Pendant deux ans, Julie Bertuccelli a filmé une jeune femme autiste et artiste, Hélène.
LE MONDE | | Par Noémie Luciani
Rien de plus bête – ou de plus humain –, en tout cas rien de plus tenace que ce réflexe consistant à classer en un coup d’œil une personne en fonction des promesses que son apparence nous semble faire ou non. Et rien de mieux qu’un beau film pour nous rappeler en douceur ces tristes banalités-là.
Lorsqu’on la découvre au début de Dernières nouvelles du cosmos, le nouveau documentaire de Julie Bertuccelli, Hélène ne semble pas avoir à offrir bien plus qu’une apparition incongrue – celle d’une jeune femme au regard lunaire marchant sous les arbres tout habillée, une grosse bouée en plastique autour de la taille –, faute de pouvoir communiquer à la caméra ce qui se cache derrière : Hélène a 30 ans, elle est autiste et ne parle pas. Elle rit souvent, et fait rire les autres avec elle ou les laisse au contraire interdits lorsque la signification de son rire reste obscure à tout autre qu’elle. Elle s’immobilise longtemps, puis bouge beaucoup, observe puis s’envole, l’œil au loin, dans une aventure intérieure à laquelle même sa mère, qui sait tant lire en elle en quelques gestes, n’est pas invitée.
Vingt ans pour arriver aux mots
Sujet paradoxal pour un film, impossible presque, que Hélène. Dans la chronologie documentaire de Julie Bertuccelli, elle apparaît dans le prolongement de La Cour de Babel, au centre duquel se trouvait déjà la question de la communication verbale : tourné dans la classe d’accueil d’un collège parisien, le film se penchait sur un groupe d’élèves issus de l’immigration récente et dont le premier défi à l’arrivée dans leur pays d’adoption était d’en apprendre la langue. Certains la pratiquaient déjà, d’autres n’en connaissaient pas un mot. L’enseignante revenait alors aux fondements de la communication par un rituel tout simple et plein de sens, qui donnait l’une des plus belles scènes du film : se dire bonjour, chacun dans sa langue, et faire répéter au groupe le bonjour tout neuf arrivé d’un pays autre, dans une polyphonie verbale étrange et colorée d’éclats de rires.
Le cas d’Hélène est très différent. Il lui a fallu vingt ans pour arriver aux mots, dans le silence, mais cet avènement du langage fut une épiphanie. Armée d’une boîte remplie de lettres, elle compose des textes d’une force et d’une beauté subjuguantes, à la croisée du poème, de la philosophie, de la métaphysique, qu’elle signe « Babouillec ». Le défi qu’elle propose à la cinéaste est d’un autre ordre : au lieu de capter la polyphonie, merveilleux sujet pour un film lorsqu’elle se comprend, dans La Cour de Babel, comme combinaison hétéroclite de sons, mais aussi de gestes éloquents, il lui faut filmer un langage qui naît écrit, se refuse aux oreilles, s’offre aux yeux par la lecture.
Soucieuse de ne pas nier cette nature silencieuse du langage de « Babouillec », la cinéaste lui offre en retour son film comme une page, sur laquelle ses mots s’invitent en surimpression comme ils le font sur la table où elle écrit, aidée par sa mère. Le procédé est simple, et très fort dans sa signification honnête du statut des mots : ils sont langage autant qu’ils sont, par la surimpression, barrière à la matière naturelle du film, qui se forme de mouvements et de sons.
Cependant, si la cinéaste s’est laissé entraîner dans cette étrange aventure, c’est qu’elle a été happée par une pulsion dont les nombreux visages rassemblés autour de « Babouillec » montrent à quel point elle est contagieuse : le désir fou de donner une voix à ces mots silencieux. Julie Bertuccelli suit l’élaboration d’un spectacle de Pierre Meunier construit autour d’un texte de « Babouillec », Algorithme éponyme. Sans jamais cesser d’être attentive à Hélène, elle amasse d’une scène de travail à l’autre tout le besoin d’approbation du metteur en scène, guettant le moindre signe d’acquiescement de leur muse commune avec une anxiété immense, comme s’il craignait, en trahissant l’intention, d’enfreindre une loi sacrée.
Habitué de concepts alambiqués
Or, s’il y a bien une découverte que la grande discrétion, la fine attention, le peu de goût pour les effets de la cinéaste amènent de façon fulgurante, c’est cette part sacrée que finit toujours par prendre la rencontre avec « Babouillec ». On vient la voir en oracle détentrice d’un sens caché du monde, livré dans un langage qui se plaît dans la forme de l’énigme, mais jamais dans l’obscur. Au cœur du film, une scène bouleversante montre « Babouillec » face à Laurent Derobert, inventeur des « mathématiques existentielles » et grand habitué de concepts alambiqués, que l’on découvre tout intimidé, plein d’une révérence émue, comme s’il avait la conviction d’effleurer à travers elle la formule ultime pour dire l’Univers, à laquelle on n’arrive qu’en rêve.
Au travers de cet éblouissement du mathématicien, par le relais de son regard, apparaît alors tout l’enjeu qu’il y avait à filmer Hélène, et que Dernières nouvelles du cosmos déploie merveilleusement dans sa grande modestie formelle : passer – littéralement – au travers des mots écrits sur l’image, pour nous ramener à l’apparence inattendue de la Pythie dans son écrin de silence, vers laquelle on revient les yeux lavés des préjugés, de la bouée en plastique, avide de contempler en elle le mystère éternel d’une âme presque trop belle pour se laisser enfermer dans un corps.
Documentaire français de Julie Bertuccelli (1 h 25).
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