Une personne consulte son avis d'impôt sur le revenu, en 2010.Photo Philippe Huguen. AFP
Alors que l'excuse avancée par Thomas Thévenoud, ex-secrétaire d'Etat au Commerce extérieur du gouvernement Valls, continue d’amuser le public, les personnes avouant en souffrir racontent comment cette angoisse leur gâche la vie.
Leur boîte aux lettres est leur pire ennemie et remplir un formulaire relève presque de l’exploit pour les «phobiques administratifs». Si l’éphémère ex-secrétaire d’Etat au Commerce extérieur du gouvernement Valls, Thomas Thévenoud, en a popularisé l’expression en 2014 pour justifier ses démêlés avec la justice – l'ex-ministre a même déposé la marque «phobie administrative» à la suite de cette affaire – il est loin d’être le seul concerné. Cela va de l’abonnement que l’on n’a pas encore résilié, des feuilles de soins qui s’entassent sur la table basse et qui ne seront finalement jamais remboursées à des saisies sur salaire, voire au passage devant le juge, comme Elsa (1), 34 ans. Pendant deux ans, elle a remis chaque jour au lendemain son remboursement à la Caisse d’allocations familiales, qui lui avait versé un surplus. Résultat : relances, majoration. Quand elle apprend qu’elle va être saisie sur son salaire, Elsa se décide à payer pour éviter que son employeur ne l’apprenne. Trop tard : la convocation est déjà dans la boîte aux lettres. «Je ne l’ai même pas dit à mon conjoint, confesse-t-elle. A chaque fois qu’on parle de paperasse, ça se termine toujours en engueulade.» De manière générale, ces phobiques restent discrets sur leur peur, persuadés que leur entourage ne peut pas les comprendre. «C’est considéré comme de la fainéantise, regrette Leila, 22 ans. On me dit toujours "il faut juste te bouger", mais pour moi ce n’est pas aussi simple, ça m’angoisse vraiment.»
Evitement
Et pourtant, aux yeux des psychologues, la phobie administrative n’existe pas vraiment. «Ça n’a jamais été contextualisé, explique Bernard Martel, psychologue à Paris. Aucun psychologue n’y croit, c’est une arnaque. Ce qui existe et qui est répertorié, c’est la phobie. Certaines personnes ont une structure phobique, c’est-à-dire qu’elles ont une angoisse ineffable, qu’on ne comprend pas. Ils mettent ensuite un objet dessus, comme le travail ou les araignées, mais la contextualisation même de la phobie est sans objet.»Sébastien Garnero, docteur en psychologie, préfère quant à lui parler de «pseudo-phobie», du fait que celle-ci ne soit pas référencée, contrairement à l’agoraphobie ou la claustrophobie par exemple. «Des symptômes d’anxiété se manifestent lorsque la personne est face à l’objet de son angoisse ou en préméditation. C’est irrationnel et il y a autant de phobies que d’objets», indique-t-il. Les personnes vont alors mettre en place des stratégies d’évitement, comme la procrastination ou même des oublis.
Leila avait prévu de s’inscrire en alternance en graphisme cette année : «J’avais tous les papiers en main mais je craignais qu’on me dise que mon dossier était incomplet et de devoir recommencer, alors je n’ai jamais rien envoyé. Devoir m’en occuper une seconde fois, c’est deux fois plus d’angoisse.» Depuis qu’elle vit seule, elle slalome entre les tâches ingrates et ne s’est toujours pas acquittée de sa taxe d’habitation. Résultat : elle a reçu une majoration de 10 %. De la radinerie plutôt qu’une peur ? «Ce n’est pas une question d’argent, j’ai envie de la payer comme n’importe quelle autre citoyenne, se défend-elle. Je le ferai un jour ou l’autre.»
D’autant plus que la phobie administrative, ce n’est pas seulement boycotter les factures et les impôts. Ni Leila ni Elsa n’envoient leurs feuilles de soins pour se faire rembourser. Tout comme Shéhérazade, 30 ans, qui estime perdre 2 000 euros par an à cause de sa crainte de la bureaucratie, car en plus des majorations qui s’accumulent, les phobiques renoncent souvent à des aides financières auxquelles ils ont droit. Elle n’a pas touché le RSA pendant deux ans alors même que son dossier était prêt à être envoyé. Pourtant, lorsqu’elle travaillait, cette mère de famille remplissait des formulaires chaque jour, et cela n’était jamais un problème : «C’est uniquement quand cela me concerne directement que ça me stresse.»
Vanessa, infirmière pendant vingt-cinq ans, va jusqu’à dire qu’au boulot, elle est «la reine de l’administration». Chez elle, c’est une autre histoire et elle a déjà été saisie sur son salaire en raison de retards de paiement. «Je l’ai vécu presque comme un soulagement, au moins c’était fait et je n’avais plus à m’en occuper.» Tant pis pour la majoration. A 44 ans, elle parle d’une vraie maladie qui lui gâche la vie. «J’ai déjà eu des ruptures amoureuses à cause de ça. L’idée que des huissiers puissent débarquer à tout moment, ça peut faire peur à certains», avoue Vanessa. Elle en est persuadée, sa crainte vient d’un traumatisme : «Le père de mon fils est parti en me laissant une situation économique difficile, c’est là que ça a commencé.» La phobie peut souvent être liée à un événement du passé, comme le confirme Sébastien Garnero : «Un décès ou un divorce, par exemple, peuvent provoquer un traumatisme psychique. Certaines personnes peuvent avoir du mal à signer de leur nom après un choc familial.»
Dédramatiser
Estelle Guillerm, assistance administrative pour particulier et fondatrice de la société FamilyZen, le constate au quotidien. Chaque jour, elle se rend chez ses clients, ouvre leur courrier et entame les démarches pour eux. «On a un monsieur qui pleurait à chaque fois qu’on ouvrait son courrier au début», raconte-elle. Le soutien de FamilyZen leur permet de relâcher et de ne plus avoir à se préoccuper de la paperasse. Avoir quelqu’un à ses côtés permet de dédramatiser, raconte Estelle Guillerm : «Une de mes clientes est incapable de se rendre seule à la préfecture, ça la fait pleurer. Alors qu’accompagnée, elle se sent armée.» Comme elle, Shéhérazade compte sur une amie qui vient lui donner un coup de main à l’occasion. Ensemble, elles ouvrent le courrier et y répondent. «A chaque fois qu’elle vient, je me dis que c’est vraiment simple en fait et que je vais m’y mettre seule. Mais dès qu’elle part, ma bonne volonté s’en va aussi», admet-elle. «Un objet ou une personne de confiance peut nous rassurer et nous aider à surmonter la peur, c’est ce qu’on appelle un objet contraphobique», explique Sébastien Garnero.
S’occuper des autres peut aussi aider et, parfois, l’idée que leur angoisse puisse affecter leur entourage encourage parfois ces phobiques à prendre les choses en main avant d’être au pied du mur. «Il est hors de question que cela gêne mon fils. Je suis en retard sur mes démarches, mais tout le qui le concerne est réglé, ses vaccins sont à jour et il a sa place en crèche», fait savoir Elsa. «Autant ils parviennent très bien à s’occuper des autres, autant ils n’arrivent pas à s’occuper d’eux-mêmes car cela touche leur propre identité», déchiffre Sébastien Garnero. Si on ne soigne pas une phobie, il est possible d’apprendre à la surmonter, comme l’explique le psychologue, avec des thérapies brèves comme une exposition progressive à l’objet de l’angoisse, d’abord en l’évoquant, puis en s’y confrontant.
(1) Le prénom a été modifié
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