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jeudi 18 juin 2015

L’enfance de l’art crie famine

LE MONDE CULTURE ET IDEES | Par 

Atelier de théâtre d’objets lors d’une résidence de la plasticienne Marianne Asfar Soltani Azad à l’école maternelle Combe-Blanche (Lyon 8e), de 2010 à 2013.


Au-delà des beaux discours et des déclarations d’intention, l’art a-t-il sa place dans les écoles françaises ? La question se pose brutalement à Lyon depuis que la mairie a décidé, en mai, de supprimer une subvention de 225 000 euros en faveur d’Enfance, art et langages, un réseau de résidences d’artistes dans les écoles maternelles de la ville. Cette coupe, sur un budget municipal total de l’ordre de 781 millions d’euros, dont 20 % consacrés à la culture, signe la fin d’une expérience de douze ans, unique en France par sa qualité et son ampleur. Son principe : installer un artiste dans une école, à raison d’une dizaine d’heures par semaine, pendant deux ou trois années scolaires. Environ 45 classes étaient concernées chaque année. Au ­total, plus de 10 000 enfants ont connu ce dispositif, suivi de près par plusieurs chercheurs en science de l’éducation.


Signaux d’alerte


La mairie a invoqué la baisse des dotations de l’Etat pour justifier sa politique d’austérité. De leur côté, éducateurs et chercheurs s’inquiètent de ces restrictions budgétaires. « Partout, les résidences d’artistes dans les ­écoles sont en danger », remarque Marie-Christine Bordeaux, vice-présidente culture de l’université Stendhal Grenoble-III, membre du Haut Conseil de l’éducation artistique. L’éducation artistique a connu de très belles avancées en France depuis trente ans mais, aujourd’hui, nous recevons des signaux d’alerte. »

Lancée au début des années 1980, sous l’impulsion de Jack Lang, l’introduction d’artistes en milieu scolaire participe d’un courant éducatif ambitieux, nourri d’influences anglo-saxonnes et d’un idéal d’éducation ­populaire. Il ne s’agit pas d’un cours sur l’art, d’une initiation passagère, encore moins d’une action sociale déguisée, ni même d’un vecteur de paix tel que le prône l’Unesco. Non, il s’agit d’un apprentissage à part ­entière : une expérience vécue par l’enfant, accompagné par un artiste. « 

Ce n’est pas l’éveil à l’art pour les petits, c’est vraiment un acte éducatif accueilli dans l’école », explique Jean-Paul Filiod, maître de conférences en ­sociologie à l’université Lyon-I, qui réfute « l’idée thérapeutique de l’art » : « Le risque, c’est l’instrumentalisation de l’art à des fins ­sociales ou politiques, par exemple pour lutter contre la délinquance dans les quartiers difficiles. »« Il ne faut pas ­limiter les résidences d’artistes à ça, c’est un malentendu, ça les fragilise », ajoute Alain Kerlan, professeur émérite en sciences de l’éducation à l’université ­Lumière Lyon-II.

La résidence des artistes à l’école n’a pas de résultats quantifiables, ­mesurables, scientifiquement démontrables. Ou du moins, pas toujours. Alain Kerlan se souvient ainsi d’une classe de collège qui avait accueilli des artistes, dans un quartier défavorisé de Montpellier. En fin d’année, les élèves avaient obtenu autant de mentions au brevet qu’une classe bilangue, réputée meilleure. Mais, souligne-t-il, « tout ne peut pas être soumis à l’évaluation. Il faut casser l’idée des effets directs : l’art agit sur les individus, les statistiques ont un ­filet trop large ». Une chose est sûre, et là-dessus les chercheurs sont unanimes : l’effet ­induit est grandement bénéfique. « La musique ne rend pas meilleur en maths, le théâtre ne rend pas meilleur en français, mais le travail avec l’artiste permet de modifier les environnements, il peut offrir à des élèves en difficulté des éléments qui leur permettent de se singulariser, observe Marie-Christine Bordeaux. Les ­résidences artistiques combattent les inégalités autrement. »


Création chorégraphique


Le travail mené à Lyon par Jean-Paul Filiod met bien en lumière l’importance capitale de la présence artistique pour changer le regard des enfants, mais aussi sur les enfants. Spécialiste des pratiques d’enseignement, le sociologue a filmé les résidences d’artistes dans les écoles lyonnaises. Ses soixante heures de films recèlent des petits trésors d’humanité. Une vidéo montre par exemple une petite fille en train de fabriquer des cheveux pour sa poupée, qu’elle a appelée « Madame je sais pas », en présence d’une plasticienne. Le temps de choisir le fil, manier les ciseaux, écouter les règles, accepter l’aide d’un camarade, batailler contre une matière plastifiée : la scène, qui dure une minute trente, est dense autant par les gestes que par les paroles et les silences. Visionnée dans le cadre d’un décryptage collectif par tous les ­acteurs concernés, enseignants, artistes, agents territoriaux spécialisés des écoles ­maternelles, la séquence révèle bien des choses. Cette élève qu’on croyait réfractaire à l’apprentissage scolaire, comme le suggérait d’ailleurs le nom de sa poupée, montre des capacités créatrices.

Un autre film montre deux garçons énergiques se prêter à une création chorégraphique. Le thème : des pierres qui roulent au son de deux trompettes bouchées. Allongés, les deux petits bonshommes font pleinement corps avec la musique. Ils enlèvent les mains de leurs yeux, comme s’ils tombaient le masque de la timidité, roulent comme des galets, concentrés, créatifs, changeant de trajectoire en réagissant à chaque note, sans dépasser le cadre d’une scène faite de tapis en mousse. Montrer qu’ils sont capables de quelque chose, oser, réussir, risquer, respecter, la ­confrontation à l’artiste foisonne de promesses. « Ce dispositif de résidence dans l’école permet de reconsidérer “l’étiquetage” d’un ­enfant. On le regarde autrement, du coup, on peut le faire travailler autrement », analyse M. Filiod. Un enfant classé « sage » ou au ­contraire « perturbateur », « en rupture » ou « timide », prend une autre dimension. Ce qui offre de nouvelles perspectives dans des classes surchargées où le temps accordé à chaque élève est réduit.

Une classe plus soudée, des enseignants et assistants motivés, des parents impliqués : Nathalie Chazeau a vu de ses yeux ce petit monde évoluer. Cette jeune chorégraphe se trouve depuis deux ans en résidence dans une école maternelle du 9e arrondissement de Lyon, en zone d’éducation prioritaire. Deux jours par semaine, pendant treize ­semaines, elle intervient auprès de groupes de huit élèves. Sa proposition artistique prenait appui sur l’anatomie, les mains, les bras, la tête, les jambes, les mouvements. Un peu de science et de français au passage. « J’ai eu l’impression de développer un vocabulaire précis, exigeant, de manière ludique », raconte-t-elle.


Un supplément d’âme


Pas question ici d’une démonstration de hip-hop en guise de récréation. « Au début, c’était l’incompréhension totale. La ­confiance s’est progressivementinstaurée, les parents sont venus, une dessinatrice a été invitée, on a affiché des images dans l’entrée », ­détaille la chorégraphe, persuadée que l’école, dans son ensemble, a fait une place à cet art nouveau. Et qu’elle y a gagné un supplément d’âme : « Le rapport aux autres a changé chez les écoliers, c’est flagrant. J’ai vu une grande qualité de présence. » En retour, les artistes eux-mêmes ont vu leur travail personnel se modifier, s’enrichir. « Les petits ont un rapport à l’instant très fort, il y a des trouvailles avec eux ! constate Nathalie. J’ai appris à affiner mes propositions. » Par le biais d’Enfance, art et langages, la jeune danseuse a bénéficié d’un budget total de 20 000 euros pour l’année, interventions et réunions comprises. Ainsi ces résidences offrent aux artistes un nouveau mode d’existence dans la société. « Ce ne sont pas des artistes pour enfants, souligne Alain Kerlan. Leur intervention dans les écoles fait partie de l’art aujourd’hui. C’est une nouvelle modalité de la présence des artistes dans la cité, par une création partagée. »

Un point de vue que défend lui aussi Patrice Chazottes, responsable de la médiation au Centre Pompidou à Paris. « Les rencontres ­entre élèves et artistes fonctionnent très bien, ils partagent un travail en profondeur. La ­culture rentre dans le projet éducatif, ça devient une évidence au fil des années. » Depuis cinq ans, le Studio 13/16 au Centre Pompidou, à Paris, organise des ateliers dirigés par des artistes. « Les artistes ont une forme d’engagement, ils ont une envie de transmettre. Une ­relation se noue », constate Patrice Chazottes. Au point, affirme-t-il, que dans certaines classes « l’artiste devient aussi important que le professeur ! »

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