Il faudrait être tout le temps heureux et épanoui, y compris au travail. Mais cette injonction au bien-être perpétuel, devenue une tendance lourde des services de ressources humaines dans certaines entreprises, peut s’avérer contre-productive.
LE MONDE ECONOMIE |
Après l’engouement suscité par les nombreuses publications consacrées au bonheur au travail, le balancier repartirait-il dans l’autre direction ? Sous le titre Against happiness (« Contre le bonheur »), l’auteur de la renommée chronique Schumpeter du magazine britannique The Economist du 24 septembre s’élève contre cet oukase, qui voudrait faire du bonheur une nouvelle norme.
Cette rubrique de notre confrère britannique étant bien souvent annonciatrice de tendance, il importe d’y prêter attention. L’auteur s’y moque des « jolly good fellows » (« bons camarades ») de Google, chargés de diffuser bonne humeur et empathie parmi les salariés. Ou de ces directeurs des relations humaines transformés en « chief happiness officers »(« chefs du bonheur »), selon leur carte de visite.
Ils ne sont plus des exceptions. De nombreux consultants, organisateurs de séminaires et autres conférenciers ont fait de l’initiation à cette attitude managériale un business rentable et prêchent la bonne parole. Ce qui en accélère la diffusion.
On pourrait s’en réjouir s’il n’y avait effectivement que des bons côtés à l’affaire. Mieux vaut travailler dans la joie et la bonne humeur. Sans aucun doute. Mais ce n’est évidemment pas toujours le cas. Car, quand le bonheur devient un objectif à atteindre, au sens business du terme, c’est-à-dire, à plus ou moins longue échéance, un critère qui pourra être quantifié et sur lequel chacun pourra être jugé, il y a danger.
Le superbe film Divines vient nous le rappeler. Dans une des premières scènes, l’héroïne, Dounia, se rebelle contre ce sourire qu’on veut lui imposer à elle et aux autres élèves de cette formation pour hôtesse d’accueil. Elle exprime une situation bien réelle. De très nombreuses études universitaires ont démontré à quel point les injonctions à se montrer heureux peuvent s’avérer douloureuses…
On pourra prétexter que les métiers analysés sont souvent des métiers de service mal considérés, mal rémunérés (hôtesse d’accueil comme Dounia, mais aussi serveuse, caissière, vendeuse…) et que cette « souffrance émotionnelle » leur est propre. Qu’il en serait tout autrement pour des postes de cadre plus intéressants à tout point de vue. Car il est différent d’afficher un sourire forcé face à une clientèle – cas de l’hôtesse – et d’être heureux sans avoir à le manifester physiquement en permanence, face à son écran d’ordinateur.
Comportements délétères
On pourrait aussi argumenter que ce qui est compréhensible, car rationnel, pour des professionnels du service, en contact permanent avec la clientèle qu’il importe de bien accueillir, ne l’est pas pour nombre d’autres professions, qui n’ont aucune relation avec l’extérieur. Et que la pression à la bonne humeur affichée serait donc moindre dans ces métiers aux faibles dimensions commerciales. Il n’en est rien, dans la mesure où l’idée que le bien-être au travail améliore la productivité, dans tous les secteurs d’activité et pour toutes les fonctions, a été amplement démontrée et est donc bien ancrée dans les esprits.
Ce qui est évidemment une conclusion encourageante ! A condition qu’elle ne conduise pas à des comportements délétères, selon lesquels pour avoir de bons résultats il faut être heureux au boulot. Et gare aux employés qui n’y parviendraient pas. Et à leurs manageurs. Car, alors, paradoxalement, ne pas être heureux deviendrait un manque, une faiblesse, un défaut à éliminer pour ne pas nuire à l’équipe toute entière.
La bonne nouvelle, c’est que, les dirigeants français étant particulièrement éloignés de cet objectif de bien-être professionnel, tout excès en la matière, dans l’Hexagone, est peu probable. Il n’y aurait donc pas péril en la demeure. Dans leur rapport « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité », publié le 11 octobre par La Fabrique de l’industrie – disponible gratuitement en ligne –, les auteurs, Emilie Bourdu, Marie-Madeleine Péretié et Martin Richer, analysent les résultats d’une étude de France Stratégie qui fait apparaître les piètres caractéristiques du « management à la française » en matière de qualité de vie au travail.
Ainsi en est-il, par exemple, de la faculté de rendre chacun responsable et autonome. « Le développement de l’autonomie se heurte à un point faible de la relation de travail en France : sa très forte imprégnation de distance hiérarchique », expliquent-ils. Leur conclusion est, donc, très mesurée. « Plutôt que de demander aux entreprises de faire le bonheur des salariés, mieux vaut exiger d’elles d’agir sur ce qu’elles maîtrisent : le travail et son organisation. »
Le coup de barre nécessaire aux dirigeants français pour améliorer leur score ne devrait ainsi pas provoquer de sortie de route.
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