourd’hui dans une rhétorique fallacieuse de libération. Or la libération ne se situe pas dans la médicalisation à outrance, elle se situe dans le droit et le choix.

Une libération pour
qui ?

La pilule peut aussi être vue comme une soumission à la sexualité masculine, les femmes étant rendues sexuellement disponibles à tout moment ; pourquoi supposer que l’épanouissement sexuel implique une disponibilité sept jours sur sept ? Et que sait-on de l’épanouissement sexuel de l’époque pré-pilule ? Si la contraception médicalisée ou autres modes de médicalisation de la physiologie féminine tels la péridurale, le THS (traitement hormonal substitutif pour la ménopause), voire tous moyens qui permettent de museler les manifestations de la physiologie féminine : patchs suppresseurs de menstrues, tampons absorbants, etc.) peuvent être vus comme une libération, ils peuvent aussi être vus comme une nouvelle forme d’aliénation, plus insidieuse car se donnant l’allure d’une libération et d’un progrès moral (tristement réduit au progrès technique). Alors, refuser l’aliénation technique et chimique équivaut à se libérer des contraintes culturelles, sociales, économiques, politiques qui pèsent sur le corps des femmes. Limiter les raisons du choix des femmes en direction de méthodes non médicales à des scandales sanitaires, c’est complètement nier les effets secondaires réels subis par de nombreuses utilisatrices.
Rendre vraiment les personnes libres, c’est permettre leur autonomie, ne pas entraver l’exercice de leur libre arbitre et de leur jugement avec des arguments aussi déloyaux que ceux que l’on trouve sous la plume des deux gynécologues. Laissez-nous nous libérer nous-mêmes !
1) L’un des auteurs, David Elia, assure, ou a assuré par le passé, des actions d’expertise, d’assistance et de conseil pour la plupart des laboratoires pharmaceutiques impliqués dans le domaine gynécologique. Liste sur son site personnel.

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