par Anne-Sophie Lechevallier publié le 1er septembre 2023
Prix Nobel, professeure au MIT à Boston, titulaire de la chaire «Pauvreté et politiques publiques» au Collège de France, et autrice de livres pour enfants. L’économiste Esther Duflo publie les cinq derniers albums d’une série qui en compte dix, une série qui vise à expliquer la pauvreté, à déconstruire les stéréotypes et les préjugés. Dix, comme le nombre de chapitres de Repenser la pauvreté, l’ouvrage majeur qu’elle a signée en 2011 avec son collègue et conjoint Abhijit V. Banerjee.
Les histoires d’Imaï, de Thumpa, de Nilou ou d’Imeuni sont inspirées des expériences de terrain, une particularité de la méthode de recherche de ces économistes et du «laboratoire d’action contre la pauvreté» qu’ils ont fondé il y a vingt ans, arrimant les politiques sociales aux résultats scientifiques des évaluations conduites sur les programmes. Rattachées à aucun pays particulier, ces histoires se déroulent dans un lieu imaginaire créé par l’illustratrice Cheyenne Olivier, au moyen de formes géométriques, de courbes inspirées des représentations des dynamiques de la pauvreté et de couleurs vives.
Libération a rencontré Esther Duflo dans une brasserie parisienne, avant sa rentrée à Boston, après un été marqué par la mort de l’économiste Daniel Cohen, qui fut son professeur à l’Ecole normale supérieure, et grâce à qui, écrit-elle dans un hommage dans l’Obs,«je suis l’économiste que je suis». C’est-à-dire, détaillait-elle dans sa leçon inaugurale au Collège de France en novembre, une scientifique qui veut faire de l’économie différemment, «la pratiquer comme une science véritablement humaine : humaniste, pétrie d’erreurs, une science de l’homme», confrontant les hypothèses à la réalité de terrain.
Vous avez écrit des livres pour enfants afin de battre en brèche les idées reçues sur la pauvreté. En recensez-vous encore beaucoup ?
Elles existent toujours, en particulier sur la grande pauvreté dans le reste du monde, mais aussi sur la pauvreté en France. Comme cela nous rend mal à l’aise, nous avons tendance à apposer des stéréotypes qui varient d’un moment à l’autre. Les pauvres paresseux, les pauvres méritants, les pauvres si affamés qu’ils ne peuvent rien faire… D’une manière générale, le processus est de prendre une réalité complexe et de la transformer en une chose bien plate, et de ce fait, nous perdons le sens de la vie réelle des gens.
Quelles ont été les conséquences sur la pauvreté dans le monde des crises que le monde vient de traverser, le Covid, puis l’inflation, renforcée par la guerre en Ukraine ?
Jusqu’au Covid, nous étions dans une dynamique positive de réduction de la pauvreté. En trente ans, le nombre de gens pauvres, c’est-à-dire vivant avec moins de 2 euros par jour, a été divisé par deux, tout comme la mortalité maternelle et infantile… Le nombre de cas de paludisme s’est effondré, les enfants sont presque tous à l’école. Beaucoup de choses se passaient très bien.
A quoi peut-on attribuer ces progrès ?
Au fait que les gouvernements ont eu davantage de marge de manœuvre vis-à-vis des politiques publiques, parce que le Consensus de Washington, qui leur disait «tout ce que vous avez à faire, c’est de vous intéresser à vos équilibres budgétaires et à rien d’autre, c’est de déréguler et de modeler votre économie sur celle des Etats-Unis», s’est effrité. Il a été remplacé par une idéologie reflétée dans les objectifs du millénaire, puis ceux de développement durable, très divers avec l’éducation, la santé, l’environnement, les droits des femmes… On peut les critiquer, car cela va dans tous les sens, mais d’un autre côté, cela a donné beaucoup de latitude aux gouvernements pour décider ce qu’ils avaient envie de faire. Ils se sont engagés sur des problèmes plus concrets, plus précis, plus pragmatiques.
Si nous avions seulement constaté une réduction du nombre de personnes pauvres, alors nous aurions pu penser que cette évolution s’expliquait par l’entrée de la Chine et de l’Inde dans le commerce international, mais cela va largement au-delà. Ce n’est ni en Chine ni en Inde que la proportion de gens à être sortis de la pauvreté est la plus élevée, c’est en Tanzanie. Ce n’est pas parce que la Tanzanie est entrée dans le commerce international, c’est donc vraiment lié à la politique économique. Des progrès ont été faits sur la santé ou l’éducation, même dans des pays où la réduction de la pauvreté a été faible. Au Malawi, par exemple, l’effondrement de la mortalité maternelle s’est expliqué par une meilleure utilisation des ressources existantes. Avant le Covid, nous, économistes du développement, étions les seuls optimistes.
Quels ont été les effets des chocs successifs ?
Les pays pauvres ont subi ces trois crises successives venues de l’étranger. Le Covid a conduit à l’effondrement des économies. Il n’y a pas eu de solidarité internationale. Pendant que nous faisions le «quoi qu’il en coûte» et que nous [les pays riches, ndlr] dépensions 27 % de notre PIB pour soutenir nos populations, ce qui était une bonne idée du reste, les pays pauvres ne pouvaient pas faire de même. Les pays les plus pauvres ont dépensé en mesures de soutien 2 % de leur PIB, qui est bien sûr beaucoup plus faible. De nombreuses entreprises ont fermé, des enfants ne sont pas allés à l’école pendant deux ans, des programmes de vaccination se sont arrêtés, comme ceux de distribution de moustiquaires pour lutter contre le paludisme… Pour eux, sortir de cette crise est plus difficile que pour nous, qui avons réussi à maintenir l’économie prête à repartir dès que la menace du Covid s’est éloignée. Ensuite, la guerre en Ukraine et le choc des prix alimentaires en ont rajouté une couche, puis l’augmentation des taux d’intérêt aux Etats-Unis et en Europe a conduit à des crises d’endettement et augmenté les pressions sur les budgets.
Au point d’effacer toute la progression des années précédentes ?
Pour la pauvreté, on ne sait pas encore. Les données solides ont toujours cinq ans de retard. Au mieux, la réduction de la pauvreté s’est interrompue. Les programmes reprennent progressivement. Des choses apprises pendant le Covid peuvent être mises en application en dehors des périodes de crise, comme les innovations sur la protection sociale dans certains pays qui ont créé des transferts financiers directs aux familles.
La solidarité internationale permet-elle d’atténuer l’impact du dérèglement climatique ?
Le Covid, les prix alimentaires et l’inflation, c’est conjoncturel, alors que les conséquences du réchauffement, c’est structurel. C’est encore un problème qui vient de l’extérieur sur lequel ces pays, hormis l’Inde, pays à la fois acteur et victime, n’ont aucun contrôle. Ils ne sont pas le problème, mais ils sont en même temps les victimes les plus directes. Le fonds pertes et dommages décidé à la COP de Charm el-Cheikh [en 2022] n’est associé à aucun mécanisme de financement. Et même les choses relativement limitées que voulait faire le gouvernement français, par exemple, pendant le Sommet pour un pacte financier mondial qui s’est tenu en juin à Paris, comme un accord sur la taxation du fret, n’ont pas abouti. Poser le problème, c’est déjà bien. Que la rhétorique change n’est pas suffisant, mais c’est nécessaire.
Dans les pays riches, quel bilan tirer de ces chocs sur la pauvreté ?
Pendant le Covid, les pays riches ont réussi à bien soutenir la population, et la pauvreté n’a pas augmenté. Il y a eu un désir justifié de faire ce qu’il fallait afin que cela ne touche pas les plus pauvres. Il était intéressant de montrer qu’il n’y a pas de fatalité, que lorsque le gouvernement intervient, nous sommes capables d’organiser des systèmes de solidarité. J’espérais qu’on apprendrait de cette expérience pour la reconduire, mais dès que le Covid est parti, nous sommes revenus à notre méfiance fondamentale sur le fait d’aider les pauvres.
Face à l’inflation en France, pendant que le gouvernement arrête progressivement les aides, les prix alimentaires affichent toujours des hausses importantes, 13 % en juillet sur un an. Faudrait-il accroître le soutien aux plus vulnérables ?
Plutôt que de penser de manière conjoncturelle, il faudrait un système prêt à aider les gens confrontés à une situation exceptionnelle, qu’elle soit personnelle comme une perte d’emploi ou un accident, ou qu’elle soit sociétale, comme le Covid ou l’inflation. Notre système pourrait être plus généreux, plus compréhensif, moins inquiet des conséquences désincitatives sur l’emploi…
A ce sujet, la semaine dernière, Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, a déclaré : «Notre modèle social doit être un filet de sécurité, pas une trappe à inactivité.» «Dans une nation où on se dit qu’on peut vivre mieux avec les prestations sociales qu’avec le travail, pourquoi donc aller travailler ?» a-t-il aussi dit. Qu’en pensez-vous ?
C’est un ensemble d’idées que le président de la République pousse depuis toujours. Toutes les données dont nous disposons sur l’effet d’un filet de sécurité plus généreux sur l’activité des gens montrent qu’il n’y a pas d’effet d’ampleur de ce type. Il y croit pourtant très profondément. Je ne pense pas qu’il s’agisse de cynisme, c’est une idée très intuitive. Mais ce n’est pas vrai empiriquement, notamment parce que les gens ont besoin de travailler pour se sentir utiles, faire partie de la société, sentir la dignité qui va avec le travail.
Et pourtant…
…Cela guide la politique, sans aucun doute. Cela l’a guidée depuis toujours. Dans les premiers systèmes de sécurité sociale dans l’Angleterre victorienne, il y avait déjà cette idée de rendre l’assistance tellement désagréable que les gens n’aient pas envie de devoir y recourir. Cela a évolué, mais cette ombre portée victorienne n’a pas disparu.
Que pensez-vous de la réforme du RSA, qui prévoit à la fois davantage d’accompagnement pour les allocataires et une multiplication des sanctions, de la suspension du versement à la radiation ?
Depuis le début, le RSA est pensé comme un filet de sécurité sociale certes, mais qui doit être accompagné d’efforts d’insertion pour aider les gens à reprendre un travail. Il ne faut pas se leurrer, je ne pense pas qu’il existe une trappe de pauvreté causée par le fait qu’il y a des gens heureux de ne pas travailler et d’être au RSA, mais c’est vrai qu’il est souvent très difficile de trouver un emploi. Dans notre livre sur l’histoire d’Imeuni et de Tsongai (1), Imeuni aimerait bien trouver du travail, mais elle ne sait pas par où commencer. Ce n’est pas parce qu’elle est paresseuse, elle a vraiment envie de travailler, mais elle n’a pas d’idées. Cela illustre la situation de beaucoup de gens, qui ne savent pas par où prendre les choses. Cela conduit à un enfermement. Les gens essaient, n’y arrivent pas, deviennent pessimistes. Les problèmes de santé mentale, de dépression, de stress, d’anxiété, de défaut d’estime de soi, que nous avons tous, sont plus forts lorsqu’on est pauvre.
Des travailleurs sociaux disent que se concentrer uniquement sur l’emploi, comme les y incitent les politiques publiques, ne leur permet pas d’accompagner correctement les personnes…
C’est sûr que l’on ne peut pas commencer par l’emploi. Si on veut s’occuper d’un jeune qui est déprimé, qui s’est fait considérer comme un moins que rien depuis la fin de la maternelle, dernier moment bienveillant du système scolaire, qu’on lui dit «maintenant tu trouves un emploi», ce n’est pas possible. Pour revenir au RSA, c’est bien d’insister sur les activités d’insertion. Un accompagnement de quinze à vingt heures par semaine par semaine comme proposé, pourquoi pas ? Mais la réalité, c’est qu’il n’y a pas du tout les budgets nécessaires, qui n’ont fait que diminuer. Si on parvenait à remettre le pied à l’étrier aux gens, en leur proposant une vraie offre d’insertion de qualité, alors on les remettrait sur une trajectoire positive. Cela aurait pu être un préalable.
Que pensez-vous d’une autre promesse présidentielle, le versement à la source, qui permettrait de résoudre le problème du non-recours, en phase d’expérimentation ?
Tout ce qui améliore la simplification et l’automatisation va dans le bon sens. Il faut quand même se méfier, comme la défenseure des droits, Claire Hédon, le mentionne dans ses rapports, des effets de la dématérialisation quand cela ne fonctionne pas.
Vous qui appeliez en 2011 à repenser la pauvreté, avez-vous le sentiment que les conclusions de vos travaux de recherche sont prises en compte dans les décisions publiques, notamment en France ?
La plupart de ce que nous avons à dire n’est pas forcément pertinent pour la France. Dans le reste du monde, le recours à de vraies expérimentations dans le cadre de la définition de la politique s’est accru. Les résultats expérimentaux sont davantage utilisés. Des évolutions dans ce sens-là ont aussi eu lieu en France. Pôle Emploi, par exemple, mène des expérimentations et agit en fonction de leurs résultats. Cela a permis de généraliser l’aide aux entreprises pour recruter et d’abandonner des dispositifs dont les résultats étaient négatifs, comme le CV anonyme, qui avait des effets contreproductifs.
Dans l’entre-deux tours, vous démontriez dans Libération que la volonté affichée par Marine Le Pen de défendre les «petits contre les gros» était un leurre, ne relevant «aucune proposition qui aiderait les pauvres ou ceux qui feraient face à un coup dur de la vie». Les interventions du Rassemblement national à l’Assemblée, avec ses 89 élus, vous ont-elles amené à changer votre jugement ?
Je ne vois rien de concret qui soit sorti de ce groupe. S’ils avaient voulu faire quoi que ce soit de concret, ils en auraient eu le temps.
Etablissez-vous un lien entre déclassement et populisme ?
Répéter que l’on ne peut rien donner aux pauvres car cela les rendrait paresseux, et qu’il ne faut rien prendre aux riches parce que cela les démotiverait, en toutes circonstances, même quand il y a des superprofits, cela crée un conflit de classes, qui doit trouver une manière de s’exprimer. Traditionnellement, il s’exprimait dans les partis de gauche, cela s’est effrité au fur et à mesure que la gauche a commencé à s’intéresser à d’autres sujets. Aujourd’hui, cela s’exprime pour partie dans les partis de la gauche reconstituée dans la Nupes, pour partie dans ce groupe dont nous parlions plus tôt et qui prétend s’intéresser à eux. C’est pour cela que Gérald Darmanin essaie d’aller à leur recherche rhétorique [avec son discours sur les classes populaires, ndlr], mais je ne pense pas que cela persuadera les gens. Ils sont capables de lire la politique.
(1) Imeuni et Tsongai, la belle affaire, Esther Duflo et Cheyenne Olivier, Seuil jeunesse, à partir de 5 ans
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