par Eric Favereau publié le 6 décembre 2023
Il est de plus en plus question de traiter la santé mentale par filières, en isolant les dépressions, les schizophrénies, les toxicomanies, l’hyperactivité… Cette tendance, qui vise à pallier le manque d’effectifs, criant en psychiatrie, est-elle efficace d’un point de vue clinique ? Pour le psychiatre Bruno Falissard, polytechnicien, pédopsychiatre, directeur du plus gros laboratoire de recherche sur la santé mentale, la filiarisation de la psychiatrie pourrait induire de renoncer à une certaine complexité dans la prise en charge des patients.
On parle de plus en plus de traiter les malades mentaux par «filières». Est-ce une bonne idée ?
La tendance est, en tout cas, claire, avec un élan qui vient à la fois de l’administration et de certains de mes collègues psychiatres, plutôt universitaires. Les raisons en sont multiples. D’un côté, cette évolution peut paraître raisonnable. Le savoir sur les maladies mentales devenant de plus en plus riche et dense, tout le monde ne peut le suivre. Et si parallèlement les diagnostics se font précis, alors oui, tout cela pourrait pousser à une spécialisation légitime, comme on l’a connu dans le reste de la médecine. Regardez en chirurgie orthopédique, il y a désormais des spécialistes du genou, de la hanche, etc. En plus, il y a des pays où cela se passe ainsi, comme au Canada.
Les partisans mettent en avant le souhait de ne pas mélanger dans un même lieu des malades différents…
C’est un argument qui se discute. Car si on le retient, on va tout segmenter ; on va séparer avec l’âge, le sexe, etc. Pourquoi mettre un étudiant de 20 ans qui a fait une TS [tentative de suicide, ndlr] dans la même filière qu’une patiente âgée démente et suicidaire ? Est ce souhaitable ? Ne risque-t-on de tout découper en morceaux ? Pour moi, la question centrale est de voir si cette filiarisation est efficace d’un point de vue clinique. Et donc de savoir si l’on a vraiment des diagnostics qui permettent de mettre au point une stratégie thérapeutique univoque.
Et votre réponse ?
C’est discutable. Les diagnostics psychiatriques, en particulier pédopsychiatriques, ne sont pas autant différenciés les uns des autres. En partie par manque d’examens complémentaires disponibles, mais également parce que les symptômes sont dépendants du contexte socioculturel et sûrement du fait de la complexité des phénomènes physiologiques sous-jacents.
En santé mentale, nous sommes face à des patients compliqués. Ils ont bien souvent des comorbidités. Cela veut dire que l’on ne peut résumer ce patient à un diagnostic, on est obligé d’en mettre plusieurs. Et cela se traduit souvent par le fait que la prise en charge est plus complexe que dans les livres. Le risque, en filialisant, est de ne pas voir cette complexité.
Cette filialisation est souvent portée par un manque de moyens en psychiatrie publique, car elle permet de mutualiser les forces…
Oui, mais c’est plus profond que ça. Il y a dans l’administration un fantasme de «pseudo-rationalité». Le fantasme que les psychiatres ne seraient pas des gens sérieux, qu’ils refusent de mettre les patients dans des cases bien nettes avec des traitements qui en découlent. Il faudrait donc «rationaliser» tout cela en mettant des filières.
Nombreux sont ceux qui s’inquiètent qu’après l’établissement d’un diagnostic sur le patient, une prise en charge adéquate ne suive pas…
Non seulement la réalité est plus complexe qu’on ne l’imagine, mais le plus souvent les soins spécialisés qui découlent de diagnostics pointus ne sont pas disponibles, ce qui crée des frustrations pour les patients et leur famille ainsi que pour les soignants de «terrain». Que faire ? C’est une question de dosage. Si on prend l’exemple de la prise en charge du trauma, nous avons beaucoup progressé avec des médecins spécialisés, et c’est tant mieux.
Pour autant faut-il aller plus loin et filiariser ? C’est une autre question. Il faut des soignants spécialisés, d’autres plus généralistes. Une plus grande spécialisation peut conduire à un sentiment d’efficacité sur le court terme, mais elle conduit également à une perte de la problématique réelle du patient.
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