19 novembre 2016
Il y a ceux qui fustigent la détérioration des liens entre les patients et leurs médecins. Et il y a ceux qui avec patience et détermination rappellent le caractère essentiel du rapport singulier et unique, profond et presque intime que l’on noue avec le malade. En décembre dernier, le Lancet accordait le Prix Weakley à un texte rappelant la nécessité de ne jamais considérer comme superfétatoire certains "détails" essentiels de la vie des malades. Lifelines racontait l’histoire de Martin. Martin admis dans un service de gastroentérologie, nécessitant une ligne de nutrition parentérale. Martin qui après des semaines d’une observance et d’une attention parfaites, décroche un jour son cathéter veineux central. Quel événement avait pu entraîner un tel bouleversement dans l’attitude du patient ?
Le dérangement d’un vieil appareil téléphonique dans le couloir de l’hôpital, un appareil téléphonique utilisé chaque vendredi à la même heure par Martin pour prendre des nouvelles du fils d’un vieil ami. Une ligne qui le reliait à la vie. Pour le professeur Claude Matuchansky, à l’origine de ce récit poignant, l’histoire de Martin illustre comment la technicité extrême de la médecine ne saura jamais remplacer le recueil d’informations aussi essentielles, celles tenant la ligne de vie d’un homme.
Pour le JIM, il revient sur cette dimension à travers un vibrant mais précis éloge de la clinique. Essentiel.
Par le Pr Claude Matuchansky*
Est-il plus bel éloge de la médecine clinique, en cette année 2016, que le succès, auprès du grand public, de "Médecin de campagne", le très beau film de Thomas Lilti ? Le dévouement, l'humanité et la compétence du Dr Werner, magnifiquement incarné par François Cluzet, y font écho, près de deux siècles plus tard, aux qualités du Dr Benassis, héros de l'admirable roman de Balzac, "Le médecin de campagne", écrit en 1833.
Mon propos ne sera pas de désigner la clinique comme sacro-sainte ou dépositaire d'une vérité éternelle, mais de dire qu'elle est indispensable à la délivrance d'une médecine à dimension humaine, d'une médecine de la personne.
Loin d’être une vieille dame…
La médecine clinique est tout à la fois ancienne et moderne, mais n'est pas, loin s'en faut, une vieille dame. Née dans sa conception anatomo-clinique actuelle à la fin du 18e siècle en Europe et singulièrement en France,1 elle a su depuis, en effet, s'adapter aux nouvelles technologies et progrès médicaux : elle a notamment su intégrer ces progrès dans des algorithmes cliniques, maintenant largement diffusés et utilisés par les praticiens, algorithmes alimentés par la "médecine fondée sur les preuves" et conformes aux données les plus actuelles de la "science médicale".
Gare à la dématérialisation de la médecine
Quelques éléments d'analyse de l'actuelle et future médecine clinique sont utiles à rappeler, compte tenu des assauts dont elle fait l'objet. L'avenir, pour certains futurologues, pourrait, en effet, être celui d'une médecine sans médecins, dématérialisée, et remplacée par une "média-médecine", celle des "bio-progressistes" par opposition aux cliniciens "bio-conservateurs", média-médecine alimentée par les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives) et allant jusqu'à conduire, à terme, à la "Mort de la mort"2. Pour d'autres, plutôt que d'un grand remplacement, d'une substitution, il s'agira, grâce à la média-médecine, « …d'une redistribution des cartes des métiers de la santé dans laquelle le médecin prendra toute sa place d'expert, mais rien que sa place d'expert au lieu de continuer à jouer avec les instruments…qui ont conduit à la perte inexorable du "bon docteur"… »3,4. Certes, la télémédecine, le téléconseil voire la téléconsultation, sources d'une "réalité médicale virtuelle" chère aux férus d'informatique, peuvent-elles avoir une place dans des circonstances bien précises (isolement, résolution à distance de questions de grande urgence, avis ou second avis à distance sur des dossiers cliniques, d'imagerie ou de biotechnologies médicales), mais elles ne sauraient se substituer régulièrement à la consultation clinique "physique" et au précieux colloque singulier, menacé, parfois contesté mais toujours présent. On ne dématérialise pas la clinique comme on le fait d'une feuille de déclaration d'impôt. Cette médecine futuriste sans le corps, magistralement annoncée et analysée par Didier Sicard5 est-elle une évolution irrémédiable, ou faut-il, plutôt, savoir y résister ?
L’indispensable auscultation
La médecine clinique est une médecine incarnée où l'écoute6 -outre le classique interrogatoire, mais aussi l'examen physique gardent une place essentielle : certains médecins "bâclent" voire omettent l'examen physique parce que, trop souvent négatif, consommateur de temps et guère moderne, il contribuerait peu au diagnostic ; en fait, même négatif mais soigneux et éventuellement répété à court terme, il oriente la prise de décision ! Outre le lien qu'elle établit avec le patient, la clinique reste un temps diagnostic essentiel dans des disciplines aussi variées que, par exemple, la médecine générale et la médecine interne, la dermatologie, les urgences, l'ophtalmologie, l'ORL, la stomatologie, la neurologie, la gériatrie, les soins palliatifs, la chirurgie viscérale ou la chirurgie orthopédique. Une récente étude nord-américaine rapporte qu'une insuffisance de l'examen physique était la cause du retard ou de l'omission diagnostique dans 2 cas sur 3 d'une série de plus de 200 patients ayant connu un problème diagnostic7.
Clinique et technique, main dans la main
La clinique ne s'oppose pas aux technologies médicales les plus nouvelles : elle est un filtre personnalisé de leurs indications. Ainsi les meilleurs cliniciens ne sont-il pas avares, si nécessaire, de demandes d'examens paracliniques (qu'il s'agisse de techniques avancées d'imagerie ou de biotechnologies incluant la génomique), mais ils savent les sélectionner et les hiérarchiser selon l'individualité du patient. Inversement, les patients, bien qu'eux-mêmes souvent demandeurs d'examens paracliniques, s'étonnent parfois d'avoir été peu examinés ("auscultés") cliniquement, même par de "grands spécialistes". Les enseignants des facultés de médecine ont là une responsabilité pédagogique importante, que les pays anglo-saxons les plus avancés en matière de technologies médicales s'efforcent pourtant de conserver. Le raisonnement clinique, ancré de nos jours sur la "médecine basée sur les preuves" inclut aussi la gestion de l'incertitude, quoiqu'en disent les plus fervents adeptes de la médecine scientifique : l'observation médicale et l'empirisme n'étaient-ils pas, pour Claude Bernard, des points d'appui nécessaires à la médecine scientifique ?8 Cette tolérance de l'incertitude est encore confirmée par une récente Perspective du New England Journal of Medicine, journal de pointe "hypersélectif" s'il en est, publiant les données les plus évaluées et pertinentes de la "médecine basée sur les preuves" : la gestion de l'incertitude y est potentiellement jugée comme un élément d'une prochaine révolution médicale9. De même, dans les meilleures revues médicales internationales, la clinique continue d'avoir une large place, notamment au sein d'articles de synthèse et de cas cliniques qui se veulent pédagogiques en matière de raisonnement médical.
Des défis multiples mais pas insurmontables
Bien sûr, la clinique a ses défis, tels que sa désignation fréquente comme une routine dépassée (parfois même par certains cliniciens épris de futurologie), tel que le temps (en France la durée de consultation des généralistes est le plus souvent [dans 39 % des cas] de 15 à 18 minutes, et de 20 à 24 minutes dans près de 20 % des cas 10. Aux Etats-Unis, l'écoute initiale du patient, pourtant si essentielle, est "redirigée" par le médecin après 23 secondes en moyenne !11), ou tel que la désertification médicale de certains territoires régionaux. Ces défis ne sont pas sans solutions (certes jugées éculées par d'aucuns) permettant de les relever, au moins partiellement : relèvement du numerus clausus, valorisation de l'enseignement et du raisonnement clinique dans les études et les revues médicales générales ou spécialisées, revalorisation de l'acte clinique délivré notamment par les médecins généralistes et les médecins internistes, développement et encouragement des groupes et maisons médicales pluridisciplinaires. En définitive, défendre la médecine clinique dans son existence, ce n'est pas soutenir des routines dépassées ni contester, dans un esprit conservateur "anti-science", les nouvelles technologies, mais c'est plutôt en orienter humainement l'usage et en exploiter rationnellement les résultats.
Ainsi la médecine clinique ne s'irrite-t-elle pas, loin s'en faut, de l'émergence d'une médecine, notamment génomique, dite personnalisée,12 mais elle reste, plus que toute autre et grâce à la synthèse qu'elle permet, la médecine de la personne, d'une personne.
*Ancien médecin-chef de service des hôpitaux de Paris, professeur émérite de l'Université Paris-Diderot, et ancien membre du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé.
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