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dimanche 3 décembre 2023

Sociologie «La Distinction» : Pierre Bourdieu mis en cases et en bulles

par Olivier Monod   publié le 4 novembre 2023

L’autrice Tiphaine Rivière prend le pari, réussi, de vulgariser en BD l’écrit du sociologue à travers les élèves d’un prof de lycée enthousiaste.

«On est un groupe de chips qui essaie de rentrer dans une boîte de macarons.» Quand Talia, Pierre et Omar, trois ados issus de la petite bourgeoisie ou de milieux populaires vont suivre un cours aux Beaux-Arts, ils ne se sentent pas vraiment à l’aise malgré l’«entrée libre et gratuite». Talia, Pierre et Omar sont des personnages de la nouvelle bande dessinée de Tiphaine Rivière, la Distinction (la Découverte-Delcourt), librement inspirée du livre du même nom de Pierre Bourdieu. Vulgariser le sociologue en BD, voilà donc le projet de l’autrice de Carnets de thèse (Seuil, 2015) et de l’Invasion des imbéciles (Seuil, 2019).

Loin de la forme usuelle des bouquins de socio, Tiphaine Rivière raconte l’histoire d’un prof de SES, M. Coëtker, immédiatement rebaptisé par ses élèves «M. Kékette», qui se met en tête d’enseigner Bourdieu à ses élèves d’un lycée de périphérie parisienne. Au fil des 200 pages de l’ouvrage, les élèves, leur famille, le prof, sa famille, son colocataire, sa famille servent petit à petit d’exemples pour illustrer le propos du sociologue pour qui la classe sociale conditionne les goûts d’un individu. Une diversité de personnages qui permet à Tiphaine Rivière d’allier nuance et humour. «Tous les personnages ne sont pas au même niveau de caricature. Je voulais éviter de décevoir le lecteur par manque de finesse. En même temps, j’aime les grosses caricatures, cela permet de faire des personnages plus drôles», explique l’autrice à Libé.

«T’es pas foutue de ranger tes chaussettes»

Les interactions entre ses personnages sont savoureuses. Le prof, M. Kékette donc, pousse ses élèves à soumettre leurs parents à un questionnaire sociologique. De quoi provoquer des échanges parfois tendus. «Ce n’est pas un hasard que l’adjectif “petit” peut être accolé à tout ce que dit, pense, fait le petit-bourgeois», lance ainsi Elodie à ses parents en citant Bourdieu. «Alors écoute-moi bien, j’ai 42 ans, et je sais très bien qui je suis. Tu crois avoir tout compris à 16 ans parce que tu as lu un bouquin mais t’es pas foutue de ranger tes chaussettes, tu ne sais même pas faire cuire des pâtes», lui rétorque sa mère à bout de nerfs face à cette crise d’ado sociologique. Tiphaine Rivière s’amuse : «L’idée du questionnaire m’est venue quand je travaillais sur le projet. Il fallait que je rencontre des gens ne venant pas de mon milieu social. Je me suis mise à poser des questions comme “De quel milieu social êtes-vous ?” à tout le monde. Cela suscite des débats et des discussions personnelles vraiment chouettes.»

Le résultat est plaisant à lire et une bonne porte d’entrée dans le travail du chercheur – souvent cité dans le texte – pour qui ne connaît pas ses travaux. Car oui, on peut être journaliste à Libé sans avoir jamais lu ni étudié Bourdieu. «J’ai découvert Bourdieu à 30 ans et j’ai mis un mois entier à plein temps pour lire la Distinction. C’est trop dommage que ce ne soit pas plus accessible», explique l’autrice qui s’est un temps lancée dans une thèse en littérature avant de se plonger dans le projet Bourdieu pour réparer un malentendu politique : «J’ai l’impression que mes discussions politiques se heurtent souvent au fait que mes interlocuteurs croient à la méritocratie et au fait que tout le monde part à égalité. Une fois qu’on a fait un peu de socio, on sait que c’est faux.»

Plus qu’un effort de vulgarisation du travail du sociologue, la BD cherche à démontrer que Bourdieu n’enferme pas les gens dans leur classe sociale. «Je ne pense pas que prendre conscience de ces préjugés sociaux soit automatiquement libérateur. Mais cela rend possible le pas de côté, nuance Tiphaine Rivière. Bourdieu ne critique pas les individus. Il rend transparentes les règles régissant nos sociétés inégalitaires.» Les ados mis en scène sont bousculés par la compréhension des mécanismes qui font émerger leurs goûts. Après s’être frottés à l’opéra, au graffiti, aux uns et aux autres dans des histoires d’amour plus ou moins fructueuses, les jeunes se prêtent au jeu de l’introspection. «Depuis les cours à Kékette, il n’y a plus rien de naturel quand je fais un truc. Même marcher, manger : je me sens bizarre !» se marre Talia avec ses copains. A l’arrivée, ils évoluent grâce à la lecture de Bourdieu. Un moyen de finir sur une touche positive une BD assez dure sur les rapports sociaux.


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