Daria Marx et Eva Perez-Bello, le 23 mai. Photo Jérôme Bonnet pour Libération
Fondatrices du collectif Gras politique, Daria Marx et Eva Perez-Bello publient un livre sur les humiliations dont sont victimes les personnes obèses au quotidien. Elles racontent à «Libé» leur combat pour que la société cesse de les mépriser, voire de les nier.
C’est la boulangère qui demande : «Vous êtes sûre de vouloir ce croissant ?» Ou le quidam non sollicité qui gratifie de ses conseils nutritionnels. Les «grosse vache» et autres douceurs balancées sans ménagement… Autant d’agressions qui ne sont que la partie émergée d’une discrimination souvent banalisée, voire niée : la grossophobie. Avec Gros n’est pas un gros mot : chroniques d’une discrimination ordinaire (1), Daria Marx, 37 ans, et Eva Perez-Bello, 32 ans, cofondatrices en 2016 du collectif antigrossophobie, féministe et queer Gras politique, espèrent faire la peau à cet «ensemble d’attitudes hostiles et discriminantes à l’égard des personnes en surpoids». Selon les derniers chiffres de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 15 % des adultes français sont obèses. Mêlant témoignages et données scientifiques, économiques et sociologiques, l’ouvrage envoie bouler les périphrases politiquement correctes : oui, elles sont grosses. Mais non, elles ne diront pas combien elles pèsent, même si la question leur est systématiquement posée. Après tout, qu’est-ce qu’un chiffre change à leur discours, aux oppressions qu’elles dénoncent ? Aux égouts, aussi, les clichés et autres idées reçues : non, les gros ne sont ni paresseux, ni malodorants, ni obsédés par les burgers, ni meilleurs au lit, ni plus drôles que les autres…
Un an après la publication du livre témoignage très relayé de Gabrielle Deydier, On ne naît pas grosse (2), les auteures rêvent que la parole continue de se libérer. La leur est fleurie, pleine de force et d’humour, souvent rentre-dedans, jamais misérabiliste. Elles répètent encore et encore les humiliations, partout, tout le temps : ces trentenaires branchés qui les pointent du doigt en soirée en leur lançant : «Ouh, la grosse.» Ces ados qui les moquent alors qu’elles dînent au restaurant. Aux malotrus, elles adressent sans hésiter un doigt d’honneur. «C’est le tarif minimum», assument-elles en riant. Les demoiselles au caractère bien trempé sont déjà allées jusqu’à prendre en chasse les goujats, quitte à être verbalement «brutales».A leurs yeux, riposter relève de la «pédagogie». Mode combat activé. Objectif ? «La révolution», se marrent-elles.
Le terme «grossophobie» est récemment entré dans le dictionnaire. Qu’est-ce que ça change ?
(Toutes deux lancent un «yes» enjoué.)
Eva Perez-Bello : C’est une forme de reconnaissance. Désormais, on reconnaît son existence. On ne pourra plus nous opposer que c’est une invention farfelue ni ridiculiser la cause avec des phrases comme : «A quand la loutrophobie ?»
Comment expliquez-vous ce déni ?
Daria Marx : C’est comme si la grossophobie était la dernière discrimination acceptable. Nous, les gens gros, on porte notre souffrance sur nous. Notre société a du mal avec cela : il faut être «healthy», «détox», «happy»… On nous renvoie sans cesse à la volonté, au contrôle, alors que l’obésité est multifactorielle. C’est compliqué d’établir des généralités. Des facteurs génétiques, sociaux, environnementaux entrent en jeu, de même que le vécu dans l’enfance, l’éducation, etc. On n’est pas du tout dans l’angélisme, on sait très bien que ce n’est a priori pas bon pour nous. On voudrait juste inviter tous ceux qui nous renvoient à la volonté, qui nous exhortent à maigrir, à s’intéresser vraiment à ce qu’est l’obésité. Et qu’on cesse d’être soupçonnés d’être de «mauvais gros» quand on ne fait pas de régime.
Vous faites état des difficultés à se vêtir. C’est un enjeu important ?
D.M. : Clairement, si vous me lâchez à poil dans Paris aujourd’hui, je suis dans la merde pour me rhabiller… En Angleterre, on trouve aisément des vêtements en taille 50 dans les magasins. En France, le 44 est déjà considéré comme une grande taille, alors que la femme française moyenne fait du 42-44…
E.P.-B. : Il existe des marques qui proposent des grandes tailles, mais sur Internet. Même ceux, comme H & M, qui avaient des rayons spécialisés, les ferment petit à petit. On ne rentre tout simplement pas dans leur plan marketing. Si le problème se limitait à trouver de belles fringues, ce serait un moindre mal. Quand bien même je dégote un joli short, les tensiomètres ne seront toujours pas à ma taille, de même que les tables médicalisées… Je serai toujours plus précaire, j’aurai toujours des troubles alimentaires, je devrai toujours activer un radar pour savoir où m’asseoir dans les transports sans prendre des coups de coude ou des remarques désobligeantes…
Vous vous revendiquez «grosses». Avez-vous toujours été à l’aise avec cet adjectif ?
D.M. : Je n’aime pas qu’on me qualifie d’obèse, c’est un terme médical, seuls les médecins sont légitimes à l’employer. Pour autant, assumer n’a pas toujours été facile. Plus jeune, je disais plutôt «ronde, pulpeuse, bien en chair»…
E.P.-B. : Je déteste ces termes. Je ne suis pas un fruit !
D.M. : On a tellement utilisé le mot «grosse» pour nous faire du mal que c’est compliqué de se le réapproprier. Je n’ai pu le faire qu’à partir du moment où j’ai commencé à développer une conscience féministe, vers mes 18 ans. J’ai réalisé que oui, j’étais grosse, mais que cela ne devrait rien changer à mes droits.
Comment avez-vous pris conscience de ce qu’était la grossophobie ?
D.M. : J’ai toujours été grosse, mais je n’ai jamais compris pourquoi j’étais discriminée. A l’âge de 18 ans, j’ai rejoint l’association Allegro Fortissimo, fondée en 1989 par l’actrice et activiste Anne Zamberlan, la véritable pionnière en France [morte en 1999, ndlr]. Disons qu’on était plus dans un esprit de rassemblement, sans réelle dimension politique ou militante. Il s’agissait de se faire du bien, ce qui est déjà pas mal, mais j’avais envie de plus. Puis, quand je me suis engagée dans le féminisme, la concomitance m’a frappée.
Pourtant, vous déplorez que votre combat soit très peu porté par les principaux collectifs et associations féministes…
E.P.-B. : La grossophobie n’intéresse personne. Seule une poignée d’associations nous ont fait part de leur soutien, plutôt des collectifs «de niche», qui représentent des populations stigmatisées, loin d’un féminisme blanc, bourgeois, mince, valide…
D.M. : Quelque part, pour les principales associations, les grands combats sont plutôt des questions comme l’IVG. Elles ne se rendent pas compte que la grossophobie est un réel problème au quotidien.
Qui se traduit souvent par des discriminations au travail, dénoncées par le Défenseur des droits (3) ou le sociologue Jean-François Amadieu (4)…
D.M. : J’ai pris le parti de désamorcer d’emblée ce type de situations en entretien en disant : «Je sais que cela ne se voit pas, mais je suis hyper dynamique.»Je sais que c’est dans leur tête, pour avoir souvent entendu : «Vous êtes capable ?»
Il y a peu de témoignages d’hommes dans le livre. Pourquoi ?
E.P.-B. : Je pense qu’ils n’en sont pas victimes de la même manière. La souffrance est similaire au niveau personnel, mais les oppressions systémiques concernent beaucoup plus les femmes : la pression sur leur corps de manière générale est indéniable. Les chiffres sont édifiants. Il y a autant de mecs que de nanas grosses, en revanche, les opérations de chirurgie bariatrique concernent les femmes à 80 %. Pour ce qui est du marché du travail, les femmes grosses ont huit fois plus de risques d’être discriminées, contre trois chez les hommes.
Vous militez aussi contre la grossophobie médicale, qui est le point de départ de la naissance de Gras politique.
D.M. : Clairement. Je suis sortie traumatisée de mes trois dernières consultations gynécos… Comment je fais pour me soigner ? Pour voir un médecin qui ne soit pas dégueulasse avec moi ? Alors que j’allais faire remplacer mon stérilet, une spécialiste m’a d’abord dit ne pas être sûre que la table puisse supporter mon poids. Elle a ajouté : «Pour les gens dans votre état, c’est 150 euros.»Près du double du tarif. Il y a cette autre médecin, qui me faisait passer une échographie vaginale et a lancé : «On ne voit rien dans votre truc avec tout ce gras, c’est comme dans une caverne.» C’est un réel parcours du combattant de trouver des médecins qui ne soient pas maltraitants. Je n’ai aucun souci avec le fait d’évoquer mon poids avec un médecin, mais je refuse d’être humiliée.
E.P.-B. : J’ai été malade comme un chien pendant trois ans. Je ne gardais rien, je vomissais absolument tout. Mais mon médecin était ravi parce que j’avais perdu du poids. Je lui décrivais mes douleurs abdominales, et je suis persuadée qu’il mettait ça sur le compte de la malbouffe… Ce n’est que trois ans plus tard qu’on s’est aperçu que ma vésicule biliaire était archipourrie.
D.M. : La question de la maternité est cruciale. Chez les femmes grosses, c’est encore plus violent que chez les femmes normées : «Vous allez tuer votre enfant», «il sera difforme»… Personnellement, je ne veux pas avoir d’enfant parce que je refuse d’être malmenée pendant neuf mois. J’en ai trop chié, je ne veux pas foutre en l’air le travail que j’ai fait sur moi.
E.P.-B. : Moi qui suis gouine et infertile, la question ne se pose même pas : je n’ai pas droit à une PMA [procréation médicalement assistée] à cause de mon poids.
Quid de la visibilité des corps gros ?
D.M. : Il n’y a pas de gros à la télé, on n’a aucun modèle. Quand on parle des gros, c’est soit parce qu’ils doivent maigrir pour survivre, soit pour se moquer, soit pour les réduire à leur obésité : on ne verra jamais un reportage sur un charpentier gros qui ferait super bien son métier, dans lequel on ne parlerait pas de son poids… On représente plus de 15 % de la population, mais on ne nous voit pas.
E.P.-B. : Comme si le corps gros n’avait pas droit de cité.
Concrètement, comment lutter contre la grossophobie ?
D.M. : On aimerait travailler avec les institutions, le ministère de la Santé, le Défenseur des droits… Pour que cette discrimination soit prise en compte en tant que telle. A l’heure actuelle, la loi punit la «discrimination en raison de l’apparence physique», mais ce n’est pas assez précis. On voudrait aussi encourager ceux qui en souffrent à porter plainte ou à parler de ce qu’ils ont vécu. Le problème du peuple des gros, c’est qu’on est tellement habitués à fermer notre gueule pour essayer de devenir invisibles qu’on ne porte pas plainte, on ne fait pas de vagues… On milite pour redonner du pouvoir aux concernés, pour agir ensuite avec les pouvoirs publics. Une première étape a été franchie l’an dernier, quand la mairie de Paris a lancé une campagne «Grossophobie, stop». On a aussi pour projet de rédiger des chartes : du patient obèse, du médecin, du patron, de la représentation dans les médias… Il y a un réel problème d’iconographie dans la presse : on est systématiquement représentés comme des troncs, des ventres, ou de dos.
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E.P.-B. : Il est temps de réaliser que cela peut être très grave : un enfant de 11 ans harcelé à l’école à cause de son poids s’est pendu l’an dernier. La grossophobie devrait être intégrée dans la prévention du harcèlement dans les établissements scolaires. A notre échelle, on mène des actions de sensibilisation. C’est drôle, d’ailleurs, de constater que les mômes sont hyper réceptifs, et que les conneries viennent plutôt des adultes.
Vous dites dans le livre vouloir un armistice avec votre corps. Y êtes-vous parvenues ?
D.M. : 98 % du temps, oui. Bien sûr, je préfère qu’on ne me prenne pas en photo en contre-plongée, comme beaucoup de gens, mais si on voit mon ventre, c’est juste que j’ai du ventre et puis c’est tout.
E.P.-B. : Il y a des jours plus compliqués que d’autres, évidemment, mais je crois que je suis en paix avec mon corps. J’ai arrêté de rêver du jour où je maigrirais.
(1) Flammarion (Librio), 128 pp.
(2) Editions Goutte d’Or, juin 2017.
(3) «Le physique de l’emploi», neuvième édition du baromètre du Défenseur des droits et de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur la perception des discriminations dans l’emploi, février 2016.
(4) La Société du paraître : les beaux, les jeunes et les autres, éditions Odile Jacob, septembre 2016.
Sophia, 22 ans, étudiante à Paris : «La recruteuse a fixé mon ventre»
«C’était il y a deux semaines. Je cherchais un job d’été. J’ai candidaté pour un CDD en tant qu’employée polyvalente dans une enseigne qui vend des glaces. J’ai envoyé un CV, sans photo, et on m’a convoquée pour un entretien. J’ai déroulé mon expérience professionnelle : à 18 ans, j’ai vécu à Londres, où je travaillais dans la restauration, puis j’ai continué à faire des extras régulièrement à mon retour en France. La recruteuse, une femme mince d’une trentaine d’années, m’a interrompue pour me dire : «Excusez-moi, mais j’ai quelques doutes sur votre expérience.» Je lui ai demandé de préciser. Elle m’a dévisagée, a fixé mon ventre et m’a répondu : «Vous êtes au courant qu’il faut être dynamique pour ce poste ?» C’était si brutal, injuste, que j’en suis restée sans voix. On n’était que deux dans le bureau, sans témoin ni personne pour prendre ma défense. En sortant, j’étais sous le choc, sidérée. Comment peut-on mesurer la capacité de quelqu’un à travailler ou son dynamisme en regardant son ventre ? J’aurais peut-être dû prendre mes affaires et partir, ou renverser le bureau… Je sais que la loi punit ce type de comportements, mais les poursuivre n’aurait servi qu’à me faire perdre de l’énergie, sans résultat. J’ai préféré me préserver.»
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