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vendredi 8 décembre 2023

Reportage Les soignants face à l’éventuelle suppression de l’AME : «Ici, on n’est pas la police, on est à l’hôpital»

par Maïté Darnault, correspondante à Lyon et Rachid Laïreche

publié le 6 décembre 2023

En plein débat sur la loi immigration, de nombreux soignants s’inquiètent de la possible disparition de l’aide médicale d’Etat, la couverture maladie qui bénéficie actuellement à plus de 400 000 sans-papiers.

Abdoulaye tire un sac plastique planqué sous la table d’un bistrot parisien. Il sort un gros dossier rouge gonflé à la paperasse. «Tout est ici», dit-il en souriant. «Tout», c’est sa vie. Abdoulaye est un travailleur sans papiers. Un ouvrier invisible. «Je me promène toujours avec mon dossier, il est très important. J’ai mes demandes de régularisation et mon dossier médical.» Le Malien de 41 ans a du diabète. Il a découvert le mal des mois après son arrivée en France lors d’une consultation dans un centre de santé qui accueille gratuitement les malades qui ne bénéficient pas de l’aide médicale d’Etat (AME). C’était en 2019. Abdoulaye souffre également du dos. Les chantiers bousillent le corps du quadra. Des heures pour un salaire maigrichon. Il cherche un peu de bonheur dans la douleur. Abdoulaye bénéficie de l’AME depuis trois ans. «C’est très dur d’obtenir la carte. Il faut beaucoup de patience et il faut tout justifier. La France est un pays qui aime beaucoup les photocopies», sourit-il. Le futur risque d’être moins drôle. Il croise les doigts en espérant que l’aide médicale d’Etat ne sera pas supprimée.

Le Sénat a voté, en novembre, un amendement de suppression de l’AME lors de l’examen du projet de loi immigration. Elle a été remplacée par une «aide médicale d’urgence», plus restrictive, pour les sans-papiers, avant d’être rétablie à l’Assemblée nationale, en commission. Mais ce n’est pas terminé. Le sujet sera une nouvelle fois mis sur la table en séance publique au Palais-Bourbon à partir du lundi 11 décembre. Les conclusions du rapport rendu lundi par Claude Evin et Patrick Stefanini, à qui le gouvernement avait confié une mission d’évaluation sur l’AME, ne soutiennent pas la suppression de ce dispositif mais esquissent des pistes de réforme pour lutter contre les fraudes. Lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale mercredi, le ministre de la Santé, Aurélien Rousseau, a promis de mettre en œuvre «dans les prochaines semaines» certaines des mesures du rapport. Le gouvernement est (un peu) divisé entre le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui cherche des terrains d’entente avec la droite pour faire voter la loi – et éviter un nouveau 49.3 – et la première ministre, Elisabeth Borne, qui a manifesté son attachement à l’aide médicale d’Etat.

«On ne peut pas mettre de côté une partie de la population»

De nombreux médecins ont pris publiquement la parole pour prévenir les politiques. Ils s’engagent à «continuer de soigner gratuitement» les malades sans papiers si le dispositif devait disparaître. Les soins pris en charge par cette couverture maladie bénéficiaient, mi-2023, à près de 440 000 étrangers sans papiers. Dans le centre de santé Edson, dans le XIIIe arrondissements de Paris, le personnel et des élus se réunissent autour d’une grande table pour évoquer le sujet. Le premier adjoint de la capitale, Emmanuel Grégoire, imagine les conséquences : «La fin de l’AME serait une très mauvaise chose pour les bénéficiaires mais aussi pour la santé publique. On ne peut pas mettre de côté une partie de la population qui n’a pas les moyens de se soigner.» Tous les médecins et les politiques présents sont sur la même ligne. Ils évoquent les différents profils. Les douleurs physiques et psychologiques de ceux qui ont traversé les mers et parfois le désert pour venir en France. Le directeur général du Comité pour la santé des exilés (Comede), Arnaud Veisse, est aussi autour de la table. Il regarde un peu plus loin que l’AME. «J’espère que l’aide sera maintenue lors de l’examen de la loi mais il y a des choses qui sont importantes dont personne ne parle. Le gouvernement pourrait priver les étrangers en situation irrégulière des tarifs sociaux dans les transports en commun et durcir le titre de séjour pour les étrangers malades», dit-il, inquiet.

Le débat se prépare et les doutes existent. En attendant, les personnes en difficulté continuent d’avoir besoin d’être soignés dans le monde réel. Un mardi matin à Lyon. Emmitouflées et l’œil fatigué, une vingtaine de personnes patientent dans un hall. Maude Berthier ouvre les portes de son service. «Bonjour à tous, qui parle français ou pas ? You, russian ? OK, Google Translate. Pour les autres ? OK, je parle en français, and then in english», lance la médecin généraliste, coordinatrice de la permanence d’accès aux soins de santé (Pass) de l’hôpital Edouard-Herriot, aux Hospices civils. Il ne s’agit pas d’un service d’urgence mais d’un des rares lieux où les personnes sans assurance maladie, âgées de plus de 16 ans, peuvent consulter gratuitement un généraliste ou un infirmier. Créé en 2010, cet accueil inconditionnel se veut une «passerelle» pour les malades qui ne bénéficient pas encore de l’aide médicale d’Etat ou de la complémentaire santé solidaire.

«Des amis m’ont dit qu’on peut venir ici quand on n’a pas d’autre solution»

Les places, hélas, sont chères. En plus des rendez-vous calés plusieurs semaines à l’avance, seules quatre personnes vont pouvoir ouvrir leur dossier ce jour-là. Un homme, la trentaine, récolte le ticket numéro 3. Il attend sur un siège depuis l’aube. «Des amis m’ont dit qu’on peut venir ici quand on n’a pas d’autre solution», explique celui qui vit dans un foyer à Lyon. Maude Berthier organise les passages : «Vous êtes sûre que vous étiez là la première ? Oui, d’accord. Le matin, on se base sur le respect pour faire la file.» Une dame va devoir retenter sa chance un autre jour, la médecin s’agenouille à hauteur de visage pour la rassurer. «Tout le monde me montre son papier de demande d’asile mais ici, on n’est pas la police, on est à l’hôpital.» Elle prend le temps de vérifier la température d’un jeune homme qui se plaint de douleurs abdominales.

Pour échanger avec un russophone souffrant d’une tuberculose, Maude Berthier passe un masque FFP2 et sort sur le parvis, où le téléphone capte mieux. Au bout du fil, un compatriote assure la traduction. «Il a mal à la poitrine et il a du mal à respirer ? OK, je lui fais un courrier pour les urgences, il faut un bilan et une imagerie.»Alors que le brief matinal démarre, le bureau des infirmières accueille un patient assez âgé. Marie-Christine De Araujo écarte rapidement son masque pour montrer son visage à son interlocuteur. Puis elle décrit en articulant, penchée sur son smartphone, le déroulement de la prise de sang. L’application de traduction répète son laïus en russe. «L’objectif, c’est d’humaniser le geste», sourit cette infirmière expérimentée qui, chaque année, forme quatre à cinq élèves stagiaires «à la précarité» : «Il y a le côté médical et le côté social, on fait aussi un gros travail d’éducation thérapeutique dans le cadre des maladies chroniques.»

La patientèle de la Pass est constituée en majorité d’hommes entre 16 et 45 ans, originaires d’Afrique subsaharienne, de Géorgie et d’Albanie. Lorsqu’elles sont enceintes, les femmes sont transférées dans les locaux voisins de la Pass «périnatale». Souvent traitées a minima dans leur pays d’origine, certaines personnes arrivent en France après une rupture de soins aggravée au fil de leur parcours d’exil. La mise en application en juin 2021 d’un délai minimum de trois mois de résidence en France pour bénéficier de l’AME a déjà repoussé l’entrée des plus vulnérables dans le circuit médical. Dans la salle d’attente aux murs couleur violine, on trouve un plateau de dattes sur la table basse. Un coin pour les enfants a été aménagé avec quelques jouets et livres. Beaucoup de patients vivent dans la rue.

«La France joue avec ses valeurs»

Alpha et Hawa, originaires de Guinée Conakry, dorment «des fois à Perrache, des fois à Part-Dieu». La journée, ils cachent leurs couvertures dans un des recoins de ces gares. Atteinte d’une hépatite B et enceinte, la jeune femme consulte pour la première fois en France. Son compagnon traduit l’échange en dialecte. Il est arrivé en 2015 en Espagne depuis le Maroc, avant de rallier la France l’an dernier. En septembre, elle a pris l’avion de Conakry à Tunis, puis a traversé la Méditerranée en canot jusqu’en Italie. «Son examen est très bien, elle peut être rassurée. Je vais poser une question à laquelle elle n’est pas obligée de répondre, je la pose à tout le monde : est-ce que madame a subi des violences physiques ou verbales sur le chemin ?»Hawa opine. «Elle peut en parler avec moi, une sage-femme ou une psychologue», glisse Maude Berthier en essayant d’accrocher son regard.

Dans un bureau parisien du centre de santé Edson, deux assistantes sociales racontent leur quotidien. Elles voient leur métier comme des «petites fenêtres sur le monde». Elles rencontrent de nombreuses personnes sans papiers qui viennent de loin ; des personnes qui galèrent à obtenir l’aide médicale d’Etat. «Elles ont des parcours difficiles, on tente de repérer les difficultés afin de tisser un lien avec ce qu’elles nous donnent. Certaines personnes ne disent pas tout de suite la vérité, elles ont peur, donc ça peut mettre un peu de temps», explique la plus jeune. Elles constatent que le nombre de personnes qui passent les nuits à la rue ne cesse de grimper. Une vie de «souffrance» qui abîme chaque jour un peu plus les corps. Les assistantes sociales aident tous ceux qu’elles peuvent, dans la «limite des politiques publiques». Dans leur petit bureau, elles rencontrent des cas extrêmes et désemparés. Des femmes qui ont été violentées et violées sur le chemin de l’exil – certaines ont découvert leur séropositivité en faisant une prise sang de routine. Des hommes malades et seuls dans la rue. Un associatif bénévole lâche, dépité, au téléphone : «La France joue avec ses valeurs. Je me dis que pour le moment l’AME est maintenue mais le moindre fait divers durant les débats à l’Assemblée peut tout faire basculer. C’est de la folie, non ?»


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