Par Judith Perrignon Publié le 26 août 2023
Le 30 novembre 2021, dans son lycée du Michigan, Ethan Crumbley, 15 ans, sort un pistolet et ouvre le feu. Quatre élèves sont tués. Une fusillade comme il en arrive tant aux Etats-Unis. Mais, cette fois, les parents sont poursuivis pour homicide involontaire : ils ont fourni l’arme, ignoré les appels aux secours de leur fils et les avertissements des enseignants…
Une feuille d’exercices de maths. Des figures géométriques. Des fractions. Des espaces blancs pour les réponses de l’élève. Sous un parallélogramme, le dessin d’un pistolet semi-automatique. Et cette phrase : « Les pensées m’obsèdent. Aidez-moi. » Sous le losange, une balle. Et ces mots : « Du sang partout. » Entre les deux, une silhouette qui saigne, un smiley. Et ces désillusions : « Ma vie est inutile », « Le monde est mort ». Cette page est sur le point de devenir une pièce à conviction.
Deux heures après l’avoir remplie, Ethan Crumbley, 15 ans, tue Madisyn Baldwin, 17 ans, Tate Myre, 16 ans, Hana St. Juliana, 14 ans, Justin Shilling, 17 ans. Nous sommes le 30 novembre 2021, entre les murs du lycée d’Oxford, à 40 kilomètres au nord de Detroit, dans le Michigan. Une énième tuerie de masse aux Etats-Unis, conforme à la définition du FBI : au moins quatre morts, sans compter le tueur, dans une zone publique.
A ceci près que, ce jour-là, le professeur de mathématiques a vu ce qu’Ethan Crumbley a fait de sa feuille d’exercices. Il l’a prise en photo, a aussitôt alerté un conseiller d’éducation, qui a sorti l’élève de la classe et téléphoné à ses parents. La veille, déjà, ils avaient été appelés, Ethan ayant été surpris cherchant des munitions sur un site Internet. Ils n’étaient pas venus. Cette fois, Jennifer Crumbley se déplace. Il lui est demandé d’emmener son fils et de lui faire consulter un psychologue dans les quarante-huit heures. Elle répond que cela lui est impossible, qu’elle doit retourner travailler.
L’innocence foudroyée
Le lycéen retourne en classe. Une heure plus tard, il sort des toilettes avec un pistolet, le même que celui qu’il avait dessiné. Il est 12 h 50 quand les premiers coups de feu claquent dans les couloirs du lycée. Le carnage en cours s’impose rapidement sur les réseaux sociaux, les flashs d’infos s’enchaînent. « Ethan, ne fais pas ça », envoie par texto la mère à 13 h 22. Un quart d’heure plus tard, le père, James Crumbley, appelle le numéro d’urgence 911 : le pistolet SIG Sauer SP 2022 n’est plus chez eux, le tueur du lycée d’Oxford est sûrement son fils.
Il s’est déjà rendu. Quand les forces de police sont entrées dans l’établissement, c’est comme si Ethan Crumbley les attendait, il ne s’est pas servi des munitions qui lui restaient. Bientôt, la moue de l’adolescent s’incruste sur les écrans et dans les esprits, son visage carré désormais bordé par le col V de la combinaison orange des détenus. Ses yeux sombres sous une frange en bataille éclipsent rapidement le visage des jeunes élèves qu’il a tués. Ceux-là ont la candeur de leur âge, l’innocence foudroyée des victimes. Oxford se prépare à les enterrer.
C’est une petite ville ancienne des plaines agricoles du Michigan qui s’est développée dans les années 1980, tandis que la population blanche fuyait Detroit, son déclin et la rage de sa population noire pauvre. Ont alors poussé là, très vite, des résidences pavillonnaires, des « McMansion », comme on dit aux Etats-Unis pour dénigrer ces maisons faussement opulentes produites en série pour la classe moyenne supérieure, mais aussi un parc de « trailers », ces longues caravanes immobiles où vivent les plus modestes. En 2020, la ville est blanche à 90 %, d’après les chiffres du Bureau du recensement des Etats-Unis.
L’été, les enfants déambulent sur leur vélo dans les allées résidentielles, comme dans le film E.T. l’extraterrestre, ils se baignent dans un lac artificiel où fut noyée une ancienne carrière de gravier. Dans la rue principale, il y a un cinéma à l’enseigne fifties et des marchands de glaces. « Un lieu plutôt sympa quand t’es gamin », dit un habitant qui y a grandi. Né en Floride, Ethan Crumbley n’y est arrivé que dans ses jeunes années. Un demi-frère, fils du père, a vécu un temps à ses côtés, puis est reparti, le laissant seul avec ses parents. Jennifer Crumbley travaille pour une société immobilière, James Crumbley pour une entreprise de livraison de repas à domicile.
Une cible, une tête d’oiseau mort
Il faut ajouter au panorama des pancartes pro-Trump sur les pelouses d’Oxford. Le climat américain si polarisé ces dernières années y est lisible. Avant même l’assaut du Capitole, le 6 janvier 2021, ce sont des plaines plus lointaines encore du Michigan qu’étaient venus les émeutiers armés qui avaient pris possession du Parlement local pour protester contre la gouverneure démocrate et sa politique anti-Covid.
Sitôt après la tuerie au lycée d’Oxford, alors que l’enquête commence, le shérif Michael Bouchard, élu sous l’étiquette républicaine, refuse l’aide de Dana Nessel, la procureure générale du Michigan, charismatique figure démocrate. Une tension politique a donc plané sur le drame. Mais la chronique familiale a rapidement repris le dessus.
Lorsque les policiers sont entrés dans la maison des Crumbley, ils sont allés directement dans la chambre de l’adolescent : c’était l’antichambre du massacre. Une cible, une tête d’oiseau mort sous verre, provenant du temps où il aimait tuer et se filmer faisant mourir les volatiles, mais surtout un journal trouvé dans un sac à dos.
« Je veux de l’aide, mais mes parents ne m’écoutent pas. » « Je ne reçois aucune aide pour mes problèmes mentaux, et je vais tirer sur cette putain d’école. » « J’espère que ma fusillade entraînera une destitution de Biden. » « La première victime doit être une jolie fille pleine d’avenir. Comme ça, elle souffrira comme moi. Je vais tuer tous ceux que je vois. »
« J’ai peur »
La fouille de son portable révèle une litanie de messages envoyés vainement à ses parents au cours des huit derniers mois. Comme ce 9 mars 2021, à environ 20 heures, dix minutes de panique sous la forme d’une rafale de textos à sa mère, restés sans réponse. « Tu peux rentrer ? » « Il y a quelqu’un dans la maison. » « Mon Dieu ma porte vient de claquer. » « Mais quand est-ce que tu rentres ? »
Même scénario une semaine plus tard. « O.K. la maison est hantée. » « Des trucs bizarres se passent et j’ai peur. » « J’ai une vidéo. La photo du démon. Il lance des bols. » « Tu peux au moins me répondre. » L’enquête laisse voir un ado souvent laissé seul, qui envoie d’autres messages alarmants à un copain : « J’entends des voix » ; « J’ai demandé à mon père de m’emmener chez le docteur hier, mais il m’a juste donné quelques cachets et m’a dit de les sucer. »
Surtout, le portable affiche ce que sa mère lui a écrit la veille du passage à l’acte, alors qu’il avait été pris en train de consulter un site de munitions en classe : « LOL. Je t’en veux pas. Tu dois apprendre à ne pas te faire prendre. » Elle n’était donc pas venue quand l’administration l’avait appelée. Elle avait laissé son fils se débrouiller avec le conseiller d’éducation lui raconter qu’aller au centre de tir faisait partie des hobbies de la famille.
« Le nouveau cadeau de Noël »
Au macabre, se substitue désormais l’insupportable décompte des dernières quarante-huit heures. La mère qui vient le lendemain, appelée à nouveau, à une heure de la tuerie. Qui regarde le devoir de géométrie. Qui ne dit rien de l’arme que son fils détient depuis quatre jours. Il l’avait postée sur son compte Instagram. Ça aussi, c’est visible sur son portable :« Depuis aujourd’hui j’ai cette merveille SIG Sauer SP 2022. Posez toutes vos questions. Je répondrai. » Cinq likes, dont peut-être certains de ses parents. Sa mère avait également posté sur Facebook une photo de l’arme, « le nouveau cadeau de Noël » de son fils.
Il ne faut pas plus de trois jours à la procureure du comté d’Oakland, Karen McDonald, pour annoncer par conférence de presse une décision très inhabituelle, encore unique aux Etats-Unis : l’inculpation des parents pour homicide involontaire. Ils ne se présentent pas à la convocation de la justice. Ils ne sont plus chez eux. Leurs portables sont coupés. Ils ont retiré 4 000 dollars (3 600 euros) à un distributeur. Ils sont considérés comme fugitifs. Une récompense de 10 000 dollars est promise à quiconque donnera des informations.
Les parents sont retrouvés le lendemain à Detroit, dans un quartier d’anciens entrepôts devenus studios d’artistes. Le chef de la police de la ville déclare qu’ils semblaient se cacher et qu’ils s’apprêtaient sûrement à franchir la frontière vers le Canada, ce qu’ils nieront.
Leur portrait rejoint celui de leur fils sur les écrans : une femme d’une quarantaine d’années, aux épaules rondes et aux cheveux tirés vers l’arrière, un homme plus sec et nerveux, au regard barré par des lunettes rectangulaires. Ils sont incarcérés dans la prison du comté, là où se trouve déjà Ethan, mais lui a été placé à l’isolement pour éviter toute tentative de suicide.
« Ils auraient pu éviter ce qui s’est passé »
Dans les semaines qui suivent, la procureure Karen McDonald multiplie les conférences de presse et répond à beaucoup d’interviews. Élue, comme le shérif, elle n’est soumise à aucun devoir de réserve. En fonction depuis à peine un an, cette démocrate devient rapidement une figure nationale dans un pays déchiré sur le contrôle des armes à feu. Elle exclut des poursuites pénales contre l’école, le civil s’en chargera, alors que les parents des victimes s’interrogent sur le retour en classe du jeune tueur après l’alerte du professeur de mathématiques.
Karen McDonald se concentre sur la famille. Quand la chaîne Fox 2 lui demande comment elle entend convaincre un jury que les Crumbley ne sont pas juste de mauvais parents, elle répond que ce ne sera pas difficile tant le dossier est lourd. « Je veux que les proches des victimes sachent que je ferai tout mon possible pour que ces trois personnes répondent de leurs actes. » Elle ne dissocie pas les parents du fils : « Le père et la mère auraient pu éviter ce qui s’est passé. »
Les audiences préliminaires commencent. Ce n’est pas un procès. C’est l’étape où un juge étudie les pièces de l’accusation et décide s’il y a matière à poursuivre. En février 2022, la procureure fait témoigner la jeune responsable d’une ferme qui avait la charge des deux chevaux des Crumbley. Elle s’appelle Kira Pennock et s’est liée d’amitié avec Jennifer Crumbley, qui venait quatre fois par semaine à l’écurie. Au fil des questions, factuelles, sur l’argent et le temps investis, il est clair que l’accusation veut démontrer que les chevaux Billy et Shorty ont eu droit à l’attention que leur fils ne recevait pas.
Journal annonciateur du massacre
Le matin du drame, le père était passé soigner les pattes de Billy. La mère était censée venir dans l’après-midi, après le travail, prendre son cours d’équitation. Sa convocation au lycée a bousculé son agenda, mais dans un message, elle maintient la leçon, évoque « une journée de merde », et envoie à l’appui la photo de la feuille d’exercice de géométrie. Kira Pennock suggère une thérapie avec les chevaux. La mère parle de venir avec son fils, le soir même. Il est trop tard. Dans le message suivant, elle annule sa leçon.
Dans celui d’après, elle écrit : « J’ai besoin de vendre les chevaux. » Tous ces messages sur le fond bleu de Messenger sont projetés sur un mur de la salle d’audience. Devant, se découpent les silhouettes muettes des parents. La mère dans un uniforme rayé noir et blanc qui rappelle celui des bagnards. Le père en orange. Il est écrit « prisonnier » dans le dos.
On les a vus pleurer, un autre jour, quand un policier a lu des extraits du journal de leur fils. « Pardon pour ça, papa, maman. Je n’essaie pas de vous faire mal en le faisant. Je dois le faire. Je t’aime maman. Je t’aime papa. Je suis désolé de ne jamais l’avoir dit, quand vous me le disiez. » Leurs avocates, Shannon Smith et Mariell Lehman, tentent de disqualifier ce journal annonciateur du massacre en expliquant que les parents ne lisaient pas ces pages intimes. Il leur est rétorqué qu’Ethan Crumbley le noircissait au vu et au su de tout le monde, à l’école ou dehors, devant sa maison. Elles ont demandé, au nom de leurs clients, la comparution du fils, qui pourrait les disculper. Refusée : un enfant est forcément sous l’influence de ses parents.
Elles tentent encore une objection quand la procureure demande à Kira Pennock si elle avait eu vent des difficultés conjugales du couple. La procureure Karen McDonald clarifie son intention : « Ce qui nous intéresse ici, c’est le devoir des accusés, qui était de protéger la société et non d’armer quelqu’un qui donnait des signes manifestes de danger. Ce qu’ils faisaient, ce qu’ils ne faisaient pas, à quoi ils passaient leur temps, tout ce à quoi ils exposaient leur fils intéresse l’instruction. » Il y a là l’esquisse d’un vrai tournant. « Je veux une nouvelle approche des tueries de masse dans les écoles pour en éviter d’autres », confiait-elle au New York Times, dès le 10 décembre 2021.
Dire toute la vérité
Aujourd’hui, silence total. L’avocate de la mère, Shannon Smith, répond par un texto à notre demande d’interview. « Nous sommes sous le coup d’un gag order très strict. Donc je ne peux pas parler de l’affaire ». Un gag order, c’est un bâillon juridique. Une consigne de silence a été imposée aux deux parties par un juge, car la défense accusait la procureure d’en faire trop, d’utiliser cette affaire pour sa carrière politique et, surtout, de déballer les pièces du dossier dans les médias, ce qui ne garantissait pas aux parents un procès équitable devant un jury populaire s’il devait avoir lieu.
Le sort de leur fils, lui, est scellé. Il a d’abord plaidé non coupable. La folie. Puis, le 24 octobre 2022, il plaide coupable des vingt-quatre accusations retenues contre lui, dont le meurtre avec préméditation et l’acte de terrorisme. Il faut le voir entrer dans la petite salle d’audience du tribunal de Pontiac, chef-lieu du comté d’Oakland.
Chaque pas fait entendre le bruit des chaînes à ses pieds. Une autre chaîne ceinture sa taille et retient ses deux mains menottées de chaque côté. Une psychologue atteste d’abord qu’elle lui a rendu longuement visite en prison et que l’accusé comprend ce qui se passe. Le jeune tueur s’avance vers le micro. Ses cheveux sont plus longs. Sa main droite est libérée pour qu’il puisse jurer de dire toute la vérité.
« Une performance criminelle »
C’est l’assistant de la procureure, Marc Keast, qui l’interroge : « Est-il vrai que le 30 novembre 2021, vous êtes venu au lycée avec votre arme et des munitions dans votre sac ?
– Oui.
– Est-il vrai que vos actes, le 30 novembre 2021, ont causé la mort de Madisyn Baldwin, Tate Myre, Hana St. Juliana et Justin Shilling ?
– Oui. » Le juge lui demande de parler plus fort. Il abaisse son masque, vestige d’un Covid qui sévit moins mais reste présent.
« Est-il vrai que vous saviez ou aviez de bonnes raisons de savoir qu’en commettant ces crimes le 30 novembre 2021, vous pouviez causer la mort ou des blessures graves ?
– Oui. » La question est posée pour chaque mort, chaque blessé. Il répond toujours oui. Le langage de son corps oscille entre soumission et soulagement, tout en lui illustre parfaitement ce que les spécialistes des tueries de masse affirment : c’est une « performance criminelle ». Les auteurs ne s’enfuient pas. Ils viennent chercher la mort ou la prison à vie. En plaidant coupable, Ethan Crumbley est automatiquement condamné à perpétuité.
« Est-il vrai que l’arme automatique que vous avez utilisée le 30 novembre 2021 a été achetée par votre père, James Crumbley, le 26 novembre 2021 ?
– Oui.
– Est-il vrai que vous lui avez demandé d’acheter cette arme ?
– Oui.
– Est-il vrai que vous lui avez donné l’argent pour acheter cette arme ?
– Oui.
– Est-il vrai que le 30 novembre 2021, lorsque vous avez pris cette arme, elle n’était pas enfermée ou gardée en lieu sûr ? » Ethan Crumbley fait répéter la question. Puis confirme que le pistolet était totalement accessible.
Il est « le mal »
Ce qui s’est joué là, en vingt minutes, raconte beaucoup du système pénal américain, qui, par l’aveu, évite le procès, réputé trop douloureux pour les victimes, et qui, par le gros plan sur le jeune tueur aux yeux baissés, offre le coupable en pâture aux chaînes de télévision et à l’infini sur la Toile. La séquence est sur Internet, pénible à regarder. Le filtre de la fiction d’une série américaine n’est plus là. C’est l’envers d’une cour d’assises, théâtre sans images d’une reconnaissance pleine et entière de la douleur des victimes par la société.
A la sortie, les endeuillés disent du meurtrier qu’il n’a laissé voir aucune émotion, aucun remords. « Il en a, il saura le montrer, précise son avocate, Paulette Loftin, aux micros tendus. Nous ne devons pas oublier qu’il a 16 ans. » Le shérif républicain du comté, Michael Bouchard, déclare qu’il est « le mal », sous-entendu, l’œuvre ici-bas de forces obscures.
C’est un peu de lumière qui entre, pourtant, avec la procédure contre les parents. Au long des audiences de l’année 2022, on a vu Karen McDonald prendre de moins en moins la parole pour ne laisser aucune prise à ceux qui l’accusent de chercher une estrade. Elle est là, assise, dans son tailleur strict, mais c’est David Williams, son assistant en chef, qui introduit l’audition des experts : « Les crimes dans les écoles peuvent être évités, c’est difficile à entendre quand tant d’enfants sont morts, car ça nous oblige à nous regarder en face et à nous dire : “Qu’aurions-nous dû faire ?” Mais c’est encore plus dur de se dire que nous n’aurions rien pu faire. Dans cette affaire, un jury devra décider si c’était évitable, mais c’est pour un autre jour. » Il cite alors à comparaître Jillian Peterson.
Parcours meurtriers
Une femme aux longs cheveux noirs vient s’asseoir à gauche du juge. Elle est criminologue, professeure à l’université Hamline de Saint Paul (Minnesota). En 2017, avec son équipe, elle a lancé – ce qui n’avait jamais été fait, ni même entamé – une vaste étude des tueries de masse. « The Violence Project – How to Stop a Mass Shooting Epidemic ». Elle remonte jusqu’en 1966.
Cette année-là, un tireur tue seize personnes à l’université du Texas, à Austin : ce n’est pas le premier drame de ce genre dans l’histoire du pays, mais le premier dont a parlé la télévision. Les vies de 185 tueurs de masse ont été épluchées. Des hommes blancs à 65 %. Seuls 30 avaient survécu. Elle leur a écrit, n’a pu parler directement qu’à cinq d’entre eux en prison, mais l’enquête consistait également à approcher les familles et les proches, pour reconstituer ces parcours meurtriers.
Jillian Peterson évoque devant la cour un chemin similaire à tous – les histoires d’abus ou de négligence dans l’enfance –, puis des moments de crise : « Le futur tueur est isolé, désespéré, submergé, peut-être par la perte d’un emploi, la fin d’une relation, et il commence à agir différemment, on constate plus d’agitation, d’isolement, de violence. » Viennent ensuite les signaux.
Le futur meurtrier laisse voir ce qu’il pourrait faire. « C’est un point de bascule, un appel à l’aide. Cela peut consister à écrire quelque chose sur les réseaux sociaux, ou dessiner une arme sur un bout de papier dont on sait qu’il sera vu ; 50 % des auteurs de tueries de masse ont laissé filtrer ces avertissements, mais le chiffre monte à 93 % quand le tueur vise une école. » Puis arrive le moment où les futurs meurtriers ont accès à une arme, « alors ils visent l’endroit qui incarne leurs griefs contre le monde ».
« Appel à l’aide »
« Avez-vous reconnu ce même processus dans cette affaire ?, demande l’autre assistant de la procureure, Marc Keast.
– Oui.
– Nous parlons d’enfants et de traumatismes. Vous ne dites pas que tous les enfants qui ont eu des traumatismes vont devenir des tueurs ?
– Absolument pas. On ne peut pas prédire qui va devenir un tueur de masse. Mais on peut établir un profil et son évolution, qui nous permettent la prévention. Il y a une erreur largement répandue dans l’opinion, qui résume les tueurs de masse à des monstres qui soudainement passent à l’acte. Nos recherches ont montré que c’est faux. »
L’assistant de la procureure lui montre la feuille de géométrie. « Est-ce un signal ?
– Oui, c’est un appel à l’aide.
– Repérez-vous les moments de crise dans cette affaire ?
– Oui. J’en vois deux. Un en mars 2021, quand le tueur parle de ses désillusions et de son besoin de soins mentaux. Et l’autre un mois avant le drame, son meilleur ami a déménagé, son chien est mort, et là il commence à se comporter différemment. Les menaces contre l’école se précisent. »
« Un précédent terrible »
La défense des parents tente péniblement de démontrer que les recherches de Jillian Peterson ne s’appliquent pas à la famille Crumbley. Plusieurs fois, la juge interrompt l’avocate de la mère qui parle du fils, en disant « Ethan ». « Ne l’appelez pas par son prénom. Dites “le tueur”. Il ne faut pas l’humaniser, par respect pour les victimes. » C’est pourtant l’humanité dans sa plus misérable condition qui prend forme dans cette salle d’audience. Les forces du mal s’éloignent.
« Votre opinion, c’est que toutes les tueries de masse dans les écoles pourraient être évitées ?, demande l’avocate.
– Oui, répond Jillian Peterson.
– Avez-vous déjà vu des parents poursuivis ?
– Oui, mais jamais pour homicide involontaire, simplement pour achat d’arme à un mineur. »
Les parents encourent quinze ans de prison pour chacun des quatre chefs d’accusation. En janvier 2023, un premier juge a validé les poursuites contre eux. La Cour suprême du Michigan avait été saisie et avait renvoyé l’affaire devant une cour d’appel. Laquelle a confirmé, le 23 mars, le bien-fondé des poursuites pour homicide involontaire. Les parents du tueur ont donc à nouveau saisi la Cour suprême du Michigan, fin mai. Dans leurs conclusions, leurs avocates notent que cela créerait un « précédent terrible », source de « futures injustices ». « Personne ne peut prévoir l’inimaginable », écrit Mariell Lehman, avocate du père.
Mais où en est l’imaginaire des Américains quand tous les matins ou presque, aux informations, c’est l’inventaire des coups de feu, des morts et des blessures par balle ? Depuis le début de l’année, le pays bat tous les records, avec plus de 400 fusillades de masse. Le 13 février, un tueur a tiré sur les étudiants de l’université du Michigan, à Lansing. Trois sont morts, cinq ont été grièvement blessés. Parmi les survivants, une étudiante a raconté qu’elle avait déjà vécu cela.
Elle était petite, en 2012, quand un jeune pénétra dans son école primaire de Sandy Hook et tua 26 personnes, dont 20 enfants de 6 ans. Vivre aux Etats-Unis peut donc vous exposer deux fois à un massacre. Seuls les pays en guerre peuvent rivaliser.
« Un enfant sauvage »
A la fin juillet, à Pontiac, ont commencé pour Ethan Crumbley ce qu’on appelle, aux Etats-Unis, les Miller Hearings. Tout criminel mineur a droit à ces audiences contradictoires, au terme desquelles un juge décide si l’accusé aura la possibilité d’être libéré sur parole après quarante ans d’incarcération. La procureure Karen McDonald déclare d’entrée qu’elle est d’ordinaire favorable à cet aménagement, mais qu’en l’espèce, Ethan Crumbley ne doit jamais sortir de prison.
Il a grandi depuis les premières comparutions. Il dépasse désormais son avocate. Il baisse les yeux quand sont rediffusées les bandes-son du massacre, sa voix avide de sang. Puis la défense fait entendre une autre voix, toujours la sienne, mais enregistrée en prison, il y a quelques mois, en pleine crise, il se débat, maintenu par les gardiens, il pleure et crie : « Pourquoi vous n’avez pas empêché ça, pourquoi ? Pardon ! »
Le docteur Colin King, psychologue médico-légal, a passé plusieurs heures avec le détenu. Il déclare à l’audience qu’il souffre de psychose. Il est venu avec un œuf pour montrer la mollesse, l’inachevé, du cerveau d’un ado de 15 ans. « C’est un enfant abandonné. Il peut être considéré comme un enfant sauvage. » Au plus profond de l’absence, les parents sont là.
Eux attendent l’avis de la Cour suprême, qu’ils ont saisie. Pour l’heure, elle reste silencieuse. « Ce qui semble aller dans le sens d’une validation de la décision de la cour d’appel, explique anonymement un juriste. C’est la voie ouverte au procès [des parents]. Et alors, ce sera tout ou rien. » Il est courant, dans le comté d’Oakland, de posséder une arme. Que penseront ces Américains une fois dans la peau de jurés, que verront-ils dans le miroir de cette histoire ?
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