Le parti pris d’une agriculture intensive a malicieusement trouvé un allié avec l’injonction de nourrir les 9 milliards d’hommes à l’horizon 2050. Si la conservation de l’espèce humaine incombe normalement à l’agriculture, cette dernière occasionne une inflation galopante de contrecoups négatifs. Outre les maux affectant la vie des sols et les milieux naturels, l’homme fait face à de redoutables problèmes de santé (cancers, troubles de la reproduction, troubles neurologiques), avec des «dommages collatéraux», pour épouser le sens de la litote des autorités militaires, qui affectent les agriculteurs et des populations rurales aux premières loges des épandages de pesticides.
Tant qu’on la considère comme un simple accident malheureux, cette propension à la destruction demeure incompréhensible et tolérable. Or, fondamentalement, la mise en œuvre de cette technologie culturale, révélant la face mortifère du schéma productiviste, porte en son sein l’action d’une pulsion de mort. Selon Freud, la vie étant précédée d’un état de non-vie, il existerait chez l’homme une pulsion de destruction dont la finalité «est de ramener la vie à l’état inorganique» (1). Par là, la pulsion de mort cherche à dissoudre l’essence organique de la vie afin de «faire passer chaque organisme élémentaire individuel dans l’état de stabilité anorganique» (2).
En quoi l’industrie agrochimique réduit-elle le vivant à du non-vivant ? La conquête d’une certaine «stabilité anorganique» tient de facto à l’apport de la chimie industrielle en matière de lutte - littéralement assimilable à une guerre - contre les nuisibles.
A ce titre, la Première Guerre mondiale coïncide avec l’apparition des industries chimiques : des engrais (avec des nitrates nécessitant une importante capacité de production d’azote, élément chimique employé pour la fabrication d’explosifs) et des biocides (aussi utilisés comme gaz mortels en 1914-1918, à partir des travaux de Fritz Haber, prix Nobel de chimie en 1918).
Cette promiscuité entre capacité de destruction militaire et système de production agraire offre d’autres indices troublants : emploi criminel du pesticide Zyklon B dans les camps de la mort, ou épandage aérien de l’agent orange au Vietnam, alors produit par la firme Monsanto. Cependant, il s’agit moins d’assimiler la dévastation guerrière à l’agrochimie que d’y repérer la récurrence d’une même pulsion de mort.
Cela passe par une réification sans équivalent tant de la vie végétale, à l’image des OGM visant l’obtention de produits normalisés et à la mesure des seuls intérêts de multinationales, que de la vie animale, à l’instar de la «ferme des 1 000 vaches» où la taylorisation appliquée froidement à des êtres vivants, les ravale au rang de machines sans organes. Qui plus est, la production de lait équivaut à celle d’une «matière première» destinée à des opérations de «craquage», visant à extraire différents éléments plus rentables (caséine, phosphate de calcium, immunoglobulines) dans d’autres secteurs industriels (pharmaceutique, cosmétique, polymères naturels).
Phénomène de négation du vivant que l’on retrouve à l’occasion de la transformation de céréales en combustible, avec les agrocarburants ou avec des cultures hors-sol. L’on songe encore à ces standards de qualité donnant lieu à une irradiation des denrées, ou ne serait-ce qu’à ces végétaux sur des étals, semblables à des objets, comme soustraits aux fluctuations d’une vie organique, dont se rendent coupables imperfections chromatiques, tavelures, tâches, anomalies de calibrage. Enfin, la mode diététique, en ramenant un aliment à une source à part entière de protéines ou de vitamines - à l’instar de ce tapage grotesque pour les superfood(«superaliments») - vient corroborer la parcellarisation de la vie.
D’un côté, le marché libéral admet des règles de calcul qui contrarient la protubérance de la vie, de l’autre, il réclamera des travailleurs flexibilité et adaptation, au nom de la nécessaire diversité «vitale» d’une économie innovante. Face à ce dessein, en contradiction avec le caractère dynamique, volubile, débordant, protéiforme, de la vie, des voix protestataires s’élèvent. Est-ce par abus de langage que des agriculteurs dissidents invoquent ouvertement des sols où reviendrait une vie microbienne utile à leur culture, ou que des vignerons ne jurent que par des vins «vivants» ?
Dans ce contexte, l’agriculture biologique et la redécouverte des travaux de Rudolf Steiner, à l’origine de la biodynamie, constituent un signe fort, tant en raison de leur efficacité au plan agroécologique que pour leur éclairage sur la crise actuelle. A l’époque, dans les années 20, dans son Cours aux agriculteurs, Steiner s’adresse à des exploitants préoccupés par l’impact des premiers produits chimiques sur les sols et l’alimentation. A sa manière, il prend alors la mesure du lien étroit entre pulsion de mort et agrochimie, comme ce qui dissocie, isole et annihile la culture des plantes d’un ensemble complexe et nécessaire d’interactions avec le reste du monde végétal, animal et minéral.
Face au scepticisme que rencontrent ces pratiques «minoritaires» - hostilité attisée par des intérêts immédiats -, rappelons que l’ancien secrétaire général de la FNSEA, Dominique Chardon, lui-même agriculteur dans le Gard, était de longue date engagé en culture biologique, ou encore que des centaines de vignerons pratiquent la biodynamie avec des résultats probants, œuvrant à conjurer l’appauvrissement des sols, la dépréciation des métiers de la terre et l’acculturation de notre sensibilité gustative. Aujourd’hui, il s’agirait d’entamer une psychanalyse des sources pulsionnelles que mobilise notre «inconscient» agrochimique et qui inhibent notre appétit.
(1) «Abrégé de psychanalyse», chapitre II : «Théorie des pulsions».
(2) Voir les œuvres complètes de Freud, t. XVII, p. 15.
Dernier ouvrage paru :«L’Organisation criminelle de la faim»,Actes Sud, 2013.
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