Cette pionnière a osé placer des nouveau-nés dans le long tunnel de l’IRM pour « faire parler » leur cerveau. Elle y cherche les secrets de l’intelligence humaine.
LE MONDE | | Par Marie-Laure Théodule
« Travailler avec mon mari, cela ne m’a jamais gênée. Je viens d’un milieu paysan, des éleveurs de chevaux de trot, où c’est tout à fait normal. D’ailleurs, c’est moi qui l’ai attiré vers mon domaine de recherche, le développement de l’enfant ! », s’amuse Ghislaine Dehaene-Lambertz. L’œil pétillant de vivacité, un large sourire et un enthousiasme communicatif, elle a beau être la femme du plus connu des neuroscientifiques français, Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, nommé par le gouvernement en janvier à la tête du nouveau Conseil scientifique de l’éducation nationale, cette pédiatre devenue chercheuse ne vit pas dans l’ombre de son brillant époux. Celle qui vient d’obtenir à 58 ans la médaille d’argent du CNRS a tracé sa voie dans un domaine de recherche complètement nouveau lorsqu’elle l’a abordé au milieu des années 1980, celui du développement cognitif du nourrisson.
La recherche scientifique ? Dans sa famille, des éleveurs de Mayenne donc, tout tourne autour du cheval. « Lire, faire des études, l’école même… tout cela était plutôt mal vu. » Ni week-end ni vacances, si ce n’est dans les tribunes des champs de course. La petite Ghislaine s’y ennuie ferme et cherche à s’en évader. Mais comment ? Aînée d’une fratrie de quatre et entourée d’enfants, elle s’intéresse à leur développement. C’est décidé, elle sera pédiatre. Et même, espère-t-elle, pédopsychiatre pour soigner ceux qui sont atteints de troubles. « Sauf qu’en France c’est impossible : pour devenir pédopsychiatre, il faut avoir fait psychiatrie », déplore-t-elle en dénonçant ce cloisonnement toujours actuel entre la psychiatrie et les autres disciplines.
Nouveau-né et langue maternelle
Par chance, elle bénéficie d’une réforme qui offre aux étudiants en médecine la possibilité de faire un an de recherche. Ce sera un DEA en 1986 à l’Ecole des hautes études en science sociales chez l’un des pionniers des sciences cognitives en France, Jacques Mehler. Elle découvre un nouveau monde. « En pédiatrie, on ne s’intéresse alors à la cognition des enfants que lorsqu’ils commencent à parler, vers 2 ans. Or Jacques m’envoie à la maternité de Port-Royal suivre une expérience où il s’agit de déterminer si un nouveau-né est capable de distinguer sa langue maternelle – en l’occurrence le français – du russe. C’est totalement incongru pour moi et… passionnant. »
L’imagerie cérébrale n’existe pas encore. L’équipe utilise des changements dans la succion pour déterminer si un nouveau-né remarque ou non une langue étrangère. Et c’est le cas : à quelques jours, le bébé reconnaît déjà sa langue maternelle ! Une découverte qui confirme les intuitions de Jacques Mehler, l’un des rares scientifiques à penser à l’époque qu’il faut étudier les capacités cognitives du bébé si on veut comprendre celles de l’adulte. Depuis, suivant le chemin ouvert par son mentor à qui elle reconnaît une grande ouverture d’esprit – « Jacques accueillait tout le monde » –, elle n’a eu de cesse d’explorer le cerveau des bébés pour y découvrir les secrets de l’intelligence humaine.
Au laboratoire de Jacques Mehler, elle rencontre un jeune normalien en mathématiques, Stanislas Dehaene, qui a aussi un pied dans le laboratoire de Jean-Pierre Changeux, l’auteur de L’Homme neuronal (1983). Six mois plus tard, ils se marient et auront assez vite trois enfants. Mais après son DEA, Ghislaine Dehaene retourne à Angers terminer ses études de pédiatrie. Et au moment de choisir entre la clinique et la recherche, elle hésite. Elle qui a toujours eu envie de soigner commence par être chef de clinique en neuropédiatrie à l’hôpital Bicêtre. « C’était une remarquable pédiatre, ce qui lui a servi pour la recherche : grâce à sa connaissance des nourrissons, elle a mis au point des protocoles expérimentaux adaptés aux tout-petits, ce qui est particulièrement délicat », se souvient le neuropédiatre Marc Tardieu, qui l’a encadrée à Bicêtre.
Son mari obtient alors un post-doctorat aux Etats-Unis. Et elle le suit chez le pape des sciences cognitives, Michael Posner, à l’université de l’Oregon. On est en 1992. Les Dehaene vont y vivre une période exaltante, le début du PET scan et de l’imagerie fonctionnelle. A l’aide d’un bonnet à électrodes, ils enregistrent l’activité cérébrale de bébés de 3 mois et montrent qu’ils sont capables de discriminer les syllabes : ils font la différence entre « babababa » et « bababaga ». Leur article paraît dans la prestigieuse revue Nature. « Pour la première fois, on voit le cerveau penser, se rappelle-t-elle. Du coup, je voulais comprendre ce qui se passe dans la tête des bébés : comment un cerveau aussi petit – 400 grammes à la naissance – parvient à apprendre des choses aussi complexes que la langue maternelle, le calcul, la reconnaissance des visages, etc., souvent d’une manière bien plus efficace que le cerveau mature – 1,4 kg – de l’adulte. »
Equipements lourds
« A mon retour en France, les ennuis ont commencé : je suis restée sans poste pendant environ cinq ans. » Elle poursuit quand même ses recherches grâce au financement de la fondation américaine McDonnell. Et en 1999, à presque 40 ans, elle entre enfin au CNRS, toujours dans le laboratoire de Mehler. C’est là que Marcela Peña, spécialiste de la cognition des prématurés à l’Université catholique du Chili, la rencontre et démarre une collaboration amicale qui dure encore : « Je ne parlais pas bien le français et elle m’a beaucoup aidée. Nous avons continué à travailler ensemble sur les prématurés depuis cette époque. »
Bientôt, Ghislaine Dehaene-Lambertz quitte Mehler pour le centre hospitalier Joliot-Curie à Orsay, puis NeuroSpin, le laboratoire d’imagerie cérébrale ouvert en 2008 par le CEA sur le plateau de Saclay et dirigé par son mari. Car désormais il lui faut des équipements lourds pour explorer les bases cérébrales de la cognition chez le bébé. Elle est l’une des premières à oser placer des nouveau-nés dans le long tunnel blanc de l’IRM (imagerie par résonance magnétique). Une technologie indolore et sans effet secondaire pour les tout-petits, mais tout de même impressionnante en raison du bourdonnement et des dimensions de l’appareil. « Nous avons eu de la chance car le premier bébé a été charmant. Il s’est endormi tout de suite et nos données ont été remarquables. Cela n’a pas toujours été aussi simple par la suite. »
Ce travail pionnier va porter ses fruits. Leur équipe identifie les différentes phases de l’activité cérébrale liée au traitement de la parole chez le nouveau-né. Non seulement les régions temporales, impliquées dans l’audition, s’activent mais aussi les régions frontales, réservées à des fonctions plus complexes telles que la compréhension de phrases. Jusqu’alors on croyait ces régions immatures chez le nourrisson. Ce résultat surprend car jusqu’alors on croyait ces régions immatures chez le nourrisson. Ce qui est conforté par des recherches chez le prématuré conduites avec Fabrice Wallois, chef de service au CHU d’Amiens. Il a choisi le NIRS, système de lecture optique par infrarouge, pour surveiller le petit cerveau des prémas. Grâce à cet outil bien plus léger que l’IRM, ils découvrent que, dès 30 semaines (6 mois), les bébés distinguent les syllabes « ba » et « ga » avec une activité frontale plus marquée à gauche quand la syllabe change. Donc les réseaux de la parole sont déjà en place avec une asymétrie entre les deux hémisphères, alors que l’on pensait cette spécialisation bien plus tardive.
« Avec ses protocoles de stimulation du langage très rigoureux, elle nous a fait accéder à un monde que nous ignorions, dans lequel elle nage comme un poisson, celui du cerveau en développement », se réjouit Fabrice Wallois. Autre corde à son arc : les enfants de 6 ans qui apprennent à lire. Ce qui se passe dans leur cerveau la passionne. Mais les bébés restent son grand amour. Et elle ne désespère pas de comprendre enfin leur développement cérébral pour un jour mieux les soigner.
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