REPORTAGE
A l’unité de pathologie professionnelle du CHU de Créteil, les salariés vident leur sac.
«Je n’étais plus rien. Je me sentais nulle, j’ai eu l’impression de devenir folle», résume Annabelle (1), assistante dans un magasin de la région parisienne. Face à elle, entre quatre murs blancs de l’unité de pathologie professionnelle du Centre hospitalier intercommunal (CHU) de Créteil, le docteur Nicolas Sandret, médecin du travail, prend des notes. C’est la première fois que la jeune femme pousse la porte de cette consultation où se croisent diverses personnes touchées par des pathologies psychiques professionnelles. Des victimes de burn-out, mais aussi de harcèlement moral, ou encore de «bore-out», la maladie des salariés qui s’ennuient au travail. Le docteur les écoute, les conseille et parfois les oriente vers un suivi psychologique ou juridique.
«Claque». «En général, les gens qui consultent sont très investis dans leur travail, note le praticien. Ils se construisent par lui, à travers le jugement d’utilité et de beauté du travail.»Comme Annabelle, pour qui le travail était «un lieu d’investissement et de plaisir». Jusqu’à ce qu’elle se retrouve «à bout», rongée par le stress. Planning imprévisible, responsabilités fluctuantes, incertitudes sur les consignes, tensions avec son supérieur qui, dès qu’elle fait quelque chose, lui «dit que c’est nul»… Autant de «comportements hostiles qui l’ont empêchée de faire un travail de qualité, observe le docteur Sandret.Dans votre cas, c’est comme une claque. Il y a eu une cassure de l’identité.» Depuis qu’elle sait qu’elle va changer de magasin, Annabelle va mieux, mais continue à «prendre des choses pour dormir, quand ça ne va vraiment pas».
Parée d’un chemisier à fleurs, Sabrina, responsable d’une boutique, ne tient plus que grâce aux médicaments. Lèvres pincées, sans réussir à contenir ses larmes, elle vide son sac. Son quotidien : ouverture du magasin, entretien, merchandising, caisse, livraisons. Des tâches multiples qu’elle réalise seule depuis le non-remplacement de son ancienne collègue. «Ils font ça pour que je craque, que je parte aussi», lâche-t-elle. «Placard». Menacée de licenciement, harcelée par sa direction, les pressions diverses et les visites surprises «pour l’impressionner», elle a fini par «ne plus avoir envie de travailler». En arrêt maladie depuis deux mois, elle«ne parvien[t] même plus à se regarder dans une glace», tant elle manque désormais de confiance en elle. «Ce n’est pas votre travail qui est en jeu», tempère le docteur, qui l’oriente vers la médecine du travail.
Vient le tour de Brahim, directeur technique d’une université. Son porte-documents rivé sur les genoux, l’ingénieur explique qu’il a«théoriquement la responsabilité de trois chefs de services». Mais dans la pratique, il est «au placard et n’[a] rien à faire, si ce n’est faire acte de présence, puisque les fonctions qu’on [lui] a attribuées sont fictives». Une situation «illégale», commente le docteur. «Ne pas donner du travail, c’est du harcèlement moral. Comment tenez-vous ?» «J’essaye de tenir», corrige Brahim, qui souffre de troubles du sommeil. «Vous êtes en train de mourir à petit feu», poursuit le praticien, surpris que le patient n’ait jamais poussé la porte du CHSCT. Avant de conclure : «Les espaces d’échange ont tendance à être supprimés dans les entreprises. Du coup, les gens sont de plus en plus seuls face à la perte de sens engendrés par la déshumanisation du travail.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire