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vendredi 8 décembre 2023

Entretien Matthieu Hély : «Le travail associatif n’est plus un eldorado préservé du néolibéralisme»

par Clémence Mary   publié le 5 décembre 2023

Les associations du secteur social sont en crise. Est-ce l’application des logiques entrepreneuriales qui sont venues perturber leur fonctionnement ? Pour le sociologue, le désengagement de l’Etat n’explique pas tout. 

Les images des interminables files d’attente ont marqué les esprits. Depuis un mois, la nouvelle campagne des Restos du cœur, fragilisés par une crise sans précédent, a remis en lumière les difficultés financières d’une partie du milieu associatif, pourtant mis à l’honneur par la 16e édition du mois de l’Economie sociale et solidaire (ESS) en novembre. Plombée par l’inflation, la légendaire générosité des Français semble avoir marqué le pas en 2023, avec moins de 200 euros annuels, et 65 % de la population donnant moins de 100 euros par an, selon l’Observatoire des générosités.

Début septembre, plus d’un millier d’associations interpellaient dans nos pages la Première ministre sur la mauvaise santé du secteur, pourtant premier employeur privé de France avec 1,8 million d’emplois, et une utilité publique centrale tant dans l’éducation que dans la santé, le lien social ou l’écologie. Le monde associatif tangue face à une demande croissante et un manque de soutien des pouvoirs publics, alertaient les signataires.

Les logiques d’entreprise auraient-elles eu raison de l’engagement pour la bonne cause ? Enseignant à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, le sociologue Matthieu Hély a coordonné avec Maud Simonet l’ouvrage collectif Monde associatif et néolibéralisme (PUF, novembre 2023). Pour ce spécialiste, la source de la crise actuelle ne se situe pas tant dans un désengagement de l’Etat que dans une absence de vision claire sur la place qu’occupe le secteur au sein des politiques publiques.

On a souvent l’image d’un milieu associatif détaché du marché, indépendant et mû par des valeurs, une cause… Est-ce encore juste ?

En fait, on a gardé l’image du paysage qui a régné jusqu’aux années 2000, quand les associations s’affichaient comme non lucratives. Le rapprochement avec le marché a longtemps été tabou. La crise des Restos du cœur témoigne de ce passage : la philanthropie, les dons et les partenariats avec les entreprises ont pris une importance inédite dans le financement des associations. Et la mise en concurrence pour l’obtention de financements sur la base de projets a remplacé le principe de la subvention, une évolution qui touche surtout les associations professionnalisées, au nombre de 175 000 sur un total de 1,8 million d’assos.

Comment l’Etat soutient-il le secteur ?

Auparavant, le monde associatif était configuré par l’Etat social. Dès l’entre-deux-guerres, l’éducation populaire ou les mouvements familiaux étaient portés par des associations avant d’être institutionnalisés dans des organismes comme l’Union nationale des affaires familiales (Unaf). Un contrôle très fort de l’Etat s’exerçait, leur assurant en même temps une stabilité financière. Actuellement, les choses sont très différentes.

Dans des secteurs comme l’environnement, l’Etat incite à la professionnalisation et ne compte pas se substituer aux associations. Mais il continue à encadrer le secteur indirectement : les financements privés découlent des incitations fiscales via la loi sur le mécénat, les associations et les fondations dite «loi Aillagon» de 2003. Le coût de l’exonération fiscale des dons n’a cessé de croître pour l’Etat, passé de 850 millions d’euros en 2005 à 2,3 milliards en 2015.

A quel moment le tournant a-t-il eu lieu ?

L’essor des associations et du néolibéralisme a lieu au même moment, dans les années 70, avec une théorisation du «tiers-secteur» [organisations à mi-chemin entre l’Etat, le marché et la société civile, ndlr] portée par des figures de la deuxième gauche comme Jacques Delors, Michel Rocard, et des intellectuels comme Pierre Rosanvallon. En 1981, l’institutionnalisation de l’économie sociale et solidaire est l’un des thèmes de la campagne présidentielle. Michel Rocard est très lucide quand il écrit dans sa préface au livre de Jeremy Rifkin la Fin du travail (1995), que les entrepreneurs de l’ESS n’ont pas pour but de sortir du marché mais d’en humaniser les lois.

En 2014, Benoît Hamon s’inscrit dans cette filiation en instaurant une loi qui acte que l’ESS n’est pas limitée au non lucratif, afin qu’elle ne reste pas une économie de niche. Elle définit à côté des associations historiques – mutuelles, coopératives, fondations – un nouveau type d’association proche des sociétés commerciales. L’archétype c’est le groupe SOS mastodonte qui rassemble plus de 700 structures de l’entrepreneuriat social et solidaire [dont Arcat, AG 21, le Pari solidaire, Wimoov, etc. ndlr], fondé sous la houlette de l’Etat.

Comment cette évolution est-elle vécue, au quotidien ?

Le passage d’un système de subventions à celui d’appels à projets s’est traduit par une intensification du travail. Les travailleurs ont moins de temps à consacrer à ceux qu’ils accompagnent : délais sur place raccourcis, reporting… Derrière, ce sont tout un tas d’indicateurs sociaux à renseigner, une focalisation sur le chiffre. C’est ressenti vivement par les salariés de l’aide à domicile où l’accent est de moins en moins mis sur la partie relationnelle. Arrêtons d’idéaliser le travail associatif qui est souvent vu comme un eldorado préservé du néolibéralisme.

Les associations finissent donc par ressembler de plus en plus à des entreprises, selon vous.

Les formes d’organisation changent, de nouvelles pratiques managériales apparaissent. Les profils des salariés, dans les ressources humaines par exemple, viennent de plus en plus du privé lucratif, ce qui n’est pas sans dégât. En 2010, des salariés d’Emmaüs ont fait grève au siège parisien, contre l’arrivée d’une nouvelle DRH qui appliquait des méthodes brutales. Le groupe SOS, qui a pour stratégie d’absorber des associations locales qui battent de l’aile et de leur imposer certaines pratiques, fait attention à ce que la taille de la structure ne dépasse pas le seuil des 50 salariés, pour ne pas avoir à instaurer d’instances de représentation des salariés.

Dans quel dilemme se retrouvent ces derniers ?

Parce qu’ils adhèrent à une cause, les salariés entrent peu en guerre avec leur direction, ils n’ont pas envie de fragiliser l’association tout en défendant leurs intérêts. Au personnel mobilisé, la direction d’Emmaüs n’avait d’ailleurs pas manqué d’opposer l’argument de leur image de marque, qui serait impactée par une grève, notamment auprès des mécènes. En 2010 cependant, un syndicat s’est créé, Asso-Solidaires, qui rassemble les travailleurs associatifs – beaucoup de jeunes et de femmes – au motif qu’il y a là un rapport au travail spécifique.

Ce malaise va-t-il jusqu’à remettre en cause le sens de l’engagement ?

Cela passe par du travail gratuit, quand des aides à domicile – des salariés souvent moins dotés socialement – reviennent chez les personnes accompagnées en dehors des heures de travail pour assurer la partie relationnelle. La même stratification touche le bénévolat. D’un côté, on a l’essor d’un bénévolat obligatoire pour les plus démunis – dans le Haut-Rhin, le département voulait imposer aux allocataires du RSA sept heures de bénévolat hebdomadaire, le tribunal a cassé la décision et le Conseil d’Etat l’a finalement rendue possible sous conditions.

Ce malaise va-t-il jusqu’à remettre en cause le sens de l’engagement ?

Cela passe par du travail gratuit, quand des aides à domicile – des salariés souvent moins dotés socialement – reviennent chez les personnes accompagnées en dehors des heures de travail pour assurer la partie relationnelle. La même stratification touche le bénévolat. D’un côté, on a l’essor d’un bénévolat obligatoire pour les plus démunis – dans le Haut-Rhin, le département voulait imposer aux allocataires du RSA sept heures de bénévolat hebdomadaire, le tribunal a cassé la décision et le Conseil d’Etat l’a finalement rendue possible sous conditions.

Et de l’autre, il existe une sorte de super-bénévolat des entreprises du CAC 40. Il permet à des salariés de se porter volontaires sur leur temps de travail ou en dehors, auprès d’associations choisies et rapporte du profit symbolique à ceux qui l’exercent. Euro Disney entretient de longue date un partenariat avec le Secours populaire, par exemple. C’est un outil de management, et pour les associations, de la compétence gratuite.

En parallèle, vous montrez dans le livre que capter des subventions tend à devenir une activité à part entière.

Oui, par exemple dans les associations féministes où les salariées doivent trouver des moyens de subvertir la commande publique pour la rendre conforme à leurs valeurs, en adoptant un langage moins militant – dire «promotion de l’égalité» plutôt que «féministe». Dans l’hébergement d’urgence et la réinsertion, les professionnelles jouent sur l’équilibre des profils accueillis pour garder à la fois un bon «taux de rotation» et une durée de séjour satisfaisante. Il est aussi plus facile de maintenir le cap quand on dispose d’une stabilité budgétaire, de suffisamment de salariés, de bénévoles investis, d’une gestion collective voire autogestionnaire.

En s’institutionnalisant, le travail associatif perd-il nécessairement en charge politique et en radicalité?

Toutes les associations sont pénétrées par ces logiques et s’en débrouillent. Mais certaines – pour le droit au logement, écologistes comme les Soulèvements de la Terre [«association de fait» permise par la loi, ndlr] ou de défense des chômeurs – refusent de se professionnaliser et de s’inscrire dans des politiques publiques, et sont perçues comme plus militantes. Les plus en rupture avec le capitalisme sont les coopératives de production, comme Fralib, mais elles ne représentent que 60 000 salariés.

Pour celles qui assument d’être partenaires de l’Etat, professionnalisation ne veut pas forcément dire «dépolitisation», car elles ont une position qui leur permet de négocier de façon plus feutrée avec les pouvoirs publics. En s’institutionnalisant, elles constituent une forme d’expertise, comme la Fondation Abbé-Pierre ou le Secours catholique dont les chiffres sur la pauvreté ont acquis une forme d’autorité.

La Fédération des acteurs de la solidarité a contribué à la politique de lutte contre l’exclusion, tout comme ATD Quart Monde dont le cofondateur, le père Joseph Wresinski, a porté le RMI en 1988 dans une loi adoptée par le gouvernement Rocard. Quant à la politique du droit d’asile, elle s’est coconstruite entre l’Etat et la Cimade entre autres, au moins jusqu’en 2008 quand Sarkozy a imposé une mise en concurrence sur le sujet via des marchés publics.

Ces enjeux vous semblent-ils suffisamment mis à l’agenda par le gouvernement actuel ?

La politique d’Etat manque de vision. L’ère Macron s’inscrit dans la poursuite de l’institutionnalisation défendue sous Hollande, avec la valorisation des services civiques pour pallier la baisse des contrats aidés .Quant aux contrats à impact social lancés en 2016 en catimini, ils s’inspirent d’une expérience anglaise visant à soumettre les financements à des objectifs d’impact social, comme la baisse du taux de récidive des anciens détenus. En fonction, les investisseurs privés sont remboursés avec intérêts.

En face le secteur se défend de façon paradoxale. L’Union des employeurs de l’ESS, qui voulait être l’équivalent du Medef et pouvoir se prononcer sur les grands accords interprofessionnels, ne bénéficie finalement que d’un strapontin dans les négociations. Sur les dernières réformes, ils ont soutenu la loi El Khomri en 2016, les ordonnances Macron de 2017 et les différentes réformes des retraites. Ils s’alignent sur les positions du patronat tout en prônant une forme de travail et des valeurs spécifiques.

Ce discours symbolique a atteint ses limites, et ne dupe plus personne. Le vrai débat devrait tourner sur le statut ambivalent du fonctionnaire associatif, qui défend l’intérêt général mais relève du secteur privé. La quatrième fonction publique est devenue la cinquième roue du carrosse.


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