Ce n’est pas sans quelque étonnement, sans nous frotter un peu les yeux, que nous avons tous lu dans les journaux politiques une circulaire de M. le ministre de l’Intérieur adressée, paraît-il, individuellement à chacun de nous par voie préfectorale et nous enseignant la sérothérapie anti-diphtérique.
À ne considérer que la circulaire en soi, le procédé paraît tout à fait nouveau et digne d’attirer l’attention.
Nous voici, nous médecins, recevant des instructions de M. le ministre de l’Intérieur, bientôt peut-être, pourquoi pas, du directeur de la Sûreté générale par l’intermédiaire de la Préfecture. Sommes-nous devenus tous, et d’un seul coup, sans nous en douter fonctionnaires de l’État ou, plus modestement, employés préfectoraux ?
Ce n’est certes pas encore notre opinion, mais c’est certainement celle de M. le Ministre, de son administration et du bon public.
Voilà l’État qui, insuffisamment satisfait d’avoir l’Enseignement à lui, désire avoir une thérapeutique médicale officielle que, nous autres, nous n’aurons plus qu’à appliquer.
Après avoir décrété la thérapeutique des angines blanches (on laisse les rouges tranquilles), j’espère bien, en effet, que le gouvernement, soucieux de nous éviter tout effort intellectuel, nous dictera le traitement que nous devons appliquer aux variqueux (la lumière rouge, par exemple), aux appendiculaires (l’intervention à froid ou à chaud basée sur les meilleures statistiques).
Et, dès lors, quand nos réseaux téléphoniques départementaux seront complets, la médecine pourra être admirablement réglée, centralisée en une seule main, ce qui nous permettra enfin d’avoir une thérapeutique homogène et bien faite.
Le dialogue suivant pourra alors s’engager :
Le médecin de campagne : « Allô ! Allô ! Monsieur le Préfet, je viens de voir une angine à points blancs. Faut-il injecter ? Faut-il faire un examen bactériologique ? Combien de centimètres cubes de sérum vieilli ? »
Et j’espère bien que, conscient de sa responsabilité, M. le Préfet saura souvent répondre :« Allô ! Allô ! Restez à l’appareil, je vais en référer à M. le ministre de l’Intérieur ».
Ah ! Napoléon fut, dit-on, un homme de génie et centralisa admirablement le pouvoir, mais je doute qu’il ait eu le pressentiment de cette réalisation admirable de l’avenir, M. le ministre de la Santé publique soignant de son cabinet par l’intermédiaire de nombreux préposés-médecins tous les malades de la France entière.
Évidemment, nous ne sommes pas encore à ce faîte du progrès, mais il me semble que, médecins, nous avons le devoir de ne pas laisser passer sans rien dire ce premier essai de thérapeutique ministérielle.
D’autant qu’il semble bien mal renseigné, M. le Ministre, car ainsi que je l’entendais dire à un membre éminent du service de santé militaire : « Les médecins civils n’ont guère besoin d’être encouragés à se servir du sérum, car, à l’occasion de manœuvres dans les villages où on me signalait de la diphtérie, j’ai souvent appris du médecin traitant que l’injection avait été faite dans un but préventif en présence seulement d’un doute possible ».
On pourrait presque croire que la circulaire pense surtout à faciliter l’écoulement des vieux sérums qu’il suffit de décanter tout comme de vieille eau-de-vie des Charentes pour leur rendre la vertu première.
L’Institut Pasteur n’aura plus à craindre le renvoi des vieux flacons et le déchet dans la production si le factum de M. le Ministre est lu par nos confrères avec toute l’attention qui lui est due.
Allons-nous recevoir cette circulaire sans rien dire ? Je le crains, hélas, et puis que faire ?
(« La Gazette médicale du Centre », mai 1901)
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