par Eric Favereau, envoyé spécial à Rouvray (Seine-Maritime) publié le 6 décembre 2023
publié le 6 décembre 2023
publié le 6 décembre 2023 à 17h43
Le débat qui secoue l’hôpital psychiatrique du Rouvray (Seine-Maritime), l’un des plus grands hôpitaux de France, est emblématique de la crise sans précédent que traverse la psychiatrie publique. En ces temps de pénurie de personnel, peut-on désormais continuer à soigner au plus près les patients dans leur globalité ? Ou bien faut-il rationaliser et soigner par pathologies, – dépressions, addictions, schizophrénies, etc. –, quitte à laisser tomber un travail de proximité, indispensable quand on prend en charge des troubles mentaux ?
Ce débat est tout sauf anecdotique, car il est lourd de conséquences. Un rappel, d’abord, pour comprendre les enjeux. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la psychiatrie française est construite autour de l’idée de secteur géographique, pour des soins au plus près et dans toutes leurs composantes. La France est ainsi divisée en plus de 800 secteurs de psychiatrie générale, soit en moyenne un pour 60 000 habitants. Dans chaque secteur, il y a des lits d’hospitalisation, des lieux de consultation, des hôpitaux de jour mais aussi des structures intermédiaires comme des appartements thérapeutiques.
Casser les murs de l’asile et être au plus près des gens : tels ont été les piliers de l’organisation de cette prise en charge à la française des maladies mentales. Et cela a marché. Pendant cinquante ans, la psychiatrie publique française a vécu ainsi, humaniste, ouverte, avec bien sûr des hauts et des bas, des pesanteurs, mais en général, les secteurs de psychiatrie avaient des moyens, et la proximité permettait de maintenir des liens avec les patients.
Peu à peu ont ainsi disparu les asiles des fous, lointains, où l’on cachait ceux-ci derrière de hauts murs. «Il n’y a pas que le malade à soigner mais les murs aussi», disait le philosophe et psychanalyste Félix Guattari. «En même temps, le fait que le secteur ait été pensé et développé à partir de l’hôpital rend compte pour une large part des lenteurs de l’implantation du nouveau dispositif», tempérait néanmoins le sociologue Robert Castel. Peu après la guerre, l’hôpital du Rouvray a été un exemple. Il fut à l’origine des premières tentatives dites de «sectorisation», initiées par un psychiatre de renom, Lucien Bonnafé, – grand résistant, communiste et chef de service à Rouvray de 1947 à 1957.
«C’est une question de Droits de l’homme et du citoyen»
Quand on l’interrogeait sur le sujet, Lucien Bonnafé était intarissable, se montrant poète et militant. «Dans la société dans laquelle nous vivons, qui dit folie dit enfermement. Ce côté très profondément inhumain de la psychiatrie, qui en fait une machine à exclure, entraîne la création par les pouvoirs publics de “maisons de fous”. L’idée des fondateurs du secteur, c’était au contraire de dire que, lorsque quelqu’un est menacé de perdre la tête, il a le droit d’avoir à proximité de quoi faire face à son problème. C’est une question de droits de l’homme et du citoyen. Ceci en privilégiant le travail hors les murs et en ne se servant de l’hospitalisation que s’il y a une indication.»
Aujourd’hui, ce beau rêve a pris un sacré coup de vieux. Les 800 secteurs de psychiatrie en France sont pour un grand nombre d’entre eux moribonds, car pour bien fonctionner il leur faut des moyens et du personnel. Or plusieurs milliers de postes sont vacants. Quand on arrive au centre hospitalier spécialisé du Rouvray, le lieu reste néanmoins imposant, symbole du passé. Avec 943 lits, il est le deuxième hôpital psychiatrique de France, avec plus de 30 000 patients suivis régulièrement. Et plus de 2 000 salariés. Censé prendre en charge tout le département de la Seine-Maritime, l’établissement est vaste, s’allongeant dans un parc magnifique, où se suivent et se succèdent des pavillons d’hier à l’abandon, d’autres plus récents, mais aussi des jardins ouvriers, un musée et un bâtiment d’accueil en circulaire.
Rouvray a fêté, l’an dernier, ses 200 ans. En 2018, l’hôpital a connu un mouvement social inédit, qui s’est traduit par une grève de la faim d’infirmières et d’aides-soignants, ce qui n’était jamais arrivé dans un pareil établissement. La cause ? Un manque cruel de personnel et des fermetures de lit en rafales. Après trois semaines de grève et dix-neuf jours de grève de la faim, pour la première fois, l’agence régionale de santé acceptait une trentaine d’embauches supplémentaires. Un an après, peu de changements. Et la déception a prévalu. Treize postes sur les trente promis ont été pourvus, et la création promise d’une unité pour adolescents est restée au stade de projet.
A l’automne 2023, cela ne va pas mieux, mais le climat a changé. «Avec les anciennes directions, c’était insupportable, aucun dialogue, on était poursuivi même devant la justice, nous raconte aujourd’hui Thomas, délégué syndical SUD. Depuis un an, nous avons un nouveau directeur. Rien n’est réglé, mais il nous écoute, c’est déjà ça !»
«Il faut intégrer les quartiers prioritaires de la ville où l’on est absent»
Dans son bureau, Franck Estève, le nouveau directeur général, nous reçoit accompagné du président de la commission médicale d’établissement (CME), le docteur Gaël Fouldrin. Dehors, il crachine. «Vous savez, je suis un ancien infirmier psychiatrique, nous dit d’emblée le directeur, c’est un monde que j’aime. Et pour le faire évoluer, il faut être ensemble.» Mais pour aller vers où ? Pour le docteur Gonzales, chef du service d’accueil familial thérapeutique et responsable FO des psychiatres, la direction avance cachée. «Sur le centre hospitalier du Rouvray, on regroupe tout. Nous sommes passés en douze ans de dix secteurs de psychiatrie adulte à un seul pôle de psychiatrie adulte qui regroupe tout. L’argument avancé est la modernisation des soins et de rendre plus attractif l’établissement pour les médecins. Le directeur a dit clairement dans une interview que la notion de “secteur” n’existera plus, et que l’on va travailler plutôt sur les “filières”. Il y aura une filière spécifique à la dépression, aux psychoses résistantes ou aux personnes âgées. On va aussi essayer de regrouper nos patients hospitalisés sous contrainte.»
Ce que confirme, le président de la CME : «Il faut repenser notre organisation territoriale. On ne peut pas rester sur les modèles des années 70, il y a des endroits où il n’est pas pertinent de se maintenir, il faut intégrer les quartiers prioritaires de la ville où l’on est absent. En plus, il y a une modification de la demande, on a des populations spécifiques, et pour elles, quand l’offre de soins est mélangée, cela ne répond pas à leurs souhaits. Que dans le même service, il y ait un gamin de 14 ans et qu’il soit hospitalisé avec une personne de 95 ans, avec un grand délirant aussi, cela ne va pas. Ces publics-là ne vont pas ensemble.»
«En plus, ajoute ce médecin, c’est une perte de chances pour un patient atteint, par exemple, d’une dépression multirésistante. Avec notre nouvelle organisation il pourrait bénéficier, via une filière spécifique, de prises en charge de pointe, avec des protocoles de recherche.» D’où cette idée de «filiarisation», avec une organisation centrale qui regroupe tous les secteurs, dirigée par un médecin universitaire.
Sur le papier, l’idée peut paraître séduisante, mais pour le docteur Gonzales, c’est un leurre. «La filiarisation des soins induit une surspécialisation. Des psychiatres avec leurs unités deviendront spécialistes ici de la dépression, là de la schizophrénie.» «C’est le modèle canadien, poursuit un autre psychiatre qui préfère rester anonyme. Et c’est un échec. On saucissonne le patient, cela va à l’encontre de la psychiatrie humaniste. Pour nous, psychiatres de secteur, la question centrale est de maintenir le lien. D’être proche, d’être présent. La maladie mentale est une pathologie du lien. Que vont devenir ceux qui sortent du cadre ?»
«On est confronté à des inégalités géographiques terribles»
Puis ce médecin revient sur la question de la pénurie de personnel. «Dans mon secteur, nous sommes en sous-effectif. Il y a deux mois d’attente pour une consultation. Depuis dix ans, on nous supprime des lits, et la demande augmente.» A ses yeux, on va inexorablement vers une diminution de l’offre de soins, et un parcours fléché : diagnostic, médicament, quelques séances de réhabilitation, et on passe au suivant.
Deux analyses opposées et une interrogation : «Est-ce le manque de personnel qui justifie cette réforme ou non ?» Pour le directeur du Rouvray, ce n’est pas le cas. «L’hôpital a une forte activité. Côté recrutement, cela a été tendu comme partout, mais on a relancé une dynamique. Et cette année, nous avons embauché plus de trente-cinq personnels soignants. Et on a baissé notre absentéisme de trois points.» Ce n’est pas le constat du docteur Gonzales. «A chaque départ, il devient impossible d’assurer un planning complet, comprenant les gardes et les astreintes.» Version reprise par les organisations syndicales qui montrent, au passage, que le taux d’absentéisme, contrairement à ce que dit la direction, a augmenté encore en 2022.
Et les patients, qu’en pensent-ils ? Dans le vaste jardin du Rouvray, on en voit peu. L’un a pris ses quartiers devant le musée, l’un des rares lieux où la porte est ouverte. L’Union nationale des familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam) ne veut pas prendre parti entre «filières» et «secteurs». Sa présidente, Marie-Jeanne Richard, se battant comme elle peut pour que «les malades soient simplement pris en charge». Et elle se montre dubitative : «Aujourd’hui en France, il y a des secteurs qui fonctionnent, d’autres pas. On est confronté à des inégalités géographiques terribles. Alors, les filières et les plateformes de diagnostic, pourquoi pas ? Mais derrière, il faudrait qu’il y ait une offre de soins stables. Or, ce n’est pas le cas. Un enfant va être diagnostiqué avec des troubles autistes. Et après ? Rien ne suit, pas de place. Filière ou secteur, cela reste souvent une catastrophe.»
Enfermé dans son local CGT, le délégué syndicaliste se montre désabusé. «Plus personne ne se plaint, car plus personne n’y croit.»L’air de rien, au Rouvray, se joue en partie le nouveau visage de la psychiatrie publique.
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