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samedi 9 juin 2018

Pierre-Henri Tavoillot : «On démultiplie les petites peurs comme un moyen de retrouver un sens à sa vie»

Par Paul Mousset — 


Dessin Christelle Enault

Peur du changement climatique, de la pollution, des maladies : pour le philosophe, l’absence de grand récit qui réconforte crée une angoisse de vivre. Quitte à craindre les risques du progrès ?

Tavoillot
Photo DR
Petite inquiétude ou grande angoisse, rationnellement fondée ou savamment entretenue, la peur accompagne notre quotidien. Ce qui fut, et reste, l’arme de prédilection des populismes de tout poil est devenu un instrument de persuasion publicitaire pour une société hygiéniste et une inépuisable mine d’or pour la production hollywoodienne. Vivons-nous dans une société trop timorée ? Nous sommes-nous laissés gagner par une culture de peur ? Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot (photo DR),maître de conférence à l’université Paris-Sorbonne, vient de consacrer un triple CD (Frémeaux & Associés) à cette question.

Peut-on donner une définition philosophique de la peur ?

Philosophiquement, on pourrait donner celle-ci : la peur est ce qui nous empêche de vivre. C’est un vieux thème philosophique. L’homme a du mal à occuper son présent car il est constamment taraudé à la fois par la peur du lendemain mais aussi par les peurs du passé, du type regrets, nostalgie, l’idée que le passé était formidable, ou parce qu’il y a des souvenirs douloureux… En fait, le mot «peur» résume au fond pour les philosophes tout ce qui nous empêche de vivre au présent, sachant qu’il est extrêmement difficile de vivre la vie présente puisqu’elle est caractérisée soit par la souffrance soit par l’ennui, ce qui fait qu’entre les peurs, la souffrance et l’ennui, l’homme a une capacité extraordinaire de gâcher sa vie.
Faites-vous une différence entre peur et angoisse ?
Il y a une différence freudienne classique entre la peur et l’angoisse : la peur a un objet. On a peur de quelque chose. L’angoisse n’en a pas. Quand on est angoissé, les gens nous demandent ce qui ne va pas, on est en général incapable de répondre. Ils disent du coup : «c’est rien», et c’est justement le problème ! L’analyse absolument géniale de Freud consiste à montrer comment un mécanisme psychique nous permet de transformer cette angoisse en peur. Notamment l’angoisse par excellence de la mort. Cela s’appelle le mécanisme de projection. Quand le petit homme découvre l’angoisse de la mort, cette stratégie psychique va lui permettre de projeter cette angoisse sur une peur localisée. Par exemple, la peur du noir, ou la peur du sommeil, ce sommeil étant une métaphore de la mort, le noir étant un déplacement symbolique du néant. L’avantage énorme de ce déplacement, c’est que si l’on ne peut combattre la peur de la mort, en revanche on peut lutter contre la peur du sommeil ou la peur du noir. Au moment du coucher, on installe un rite, on raconte une histoire, on laisse une veilleuse, etc. Cette ritualisation permet, non pas de supprimer la peur, mais de l’apprivoiser.
Cette projection opérerait aussi au niveau collectif ?
C’est peut-être cela qui caractérise notre société contemporaine. Au point de vue collectif, où nous n’avons plus de grand récit réconfortant qui nous dise, comme dans les sociétés traditionnelles : rien ne change, tout a été prévu à l’avance ; ou comme les récits religieux qui nous disent de ne pas s’en faire, puisqu’il y a un dieu qui nous aime et que la vie après la mort est la plus importante. Dénué de ces grands discours, voire des grands discours idéologiques par la suite - le marxisme était aussi un discours très puissant et très salvateur -, nous sommes face à une sorte d’angoisse : Pourquoi vivons-nous ? Où allons-nous ? Mon opinion, parmi d’autres, est que la montée des peurs dans les sociétés contemporaines est le résultat de cette angoisse contre laquelle on essaye de lutter, exactement comme le petit enfant. On démultiplie les petites peurs, les petites phobies comme un moyen de retrouver un sens à sa vie.
Avons-nous plus peur aujourd’hui qu’hier ?
Je ne pense pas qu’on ait plus peur aujourd’hui qu’hier au sens où les terreurs, les angoisses étaient absolument époustouflantes par le passé. Mais aujourd’hui, le principal élément d’interrogation, c’est que nous vivons dans un monde infiniment sécurisé. La guerre s’est éloignée de notre horizon immédiat, les maladies sont traitées de façon remarquable, le risque même de mourir d’assassinat en France est infime. On devrait, de ce point de vue-là, à l’aune de l’histoire de l’humanité, être dans une situation de joie absolue. Or, ce qu’on voit c’est le contraire. Dans l’espace public, on voit l’apparition de toute une série de micropeurs, de petites phobies.
Dès qu’un progrès a lieu, une peur émerge. L’espérance de vie est due en grande partie, c’est presque une horreur de le dire, aux laboratoires pharmaceutiques qui ont produit des médicaments formidables, et ces laboratoires nous apparaissent comme des figures du diable. Nous avons une vie urbaine qui est assez agréable, mais le spectre de la pollution reste présent. Nous avons fait des progrès sans précédent, mais nous avons tous en tête l’idée que ces progrès, nous allons finir par les payer, avec le réchauffement climatique par exemple.
Le second élément, c’est que ces peurs se sont déculpabilisées. Jadis, et dans toute l’histoire de la tradition philosophique, la peur c’est ce qu’il faut combattre. Ceux qui ont peur, si je puis dire, ce sont les fous, les enfants et les femmes. Aujourd’hui, la peur devient un devoir. Celui qui n’a pas peur, celui qui prêche un discours rassurant va être suspect. La peur devient presque une sagesse. Ce que Hans Jonas appelle «l’heuristique de la peur» est l’idée que cette peur doit être entretenue. Günther Anders a cette phrase : «Aie le courage d’avoir peur, aie le courage de faire peur, produis chez ton voisin une peur égale à la tienne.»
Malgré cette «peur décomplexée»,pensez-vous néanmoins que la peur soit aujourd’hui dégagée de sa charge négative ?
Le discours de la peur m’inquiète. On est dans une logique très différente de celle des Lumières où il y avait une confiance, notamment dans le progrès des sciences, alors qu’on est aujourd’hui dans une logique de crainte à l’égard de tout ce qui constitue des progrès - potentiellement des progrès, peut-être pas. Le discours est devenu très conservateur. Où qu’on regarde dans les revendications actives aujourd’hui, c’est : il faut sauver l’université telle qu’elle est, il faut sauver le statut des cheminots tel qu’il est, il faut lutter contre le réchauffement climatique et donc se détourner d’une logique de croissance… Le discours progressiste a perdu de sa puissance et le discours conservateur a vaincu en quelque sorte. Il y a une espèce d’autorité de la peur. La peur fait autorité, et c’est sur ce point-là qu’il faut être extrêmement attentif. Parce que cette autorité de la peur me paraît peu cohérente. Nous ne comprenons pas que certes il faut être relativement vigilant sur notre évolution de vie, mais que l’idéologie conservatrice peut être extrêmement dommageable. Elle peut bloquer l’action et d’une certaine façon nous empêcher de garantir un avenir qui serait un avenir plus favorable. Je pense qu’il ne faut pas vouloir éradiquer la peur, mais aujourd’hui le grand défi est de vouloir l’apprivoiser. De la canaliser, de la critiquer, dans le sens philosophique du terme.
La peur est-elle nécessairement associée à une conduite de refus ? Induit-elle une rupture du lien social ?
J’ai en effet beaucoup de mal à l’envisager autrement. Quand on a peur, on devient très égoïste. Comme quand on souffre. En effet, la peur constitue pour une part une rupture du lien social. Pour une autre part, et là il faut nuancer, la peur reproduit une forme de lien social. La peur, on la partage. Et dans un univers extrêmement individualiste, de se retrouver sur la peur à défaut de se retrouver sur le progrès, c’est une base sur laquelle les mouvements sociaux se constituent. Mais évidemment avec cet inconvénient qu’il s’agit toujours d’idéologies négatives. On a peur de, mais on arrive assez peu à s’accorder sur le pour. On est très facilement contre, mais en général dès qu’on parle du pour, les gens divergent complètement. C’est un peu dommage parce que c’est un lien qui se fait par défaut et donc par réaction. Pour une part ça marche, pour une part ça me paraît insuffisant. D’où l’exigence, pour moi, de davantage apprivoiser ses peurs que de les cultiver.
Dans la production cinématographique, les thrillers, films d’épouvante et films catastrophes occupent une place prépondérante. La société de l’image qui est la nôtre se prête-t-elle particulièrement à une culture de la peur ?
Notre époque contemporaine n’a plus de grand récit. J’entends par là une capacité des individus à se retrouver dans un grand récit qui raconte l’origine des choses où tout s’intègre. Les séries, les films : il y a un goût absolument époustouflant des fictions aujourd’hui, comme un moyen de compenser cette absence de narrativité globale. Nous adorons les petites narrativités. Or, il faut bien admettre que des scénarios possibles passionnants, il n’y en a pas un nombre indéfini. Donc on a affaire à un constant recyclage : le scénario du complot, celui de la catastrophe, aussi des histoires d’amour. Mais un bon scénario joue sur les passions directes des individus dans lesquelles on peut se retrouver. Je ne trouve donc pas du tout anormal, et pas du tout catastrophique, que l’on fictionnalise la peur, ça l’alimente un peu, mais ça la met aussi à distance critique parce que, d’une certaine façon, on peut avoir un recul critique puisque la fiction ce n’est pas le réel.
Doit-on apprendre à ne pas avoir peur ? Y aurait-il une éducation pour cela ?
On doit apprendre à ne pas avoir peur, c’est l’objet principal de l’éducation. Tout parent doit apprendre à ses enfants une forme de défiance, parce qu’il faut être prudent, mais éradiquer la méfiance. La défiance, c’est se fier avec réserve, la méfiance, c’est ne se fier jamais. Et aucun parent ne voudrait que ses enfants ne se défient de tout, et a fortiori de ses parents. Donc apprendre une forme de prudence, tout en permettant que nos enfants soient libres, épanouis, émancipés, heureux, et je ne vois pas en quoi la peur peut les rendre heureux. Tout le but de l’éducation, et même tout le but de la philosophie, c’est d’apprivoiser les peurs et ça n’a pas changé, aujourd’hui comme hier.
Il y a donc une relation entre peur et liberté ?
La peur nous empêche d’être libre. C’est un peu dogmatique comme formule, mais c’est ma conviction profonde. La peur ne nous rend pas libre. L’inquiétude, le souci, la prudence peut nous rendre libre, mais la peur non. Elle nous tétanise.

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