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samedi 9 juin 2018

Cuisine, ménage, soin... Cinq questions sur le travail non rémunéré

Par Juliette Deborde — 
Los Angeles, Californie, Etats-Unis. 2006
Los Angeles, Californie, Etats-Unis. 2006 Photo Olivier Culmann.Tendance Floue


Ces tâches domestiques, largement assumées par les femmes, représentent 10 000 milliards de dollars de manque à gagner pour l'économie mondiale selon l'ONG Oxfam, qui appellait les dirigeants du G7 à enfin les prendre en considération.

Justin Trudeau en cuisine, Emmanuel Macron qui donne le biberon, Donald Trump plumeau pour faire la poussière à la main... Des militants de l’ONG Oxfam-Québec se sont mis dans la peau, jeudi matin, des dirigeants de grandes puissances, à la veille du sommet du G7 qui s’est ouvert vendredi au Québec. L’objectif de ces marionnettes grandeur nature à l’effigie des sept chefs d’Etat, montrées en train de réaliser des tâches domestiques : attirer l’attention sur le travail non rémunéré assumé par les femmes à travers le monde. «Les femmes contribuent pour environ dix mille milliards de dollars à l’économie par leur travail non rémunéré [...], un travail qu’elles effectuent gratuitement et sans lequel nos économies s’effondreraient», alertait cette semaine dansLibération Winnie Byanyima, directrice générale d’Oxfam International, qui participait au sommet en tant que membre du Conseil consultatif sur l’égalité des sexes, une première. La directrice de l’ONG appelait dans son texte à «reconnaître, réduire et redistribuer le travail de soin non rémunéré qui accapare les femmes», un apport invisible qui fait fonctionner nos économies mais qui reste largement ignoré. Explications.

Qu’entend-t-on par travail non rémunéré ?

On considère qu’il s’agit de toutes les activités réalisées au sein de la sphère domestique, sur une base non marchande, c’est-à-dire qui ne donne pas lieu à un échange d’argent. L’activité doit être productive (on crée un bien ou un service) et doit pouvoir être déléguée à un tiers : il faut que quelqu’un d’autre puisse pouvoir effectuer cette tâche à notre place. Sont généralement retenues les tâches domestiques courantes (cuisine, ménage, entretien de la maison…) et les soins prodigués aux enfants ou aux personnes dépendantes, par exemple accompagner un malade à une visite médicale. Dans les pays en développement, les tâches quotidiennes qui bénéficient à la communauté, comme le ramassage du bois et la collecte d’eau, sont aussi prises en compte.
Le périmètre de ces activités domestiques n’est cependant pas facile à fixer. Se pose la question de la prise en compte des loisirs (jardinage, bricolage...), certains pouvant être délégués à des professionnels, d’autres non (comme jouer au tennis). La délimitation des contours du travail non rémunéré n’est pas objective et évolue dans le temps et en fonction des pays, les activités que l’on peut sous-traiter étant de plus en plus nombreuses dans les sociétés occidentales (livraison de nourriture à domicile par exemple). L’Insee parle ainsi de «halo» du travail domestique, comme pour le chômage.

Comment quantifie-t-on ces activités ?

Comme elles font partie de la sphère privée et n’apparaissent pas dans les statistiques, toutes ces activitées sont plus ou moins invisibles. Il existe cependant des méthodes pour, d’une part, comptabiliser le temps que l’on y consacre, et d’autre part, leur impact potentiel sur l’économie. La manière la plus courante pour compter les heures dédiées à ce travail non rémunéré sont les enquêtes «budget temps» ou enquêtes emploi du temps, menées régulièrement dans différents pays, et environ tous les dix ans en France, explique à LibérationFlorence Jany-Catrice, professeure d’économie à l’université de Lille. Les personnes qui font partie de l’échantillon consignent, généralement dans un journal, toutes les tâches réalisées sur 24 heures. Ces enquêtes peuvent aussi être menées sur une année dans certains pays, avec un résultat forcément plus approximatif. Certaines activités sont aussi difficiles à classer, car «on fait souvent des choses en même temps, comme cuisiner et garder un enfant», souligne l’économiste.
Il faut ensuite donner une valeur monétaire à ces heures travaillées mais non payées. Une des méthodes est celle dit du «coût d’opportunité», qui valorise l’heure de travail en fonction du salaire de celui qui réalise l’activité en question. On part du principe qu’on subit un manque à gagner en restant chez nous à faire le ménage. Le hic : les hommes étant mieux payés que les femmes sur le marché du travail, «cette hypothèse implique qu’une heure de travail domestique d’homme vaut plus qu’une heure de travail domestique de femme», détaille Florence Jany-Catrice. Pas vraiment du goût des féministes. D’autant qu’une partie des tâches sont réalisées par des femmes qui ne perçoivent pas de salaire du tout. Autres méthodes, davantage utilisées : multiplier chacune des heures par le salaire minimum en vigueur dans le pays ou par le salaire moyen. On peut aussi calculer le coût de chaque tâche sur le marché : embauche d’une aide à domicile pour le ménage ou d’un professeur particulier pour les devoirs des enfants, ou encore livraison de courses via un service de drive.

Le travail non rémunéré pèse-t-il vraiment 10 000 milliards de dollars ?

Contacté par Libération, l’ONG Oxfam, qui utilise ce chiffre, renvoie vers une étude de McKinsey parue en 2015. Selon le cabinet de conseil, ce montant, qui représente toute la valeur créée par les femmes mais non prises en compte dans l’économie mondiale, équivaut à environ 13% du PIB mondial. Si les résultats diffèrent en fonction des modes de calcul, les études sont unanimes : ces tâches relèvent largement de la responsabilité des femmes à travers le monde. En fonction des pays, elles réalisent entre deux et dix fois plus de tâches domestiques que les hommes. Selon l’OCDE, les femmes consacrent en moyenne 2 heures et demi de plus que les hommes par jour à ce travail non rémunéré. Avec des grosses disparités entre les pays : les femmes mexicaines et indiennes y passent entre 4,3 et 5 heures de plus quotidiennement (elles prennent davantage en charge la préparation des repas notamment), tandis que l’écart n’est «que» d’une heure dans les pays nordiques selon l’organisation. Plus les femmes sont actives sur le marché du travail, moins elles se dédient à ces tâches, et plus les hommes s’investissent personnellement. A l'inverse, quand elles s'acquittent de ses tâches de manière disproportionnée, les femmes doivent faire des sacrifices : elles ont moins de temps pour aller à l’école, gagner leur vie ou se reposer, souligne Oxfam.
Une étude menée en Amérique latine et aux Caraïbes a ainsi montré que plus de la moitié des femmes âgées de 20 à 24 ans ne cherchaient pas d’emploi à cause du travail non rémunéré assuré.

Et en France ?

D’après les dernières statistiques de l’Insee, nous avons consacré 60 milliards d’heures au travail domestique en 2010, soit pas moins d’un tiers du PIB (si ce travail domestique était payé au Smic). Dans l’hexagone, les femmes assument 64 % des heures de travail domestique, 72% dès que l’on se restreint aux tâches ménagères stricto sensu. On estime qu’en 2010, entre 42 et 77 milliards d’heures de travail domestique ont été effectuées en France, contre 38 milliards d’heures de travail rémunéré. «Le temps de travail domestique est donc au minimum égal au temps de travail rémunéré», tranche Delphine Roy, l’auteure de l’étude.

Quelles solutions pour mieux prendre en compte le travail domestique ?

La priorité pour les pays en développement, selon Oxfam : «investir dans les infrastructures et les services publics», pour offrir des services de santé ou de garde d’enfants gratuits, ainsi qu’un meilleur accès à l’eau, par exemple. L’ONG appelle également à réduire la part assumée par les femmes en promouvant le partage des responsabilités dans le ménage, via par exemple la mise en place de «congés familiaux et médicaux rémunérés, des horaires de travail flexibles et des possibilités de congé parental rémunéré», pour encourager les hommes à prendre leur part dans ce domaine. Ces revendications trouvent un écho dans les pays développés, où les femmes assument encore la plupart des tâches du foyer, et où les hommes sont par exemple encore peu nombreux à prendre un congé parental, très faiblement indemnisé en France. Un débat qui rappelle que les tâches liées au foyer ne sont pas forcément ingrates et peuvent être encouragées. «Passer du temps avec ses enfants, cela peut être considéré comme un privilège», souligne Laura Addati, spécialiste de l’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle à l’Organisation internationale du travail et auteure d’une publication à paraître fin juin sur ce sujet. «La question n’est pas de supprimer le travail non rémunéré», explique la spécialiste, pour qui l’objectif doit d’abord être de «reconnaître et protéger» ces activités. «Il faut que ces tâches soient choisies et assumées aussi bien par les hommes que par les femmes, que ceux qui se dédient à ce travail aient les mêmes droits humains et les mêmes garanties de bien-être que les autres.»

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