Avec la Maison rouge, ouverte en 2004 à Paris, le collectionneur Antoine de Galbert est parvenu à imposer un lieu singulier en marge des canons du marché de l’art. Au faîte de la gloire, cet héritier de la grande distribution a décidé de plier boutique, après une ultime exposition.
M le magazine du Monde | | Par Pascale Nivelle
Chaque matin, Antoine de Galbert descend au sous-sol de son immeuble. Une cave blindée et réfrigérée aussi vaste que la réserve d’un musée, où un gardien veille tout le jour. Il n’y a rien à voir, juste un entrepôt avec des centaines de cartons et de paquets étiquetés. Lui n’a pas besoin des codes-barres, il sait ce que cache chaque emballage. Dans le cadre noir, c’est un Dubuffet à côté de celui, plus petit, d’une photographie de Lucien Pelen, celle d’un homme et d’une chaise qui volent. Là, une œuvre de Gilbert et George cohabite avec le dessin au crayon fait par un enfant autiste, et Christian Boltanski avec une biche empaillée qui parle, signée Nicolas Darrot.
S’il a oublié beaucoup de noms, il connaît « par cœur » toutes les œuvres. Ce sont celles de sa vie de collectionneur passionné, tourmenté, toujours en manque. « Chacune a une raison affective, politique et historique d’être là », confie-t-il. À 62 ans, tous les matins, Antoine de Galbert va à leur contact.
« Je vais m’alléger »
À trois cents mètres de là, des néons rouges éclairent le boulevard de la Bastille. Une petite foule (environ 35 000 visiteurs par exposition) se presse à la Maison rouge, fondation d’art qui semble avoir toujours été là. À l’entrée, le livre d’or déborde de félicitations et, depuis peu, de prières. « N’arrêtez pas ! » en lettres capitales, et cette supplique laissée en suspension : « Antoine, vous allez nous manquer… » L’exposition inaugurée le 16 juin sera la dernière. Elle parle d’apesanteur, de l’éternel défi de voler, de s’évader dans les rêves et dans les airs. Symbolisée par une cage rouge ouverte, elle s’intitule « L’Envol ou le rêve de voler ».
C’est justement ce que s’apprête à faire Antoine de Galbert, le fondateur de la Maison rouge. « Je vais m’alléger », annonce-t-il. Le compte à rebours a commencé en janvier 2017. Dans cinq mois, les néons rouges s’éteindront, laissant la place à des bureaux.
Sans Antoine de Galbert, il n’y aurait pas eu de Maison rouge. Et la réciproque est sans doute un peu vraie. « C’était un sauvage, il disait qu’il passait plus de temps avec les objets qu’avec les gens », se souvient le psychanalyste et écrivain Gérard Wajcman.
À la fin des années 1990, ce passionné d’art, qui venait d’écrire un livre sur les collectionneurs, Collection (Nous, 1999), a vu arriver un homme brun entre deux âges, au regard chaleureux et inquiet. Galeriste à Grenoble, son métier ne l’intéressait plus, il avait de l’argent et envisageait d’ouvrir un lieu autour des collections d’art. « Si vous avez une idée… », dit Antoine de Galbert à Wajcman.
« Il était vraiment très aimable, j’ai écrit trois pages qu’il a aussitôt approuvées », raconte le psychanalyste, très surpris qu’il fasse appel à lui, inconnu au bataillon des conservateurs, commissaires d’exposition et autres critiques en vue à Paris. Quinze ans après, cela ne l’étonne plus : « Antoine de Galbert a toujours fait preuve d’une curiosité et d’une liberté incroyables, même après être devenu lui-même une figure du milieu de l’art parisien. »
Artiste par procuration
À l’époque, ce n’est pas la célébrité que recherche l’intéressé, mais un lieu qui parle des collectionneurs. Personne ou presque ne sait encore qu’il en est un lui-même, mais il ne fait pas mystère de sa passion pour ces étranges oiseaux prisonniers de leurs obsessions.
Non pas les spéculateurs, qui « achètent à l’oreille » et défiscalisent ensuite. Ni même les collectionneurs monomaniaques, spécialiste d’un peintre, d’une époque ou d’un type d’objet. Il éprouve la même tendresse pour tous ses frères d’addiction, même ceux qui accumulent les moulins à café, « ils s’entourent eux aussi d’objets qui les rassurent ».
« C’EST ENCOMBRANT L’HÉRITAGE. AU FOND, C’EST PEUT-ÊTRE POUR M’EN DÉBARRASSER QUE J’AI FAIT TOUT ÇA. » ANTOINE DE GALBERT
Ceux qui l’intéressent lui ressemblent. Ce sont des « artistes par contumace »qui « trouvent dans l’art ce qu’ils ne trouvent pas dans les êtres ». Pour les nombreux artistes qu’Antoine de Galbert a soutenus sans condition, il fait partie des leurs.
« Depuis toujours, il cherche l’énigme », estime le plasticien Jean-Jacques Lebel pour qui cela résume la vocation. « Il n’a pas de production personnelle mais son goût pour la singularité est propre aux artistes, assure son confrère Nicolas Darrot, plusieurs fois exposé à la Maison rouge. Il y a une dimension cathartique dans sa collection, qui est très sombre. »
Jean de Loisy, président du Palais de Tokyo et ancien administrateur de la Maison rouge, est marqué par l’intérêt d’Antoine de Galbert pour « les œuvres tourmentées par l’absence et la mort ». L’art lui permettrait de « transcrire la profonde inquiétude de sa propre vie ».
Héritier du groupe Carrefour
Orphelin de père à l’âge de 3 ans, élevé par sa mère et un riche beau-père, le fondateur de la Maison rouge s’est retrouvé à la trentaine en possession d’une manne financière. Il aurait pu décider de mener une existence de rentier, vivre à la ville l’hiver et à la campagne l’été, et voyager quand bon lui semblait, rêve qui ne l’a jamais tout à fait quitté.
Mais il a écouté la petite voix intérieure qui lui avait fait saisir un pinceau pendant les vacances dans le château familial du Bugey, au bord du Rhône. Un endroit peuplé de fantômes illustres, des généraux, des résistants, mais pas d’artistes, trop saltimbanques pour les Galbert.
À 15 ans, il se dit qu’il sera le premier de la lignée. Mais la platitude de ses aquarelles a vite raison de ses velléités. Il lâche ses pinceaux et entame une collection de dessins. Riche à 30 ans, il claque la porte de la grande distribution, ouverte par sa famille héritière des frères Defforey, les fondateurs de Carrefour.
Et c’est là que tout commence. Comme on se jette à l’eau, il se « met dans l’art », et ouvre une galerie à son nom à Grenoble. Mais les collectionneurs ne viennent pas. Dans l’ennui de sa boutique vide, il achète plus pour sa collection qu’il ne vend.
L’idée d’une « maison » des collectionneurs à Paris lui est inspirée par ce huis clos oppressant. En 2000, il déniche une ancienne friche industrielle du côté de la Bastille, à l’écart des galeries, musées et circuits officiels de l’art.
Au milieu, il y avait un pavillon qu’il envisage de raser, jusqu’au jour où son épouse suggère de le peindre en rouge. La Maison rouge est née, il y a tout à inventer, de quoi engloutir son héritage. « C’est encombrant l’héritage. Au fond, c’est peut-être pour m’en débarrasser que j’ai fait tout ça », dit-il aujourd’hui. Le fils de famille n’a pas été trop prodigue. Bon an mal an, la Maison rouge parvient à équilibrer son budget de trois millions d’euros annuel.
Collectionneur au nez creux
Sa collection a fait le voyage depuis Grenoble. En la découvrant, Paula Aisemberg a décidé de s’embarquer dans l’aventure de la Maison rouge alors qu’elle était bien au chaud dans une célèbre galerie parisienne. Les trésors accumulés d’Antoine de Galbert perçaient le masque de sa discrétion presque maladive.
« Ce n’était pas la collection typique de sa génération, mais quelque chose de très singulier, se souvient-elle. Il n’y avait pas d’art conceptuel, pas de signatures célèbres, mais de l’art brut, des pièces ethnographiques, des objets, des œuvres incarnées… On sentait une curiosité sur les grandes questions essentielles de la vie et la mort. »
« CE N’EST JAMAIS LE MARCHÉ QUI COMMANDE, ANTOINE DE GALBERT N’ÉCOUTE QUE SON INTUITION. » PAULA AISEMBERG, DIRECTRICE DE LA MAISON ROUGE
Aujourd’hui, le talent de collectionneur d’Antoine de Galbert n’est plus à prouver. « Il a un œil de lynx, libre et indiscipliné », assure depuis Lausanne l’historienne de l’art Lucienne Peiry, en pâmoison devant sa collection d’art brut. « Il existe l’oreille absolue et le nez parfait. Lui, il a l’œil intégral », ajoute Jean de Loisy dans son Palais de Tokyo.
Souvent, le collectionneur sait ce qu’il recherche et s’adresse à un professionnel pour repérer ses pièces manquantes. Antoine de Galbert préfère explorer l’inconnu. Avec l’instinct du chasseur, il est à l’affût de l’objet qui va faire vibrer sa sensibilité, sans considération pour le succès ou la cote de l’artiste, « il ne demande jamais conseil à quiconque et va droit vers l’œuvre qui l’attend, sans hésiter une seconde », témoigne son épouse, Aline Vidal, galeriste à Paris.
Gérard Wajcman l’a observé en train d’acheter : « Un moment décisif pour lui, l’argent ne compte pas, il suit son instinct. » « Ce n’est jamais le marché qui commande, il n’écoute que son intuition », ajoute Paula Aisemberg, devenue directrice de la Maison rouge. Autodidacte et provincial, arrivé sur le tard, il a fait de son « illégitimité », qu’il brandit souvent avec modestie, une originalité.
Antoine de Galbert a attendu la date symbolique du dixième anniversaire de sa fondation pour exposer sa propre collection. Un grand sujet de perplexité. Comme une mère avec ses enfants, il était incapable d’établir une hiérarchie entre son œuvre de Fontana et les dessins naïfs de Ceija Stojka, artiste rom autrichienne déportée dans un camp nazi.
« Toutes ces œuvres sont proches, explique-t-il, c’est moi qui les ai achetées et, face au temps, elles ont la même valeur. » Un logiciel informatique a décidé de l’ordre d’accrochage. Le peintre et sculpteur Lucio Fontana a ainsi rejoint dans un passage des inconnus.
À l’occasion de cette exposition tardive, baptisée « Le Mur », qui a troublé plus d’un critique, Antoine de Galbert a publié un catalogue extraordinaire, accordéon de cinquante mètres de long dans lequel il dit tout sur l’obsession de la collection, source de jouissance et d’infinie frustration.
En exergue du long texte qu’il n’a laissé personne écrire à sa place, une citation du comédien Louis Jouvet semble résumer sa trajectoire : « Il faut lentement devenir ce que tu es. » Pour Gérard Wajcman le psychanalyste, la Maison rouge a « socialisé »Antoine de Galbert. Il y a laissé sa peau de « sauvage ».
Tout un écosystème orphelin
Pourquoi s’interrompre en plein vol ? Ni galerie, ni musée, ni fondation d’entreprise, la Maison rouge, ovni et success story sans précédent, a répandu dans Paris l’étrange passion de son fondateur pour les collectionneurs.
Le public et la critique ont été au rendez-vous dès la première exposition, « L’Intime, le collectionneur derrière la porte », qui montrait les œuvres dans les intérieurs reconstitués de leurs propriétaires. Certaines toiles de valeur étaient présentées de dos. Ensuite, seize expositions ont été consacrées aux collectionneurs sur la cinquantaine montées à la Maison rouge, et autant de catalogues devenus eux-mêmes des objets de collection.
« LA MAISON ROUGE A MONTRÉ LA PASSION DE LA COLLECTION EN DEHORS DU PRISME DE L’ARGENT, ET LE PUBLIC A ADORÉ. QUAND TOUT ÇA DISPARAÎTRA, IL RESTERA VUITTON, PINAULT ET LAFAYETTE. » CORINNE RONDEAU, CRITIQUE D’ART À FRANCE CULTURE
En janvier, « Étranger résident, la collection Marin Karmitz », a dépassé les records de fréquentation, plus de 50 000 visiteurs. Personne ne l’aurait prédit quinze ans plus tôt, et encore moins qu’Antoine de Galbert déciderait de la fermeture en pleine gloire, décision longuement mûrie selon son épouse, Aline. « J’étais là au tout début, et je n’avais pas imaginé que ce ne serait pas pérenne », raconte au bord des larmes la directrice Paula Aisemberg. Elle n’avait pas imaginé non plus que le public allait s’affliger, les critiques protester, les historiens de l’art se lamenter, les artistes s’affoler.
« Sans le savoir, en suivant son instinct, il a créé un modèle », dit-elle, pleine d’espoir qu’il fasse école un jour. Nicolas Darrot, dont Antoine de Galbert adore les automates animaliers, poétiques et émouvants, a vécu des années inoubliables. « Tout était possible à la Maison rouge, c’était un lieu de défrichage unique en son genre, où régnait une absence de mesure exceptionnelle. »
L’artiste Jean-Jacques Lebel, bientôt 82 ans, s’est réjoui pendant quinze ans en voyant Antoine de Galbert, « tellement timide », secouer les institutions parisiennes. « Il a inventé un lieu à l’exact opposé du marché de l’art, qui est complètement corrompu ! »
Et maintenant, il s’inquiète : « Qui pour prendre la relève ? »Critique d’art à France Culture, Corinne Rondeau annonce un vide l’an prochain : « La Maison rouge a montré la passion de la collection en dehors du prisme de l’argent, et le public a adoré. Quand tout ça disparaîtra, il restera Vuitton, Pinault et Lafayette. »Le « patron », comme elle surnomme ce « mécène d’un autre temps, d’avant la défiscalisation des œuvres d’art », va manquer.
« Arrêter quand tout va bien »
Antoine de Galbert sourit, insensible aux complaintes autant qu’aux compliments. Pour lui, tout est simple. En décembre, La Maison rouge s’arrêtera, mais pas la Fondation Antoine de Galbert, qui gardera le fonds de dotation et continuera de soutenir les artistes au coup par coup, mais sans disposer d’un lieu d’exposition.
Sur la vingtaine d’employés, dont onze salariés, il n’en restera que deux ou trois. S’alléger financièrement fait aussi partie de ses projets. Il veut « arrêter quand tout va bien », fermer la boutique avant qu’elle devienne une banale institution et laisser la trace légère d’un « passeur ».
Libéré de la gestion de l’entreprise, du quotidien qui l’ennuie, et du milieu de l’art contemporain qui l’a toujours agacé. « Il y est entré par ricochet et ne s’y est jamais épanoui, assure Aline Vidal. Ce qu’il aime, c’est contempler un paysage, se balader dans un souk, aller où les autres ne vont pas. » Le mécène voudrait aussi éviter de léguer sa coûteuse passion à ses quatre enfants, qui n’ont rien demandé.
Devant ses œuvres embaumées, il confie son rêve ultime, se « délester de tout ça » pour ne garder que sa « collection imaginaire », bibliothèque de monographies qui couvre un mur de sa maison. « Mais je ne sais pas si je vais y arriver », doute-t-il, inquiet pour ses « œuvres orphelines », sans valeur marchande. Le Boltanski trouvera toujours preneur. Mais après lui, qui s’occupera des centaines d’anonymes qu’il couve du même amour ?
Difficile de s’alléger quand on a charge d’artistes. Déjà, il a donné sa collection de cinq cents coiffes au Musée des Confluences de Lyon. Ces plumes indiennes, masques africains et heaumes en perles dénichés dans le monde entier n’ont en commun que d’avoir été posés sur des têtes humaines et d’avoir attiré l’œil d’Antoine de Galbert. « D’autres vont s’en occuper », affirme-t-il, soulagé.
Affable et insaisissable, les mains toujours à portée d’une cigarette, il semble déjà flotter dans ses projets futurs. Après sa démonstration convaincante sur les tourments du collectionneur et l’insoutenable pesanteur de la possession, il s’arrête devant une dizaine de croix alignées sur une console. Une croix en perles mexicaine, une croix en poupée de chiffon haïtienne, une croix d’Annette Messager… « Dans dix ans, j’en aurai peut-être cent… Cela n’a aucun sens. » Le virus est toujours actif.
« L’Envol », à la Maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, Paris 12e. Du 16 juin au 28 octobre.
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