par François Musseau, correspondant à Madrid publié le 26 novembre 2023
L’école sans portable, c’est possible ? «Oui, et nécessaire !» clament haut et fort de plus en plus de parents d’élèves espagnols. Ou, du moins, l’école avec le moins de portables possible. Une campagne lancée en Catalogne à la rentrée en septembre a pris un essor considérable, au point que le débat s’étend désormais à une bonne partie de l’Espagne et vient de s’inviter au Parlement régional à Barcelone, en vue de donner lieu à une loi «contre les addictions», en particulier celle liée à la dépendance au smartphone. «L’héroïne du XXIe siècle», selon le département psychologie de l’hôpital barcelonais de Sant Joan de Déu.
Pas de portable à l’école avant 16 ans
Tout est parti de ce constat établi par plusieurs collectifs de parents, les Afa (Associations de familles d’élèves), dans la capitale catalane : il existe une loi non écrite qui veut que, de manière quasiment systématique, les jeunes adolescents se voient offrir un téléphone portable à leur entrée au collège, soit à l’âge de 12 ans en Espagne. Selon l’Institut national de Statistiques (Ine), presque 70 % des mineurs possèdent un smartphone ; c’est le cas de 47,5 % des Barcelonais de 10 à 11 ans. Et, dixit l’Institut de l’Enfance et de l’Adolescence, trois quarts de leurs propriétaires admettent avoir des difficultés pour cesser de l’utiliser. En croisade contre ce qu’ils décrivent comme une «intoxication», les groupes de parents d’élèves entendent que le portable soit prohibé dans les établissements scolaires jusqu’à ce que l’élève ait 16 ans.
Ce n’est pas resté lettre morte. De nombreux collèges de Catalogne ont mis cette interdiction en pratique. A Premia de mar, Cardedeu, Lliçà, Granollers et aussi, bien sûr, à Barcelone. Le collège Vila de Gràcia fait partie des plus militants : dès l’entrée, les élèves sont invités à laisser leurs téléphones dans une consigne. Si d’aventure on les surprend avec à l’intérieur, on le leur soustrait, on avertit les parents et on entache leur dossier d’«une faute grave» et d’un «motif d’expulsion». Un porte-parole de cette Afa indique que «la situation était devenue ingérable. Dans les mains de si jeunes adolescents, ces dispositifs si addictifs étaient sources de constante conflictualité, et portaient le déficit d’attention à un niveau effrayant».
Enjeu de santé mentale
Cela semble avoir porté ses fruits : «En quelques semaines, la situation s’est assainie, témoigne une professeur de ce même collège. La socialisation est beaucoup plus riche. Dans la cour surtout, ils se sont remis à courir, à jouer au volley, à parler entre eux.» Il ne s’agit pas, disent les partisans de ce dispositif, de tourner le dos à la technologie, mais d’en faire bon usage. A Cardedeu, le collège principal a lancé une alliance pour déclarer ses centres éducatifs «espaces libres de smartphones». A Montcada, un établissement a lancé la campagne «Déconnecte toi, pour te connecter». Parti de Catalogne, le mouvement «adolescents sans portables» s’est désormais étendu à Madrid, à Majorque, ou encore à Valence, ville où le quotidien El Levante estime à un bon millier le nombre de parents d’élèves impliqués dans cette lutte.
Alors que les régions de Madrid, de Galice ou de Castille-La Manche ont commencé à réguler l’usage de portables dans les établissements (ils sont autorisés pendant les cours si les professeurs en permettent l’usage), les autorités de Catalogne avancent avec prudence : «Moi je préfère laisser les collèges gérer cette affaire en autonomie», a déclaré Anna Simo, la ministre régionale de l’Education. Mais l’étau se resserre. Les psychologues cliniques s’en mêlent, affirmant que la santé mentale s’en trouve affectée et qu’il faut agir de manière plus radicale. Pour le ministre régional de la Santé, Manel Balsells, «on observe comme effets des troubles alimentaires et cela triple les tentatives de suicide».
Francisco Vilar, de l’hôpital Sant Joan de Déu, n’est pas en reste : «Je suis pour l’interdiction totale jusqu’à 16 ans et un contrôle parental jusqu’à 18. Car, avant, cela fait des ravages lorsqu’on sait que la vulnérabilité est maximale autour des 14-15 ans : l’usage incontrôlé du porno, le cyberharcèlement, les états d’euphorie puis de dépression qui caractérise Tik-Tok…» En 2022, une étude de Caritas indiquait que 36,7 % des adolescents passent plus de six heures par jour devant ces écrans. «En soi, la généralisation des téléphones portables n’est pas un mal, mais cela est arrivé trop vite, sans mode d’emploi, explique Héctor Gardó, de la Fondation Bofill. Or le portable est un outil d’apprentissage qu’il faut dominer et, pour bien faire, il faudrait inverser la pression sociale, les parents devant commencer par en interdire l’usage à la maison pour leurs plus jeunes». «De la même façon qu’historiquement, on a régulé la voiture, le tabac et l’alcool pour les mineurs, je crois que dans quelques années cela nous paraîtra tout aussi aberrant de voir un gamin de 12-13 avec un portable à la main !» prédit Xavier Casanovas, de l’association de parents d’élèves Afa de Poblenou, à Barcelone.
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