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vendredi 1 septembre 2023

Entretien Bernard Lahire : «Il n’y a pas d’un côté des animaux asociaux avec des instincts, et de l’autre des humains sociaux et culturels»

par Clémence Mary et Copélia Mainardi   publié le 30 août 2023

Dans une somme inédite, le sociologue entend ouvrir sa discipline aux sciences du vivant et à la biologie pour comprendre ce qui unit les humains à l’ensemble des espèces, tout en s’émancipant des assignations naturelles.

Par son volume – près de mille pages –, son ambition – refonder la sociologie en y intégrant la biologie –, son érudition et son titre-même, les Structures fondamentales des sociétés humaines (La Découverte)voilà un essai qui en impose autant qu’il intimide. Il aura fallu vingt ans au sociologue Bernard Lahire pour aboutir à cette révolution théorique mûrie au fil de ses précédentes œuvres, de l’Invention de l’«illettrisme» à l’Interprétation sociologique des rêves en passant par Ceci n’est pas qu’un tableau. Le directeur de recherches au CNRS et professeur à l’Ecole normale supérieure de Lyon y tente une quadrature du cercle : réconcilier sciences du vivant et sciences sociales, en évitant l’écueil du conservatisme consistant à justifier les dominations sociales par les déterminismes biologiques.

Comment ? En s’appuyant non pas sur les racines naturelles de l’organisation des sociétés mais l’inverse, à savoir que le fait social existe aussi dans la nature. Car ce n’est qu’en prenant en compte les schémas communs à l’ensemble du vivant – l’inégalité femmes-hommes, la dépendance parent-enfant ou la division du travail – qu’il est possible d’appréhender leur prolongement propre à l’espèce humaine, seule capable de prendre conscience de ses assignations biologiques et d’utiliser la culture pour s’en libérer.

Pour la première fois, vous sortez de la sociologie pure pour inclure d’autres disciplines comme la préhistoire ou l’éthologie. Comment en êtes-vous arrivé là ?

En travaillant sur les rapports entre la domination et le sacré ou sur la magie sociale, je me suis rendu compte à quel point les disciplines scientifiques ne communiquaient pas. Avec la division du travail scientifique, les chercheurs en sciences humaines ont perdu le sens de ce qui est commun. C’est pourtant en décloisonnant les disciplines qu’il est possible de mettre au jour les lois de fonctionnement des sociétés : je suis donc parvenu à un moment de bascule.

Marx disait que les révolutions ne surviennent que lorsque les conditions sont très largement réunies dans le cadre de la vieille société, et cela me semble vrai pour les révolutions scientifiques. Synthétisant et articulant de nombreux faits scientifiques accumulés, ce travail s’adresse à tous ceux qui veulent comprendre les structures fondamentales du monde social, ce qui nécessite de remonter à la naissance des sociétés humaines et de les comparer avec d’autres sociétés animales pour réinscrire l’humain dans une longue histoire indissociablement biologique, sociale et culturelle.

Votre titre évoque le courant structuraliste, incarné notamment par Claude Lévi-Strauss. Pourquoi faire dialoguer l’une de ses figures, l’anthropologue Françoise Héritier, avec un penseur comme Karl Marx ?

Sans compter Darwin, Testart et quelques autres ! Certains structuralistes cherchaient des invariants ou voulaient, comme Héritier, dégager des lois générales. Et Marx et Engels insistaient déjà sur le poids des structures. Dans ses Manuscrits de 1844, Marx écrivait : «Les sciences de la nature engloberont plus tard la science de l’homme, tout comme la science de l’homme englobera celles de la nature : il n’y aura plus qu’une seule science.» C’était très clair et très fort. Aujourd’hui, les jeunes chercheurs sont réceptifs à ce genre de programme, parce que davantage sensibilisés aux questions écologiques. Ça me rend confiant.

La séparation entre nature et culture a déjà été largement discutée. Pourquoi n’est-ce pas suffisant ?

On a trop souvent tendance à confondre fait social et fait culturel, et à les opposer aux faits naturels. La vie sociale ne commence pas avec Homo sapiens, et même des espèces animales infiniment moins culturelles que la nôtre sont sociales. C’est pour cela que ma démarche ne consiste pas à «biologiser le social», mais à «sociologiser» ce qui est souvent considéré comme du biologique. On sait désormais qu’il n’y a pas d’un côté des animaux asociaux avec des instincts, et de l’autre des humains sociaux et culturels.

Les formes de vie sociale, comme les faits de culture, s’inscrivent dans une longue évolution biologique et il y en a partout des preuves dans le monde animal. Chez les éléphants, les matriarches utilisent leur longue expérience pour guider leurs groupes vers des points d’eau ou de nourriture. Les animaux, humains et non humains, n’attendent pas que leurs gènes mutent pour s’adapter à leur environnement. Et c’est la raison d’être de la culture.

A quoi ressemble la vie sociale dans le règne animal, et en quoi le social se distingue-t-il du culturel ?

Il y a autant de genres de vie sociale que d’espèces, mais les éthologues qui étudient la vie sociale d’animaux beaucoup moins culturels que nous constatent un certain nombre de récurrences : exogamie, faits hiérarchiques et rapports de domination, entre mâles et femelles, parents et enfants, vieux et jeunes, forts et faibles… Ils notent aussi une régularité dans les antagonismes entre groupes.

Le primatologue Bernard Chapais dit qu’«il n’y a pas plus xénophobe qu’un chimpanzé» ! Des observations menées par Jane Goodall montrent que certains chimpanzés qui vivaient pacifiquement au sein d’un même groupe se font la guerre dès lors qu’ils sont séparés. Le chimpanzé est une espèce territoriale : S’il repère des étrangers chez lui, il peut procéder à des raids de rétorsion qui ne sont pas sans rappeler des faits de guerre humains. Mais cette vie sociale animale ne se double pas d’une capacité culturelle à accumuler les savoirs et les artefacts, qui est spécifique aux humains.

Quelle forme prend cette organisation sociale chez des espèces plus éloignées de l’homme que les primates ?

Chez les abeilles ou les fourmis, la division du travail extrêmement élaborée produit des différences morphologiques spécifiques au sein d’une même espèce. Chez les fourmis, la reine pond les œufs, certaines nettoient, d’autres défendent ou nourrissent. Tout le vivant est traversé par des capacités d’apprentissage, de l’habituation à l’apprentissage social, et même par certaines formes d’enseignement. Chez les suricates, les adultes apprennent à leurs petits, par étapes, à manger des scorpions : en arrachant le dard dans un premier temps, puis en les assommant pour les rendre moins vifs… ce qui leur permet de relâcher progressivement leur surveillance.

Plus étonnant, vous montrez que le fait social n’est pas non plus étranger au règne végétal…

Il y a des formes d’interaction et d’interdépendance entre végétaux. Si on met des plantes de la même famille dans un pot, chaque système racinaire ne se développera pas au détriment des autres, car elles se reconnaissent comme apparentées. A l’inverse, deux plantes de familles différentes seront en concurrence pour l’appropriation des ressources. Même chez les bactéries, on trouve des formes élémentaires de vie sociale. A partir du moment où elles sont suffisamment nombreuses, elles se coordonnent pour créer un biofilm qui va les protéger.

En quoi la situation sociale et culturelle humaine est-elle liée aux propriétés biologiques de l’espèce ?

La longévité humaine permet d’avoir au moins trois générations vivant en même temps, qui se transmettent des expériences culturelles en cascade : c’est une donnée biologique qui a des effets culturels majeurs. De même, en tant que bipèdes, nos mains sont libérées, et grâce à cela et à nos pouces opposables nous avons pu fabriquer des artefacts. A partir de là, nous développons des caractéristiques qui nous sont propres : notre langage par exemple, qui prolonge les systèmes de communication qui existent dans toutes les espèces, mais qui est unique par sa capacité à symboliser l’absent, le passé, le futur et même le fictif.

Une abeille possède un langage sophistiqué mais n’a pas les mêmes possibilités que nous. La plupart des espèces communiquent dans l’«ici et maintenant», souvent via des signaux chimiques. De son côté, l’humain se représente des choses et invente même des entités imaginaires mais essentielles pour la vie du groupe : c’est ce qui rend possible le fait magico-religieux. Grâce à ses capacités symboliques, l’humain anticipe qu’il peut mourir de faim si sa récolte échoue, est conscient qu’il est mortel, etc. et pour cette raison organise des rituels, en appelle aux esprits ou aux dieux, en tentant de conjurer le mauvais sort.

Au cœur des relations entre êtres vivants se trouve toujours de la domination, montrez-vous. Comment l’expliquer ?

La relation prédateur-proie est la première forme de domination entre espèces dans le règne animal. Mais chez les mammifères, la dépendance parents-enfants est une forme centrale de domination. Le petit humain naît prématuré, il continue à se développer à l’extérieur de l’utérus et reste ainsi longtemps attaché aux adultes, acquérant une autonomie très tardive. A côté des mammifères et des oiseaux précoces, les enfants humains sont de véritables larves !

La longue et totale dépendance vis-à-vis des parents varie culturellement, mais elle est universelle et ambivalente : les parents protègent l’enfant, le nourrissent, lui apportent du savoir, mais dans le même temps le contraignent, le sanctionnent, interdisent. Cette dépendance initiale se retrouve sur le plan politique et religieux : les chefs comme les esprits ou les dieux sont à la fois des agents censés protéger et apporter la prospérité, et qui exigent l’obéissance, se mettent en colère, punissent.

Quelles sont les conséquences de cette dépendance sur les rapports entre femmes et hommes ?

Pendant longtemps, le lien mère-enfant a été très serré, du fait de la gestation et de l’allaitement, imposant à la mère une prise en charge de l’extrême vulnérabilité des enfants. Les femmes rendues vulnérables par leurs grossesses, par les risques liés à l’accouchement, perçues comme fragiles du fait de leurs saignements menstruels associés à l’idée de blessure, et chargées de s’occuper de petits vulnérables, ont été dépossédées des armes ou des outils tranchants, écartées des activités dangereuses de guerre ou de chasse. Et plus généralement, comme l’a souligné Françoise Héritier, les femmes ont été traitées comme des enfants ou des cadettes, la domination homme-femme prenant appui sur la domination parent-enfant.

En rappelant l’origine naturelle de cette division des sexes, comment ne pas basculer dans l’essentialisation et le conservatisme ?

Je m’intéresse aux conséquences sociales de ces contraintes biologiques. Je ne veux pas naturaliser les rapports sociaux, mais le social n’est pas le culturel. Bien sûr que tout ne cesse de varier culturellement dans les sociétés humaines, mais ces variations sont limitées par des structures sociales fondamentales. Si les différences entre parents et enfants, ou entre hommes et femmes n’étaient que culturelles, comment expliquer qu’aucune société connue n’ait manifesté une domination des enfants sur leurs parents ou une domination féminine ?

Certains aspects de la division sexuelle des tâches, comme le fait que les femelles mammifères s’occupent majoritairement de la progéniture, s’observent dans des espèces très différentes, montrant par là que tout n’est pas qu’une affaire de construction culturelle. Cela relève, en revanche, du social, au sens où ça fixe les rapports entre mâles et femelles. Quant au risque de conservatisme, je répondrai que les vérités scientifiques ne sont ni de droite ni de gauche.

A partir de quand peut-on parler d’histoire et influer sur le biologique par la construction culturelle ?

Le genre Homo a toujours fabriqué des outils, mais on observe très peu de changements durant des centaines de milliers d’années. Si un sociologue avait existé, il aurait fait le même constat que pour les chimpanzés : une très faible propension culturelle. L’humain n’a eu que tardivement les conditions pour accumuler de la culture pour faire histoire, même si aujourd’hui, le poids des artefacts fabriqués par les humains a dépassé l’ensemble de la biomasse ! Nous pouvons prendre conscience des conséquences sociales de notre condition biologique et la modifier via la culture.

L’absence d’ailes nous a conduits à inventer l’avion ; nous maîtrisons notre fécondité et pouvons nourrir un bébé sans lait maternel ; nous avons mis au point des techniques comme la contraception ou les vaccins ; et nous aurons peut-être un jour le savoir pour parvenir à des utérus artificiels, et donc dissocier la femme de la procréation : nous serions la première espèce de mammifère à modifier ce rapport d’attachement à la mère. Je ne me prononce pas sur le fait que ce soit souhaitable ou pas, mais plus le progrès technologique avance, plus le dépassement des limites sociales imposées par les contraintes biologiques est possible.


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