par Agnès Giard publié le 25 novembre 2023
Prenez une maison hantée, cherchez la coupable : c’est souvent une enfant, en âge d’avoir ses règles. Pourquoi provoque-t-elle ces désordres ? L’historien de l’occultisme, Philippe Baudouin, questionne ces «Phénomènes» dans une exposition et un catalogue.
26 novembre 1943. Une affaire de maison hantée trouble la petite commune de Frontenay-Rohan-Rohan, près de Niort. Depuis cinq jours, au domicile de la famille Auché, les meubles changent de place, des boîtes sautent «en tout sens» et des vêtements se soulèvent puis s’effondrent sous les yeux affolés des propriétaires, un vieux couple à la retraite. De lourds soupçons de culpabilité pèsent sur leur petite fille, Ginette, âgée de 15 ans. Elle reste en effet plutôt calme face au déluge d’événements mystérieux. Le capitaine de gendarmerie Tizané dépêché sur place la soupçonne d’être possédée. Pour en avoir le cœur net, il incite Ginette à utiliser un ouija, une planchette permettant d’épeler les mots, outil de communication avec l’au-delà. En transe, la jeune fille compose des phrases sinistres : «Je la tuerai au coin d’une rue… Je lui ferai “gallipète”… Je voudrais que Ginette danse toute nue, tout de suite.» L’officier en déduit qu’elle est la proie d’un «hôte», une puissance invisible. Dès le lendemain, Ginette est éloignée des lieux, sur les conseils de Tizané avec des résultats probants : les phénomènes s’arrêtent. L’ordre est rétabli.
Agitatrices aux superpouvoirs
«Partout où les revenants font leur sabbat, il existe un être en chair et en os, sans lequel ils ne pourraient rien accomplir, écrivait Jules Bois (le Miracle moderne, 1907). Enlevez cet agitateur, le calme est rétabli.» Curieusement «l’agitateur» est souvent… une agitatrice. Souvent jeune. Souvent issue d’un milieu populaire. Qu’en déduire ?
Dans un ouvrage consacré aux archives visuelles de la parapsychologie – Phénomènes inexpliqués (sorti en octobre aux éditions delpire&co) –, Philippe Baudouin et Maryline Desaintjean se confrontent au mystère : un chapitre de leur ouvrage aborde la question du poltergeist. Les images présentées sont celles de jeunes filles restées célèbres dans l’histoire des phénomènes inexpliqués. Il y a par exemple, le portrait de la belle Jacqueline, 17 ans, qui défraie la chronique en 1963 : cette année-là, soignée dans une clinique d’Arcachon, elle provoque des pluies de gravillons. Pendant cinq mois, les patients ne peuvent plus prendre leur bain de soleil sans que des pierres tombent autour d’eux, comme jetées du ciel par un mauvais farceur. Détail troublant : les projectiles semblent viser Jacqueline.Saisi de soupçon, le directeur de la clinique, le docteur Cuénot, l’interroge. «Elle lui confie qu’elle souffre de déboires amoureux. Les grêles de cailloux matérialisent ses difficultés… Pour Cuénot, cela ne fait aucun doute et cela d’autant moins qu’à peine Jacqueline partie, les phénomènes cessent.» A en croire Philippe Baudouin, les cas de poltergeist concernent souvent des jeunes femmes en souffrance. Il cite notamment Janet Hodgson, 11 ans, dont certains photographes ont documenté le cas. En 1977, la petite Janet se trouve au cœur de phénomènes de hantise impressionnants. Coups frappés dans les murs, déplacement d’objet. Parfois, Janet est comme soulevée, projetée hors de son lit. Les images sont visibles dans l’ouvrage, mais également au Musée d’histoire de la médecine, qui accueille l’exposition «Phénomènes» jusqu’au 17 février. «Son cas est emblématique de ce que le psychologue Renaud Evrard appelle “l’adolescence hantée”, explique Philippe Baudouin. Janet a mal vécu le divorce de ses parents, son changement d’école, les tensions familiales… En proie aux perturbations, elle a des crises qui s’étalent jusqu’en 1979.»
La faute aux filles ?
Le poltergeist serait-il une maladie de fille ? Pas du tout, assure Philippe Baudouin : les jeunes garçons aussi peuvent causer des désordres. Mais le nombre de cas féminins reste si supérieur que dès le XIXe siècle, c’est vers elles que les yeux accusateurs se tournent. «Tout commence par une conférence, en 1896, explique le chercheur. Elle est donnée par Frank Podmore, un membre de la Société de recherche psychique de Londres (la plus ancienne société savante au monde à étudier scientifiquement les phénomènes paranormaux). Podmore, qui a enquêté sur onze cas de poltergeist, affirme qu’il s’agit de fraudes impliquant à huit reprises des filles qu’il finit par désigner sous le nom de “vilaines petites filles”.» Sa théorie déclenche une controverse. De nombreux savants estiment qu’il ne s’agit pas de mises en scène et que les filles impliquées sont peut-être des médiums qui s’ignorent. Ces débats ont le mérite d’attirer l’attention sur l’humain. Jusqu’ici, les occultistes ne s’intéressaient qu’aux fantômes, considérés comme les seuls et uniques responsables des phénomènes.
Age de l’acné : l’âge des dangers
Bien que la théorie de la vilaine petite fille soit profondément sexiste, elle présente ceci d’intéressant qu’elle amène progressivement les chercheurs à se pencher sur ce qu’ils finissent par nommer «la personne focale» ou «l’agent», qui catalyse l’activité des esprits frappeurs. «Cette personne est souvent en phase de transition, explique Philippe Baudouin. Le phénomène de la hantise me semble d’ailleurs indissociable de cet autre phénomène qu’est l’invention, au XIXe siècle, de l’adolescence, cet âge de la vie que Chateaubriand associe à l’oubli de Dieu.» L’adolescent·e, travaillé·e par ses désirs, fait sauter le carcan des interdits. Il ou elle entre en crise, traverse une période d’instabilité spirituelle… «Rousseau, dès le XVIIIe siècle, désignait déjà cette métamorphose comme le moment critique d’une sorte de seconde naissance, ajoute Baudouin. Lorsque les savants attribuent à des jeunes femmes des pouvoirs occultes, ils ne font d’abord que recycler cette vision stigmatisante des vierges folles et de pucelles hystériques.»
Vierges folles ou hystériques
Dès le XIXe siècle, l’adolescence – marquée par les premières menstrues et les émois sexuels – devient par excellence l’âge des névroses propices à tous les débordements. De nos jours encore, cette idée reste si profondément ancrée dans les esprits qu’elle inspire des films comme Carrie (Brian De Palma, 1976) ou l’Exorciste (William Friedkin, 1973). «Il serait cependant réducteur de limiter le poltergeist à n’être que la traduction d’une crise de mue hormonale, tempère Philippe Baudouin. S’il faut en croire les sociologues qui ont enquêté sur le poltergeist – Alexandra Teguis, Charles Flynn ou Daniel Miller –, il y a beaucoup de cas dans les cités HLM ou dans les quartiers défavorisés. D’une certaine manière, là où les gens ne possèdent rien, ils se font posséder. Mais cette possession a la vertu libératrice d’un détraquement de toutes les règles…». Lorsqu’elles déclenchent la sarabande, les petites filles – qui sont parfois aussi des petits garçons – traduisent en actes un désir de liberté qui défie même les lois de la physique.
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