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jeudi 31 août 2023

Handicap : le CNCPH, une agora en quête de poids

par Elsa Maudet et photos Cha Gonzalez   publié le 26 août 2023

Le Conseil national consultatif des personnes handicapées, dont les membres seront renouvelés début septembre, dispose d’une marge de manœuvre limitée alors qu’il est censé pouvoir peser sur les politiques publiques. Son président, le premier en situation de handicap, a enclenché un changement visant à sortir l’instance de sa torpeur.

La proposition a semé la zizanie en interne. Jérémie Boroy a même écopé du doux qualificatif de «stalino-wokiste». En début d’année, le président du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) proposait à ses membres de ne laisser siéger dans cette instance dépendant du gouvernement que des personnes handicapées. Dehors les parents, dehors les syndicalistes, dehors les représentants valides d’associations. Technique éprouvée de vendeur de tapis, qui démarre la négo très haut pour atteindre son objectif.

Après de houleux échanges, la proposition de «100 % de personnes handicapées» est passée à 60 %. Un gros mieux, alors que les quotas actuels n’imposent pas stricto sensu de personnes handicapées, lesquelles ne forment qu’environ un quart des troupes, selon l’estimation du président, alors qu’aucun recensement officiel n’existe. Une petite majorité (55,5 %) des membres du CNCPH s’est, fin mai, dite favorable à cette nouvelle répartition. L’instance est désormais suspendue à la décision de la ministre déléguée chargée des Personnes handicapées, Fadila Khattabi, alors qu’un renouvellement de ses membres est attendu début septembre. «La composition du Conseil national consultatif des personnes handicapées évolue dans le bon sens. Le CNCPH doit être à l’image de notre société, c’est-à-dire divers et diversement représenté. Je salue donc la volonté des membres du Conseil de se conformer aux recommandations de l’ONU [qui a reproché au CNCPH de ne pas garantir suffisamment la participation des concernés, ndlr] en donnant une plus forte place aux personnes en situation de handicap», indique la ministre à Libération.

On vous voit venir : le CNCP quoi ? L’instance a beau exister depuis 1975, c’est peu dire qu’elle manque de notoriété. Y compris dans le champ du handicap, où nombre de personnes se demandent à quoi elle peut bien servir. «Un truc de cravateux», nous dit-on par-ci, «un bon alibi», soupire-t-on par-là. Sur le papier, pourtant, la promesse est belle : «Assurer la participation des personnes handicapées à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques publiques qui les concernent.» Ses membres sont chargés d’étudier des décrets, arrêtés et textes de loi, qu’ils sont invités à valider ou améliorer selon les cas, dans l’optique que soient mieux pris en compte les besoins des personnes handicapées. Accessibilité de la SNCF, langue des signes à l’école, services d’aide à domicile… Les thématiques sont vastes, les points abordés souvent techniques.

«Parfois, on s’aperçoit qu’on a été oubliés»

«Il y a plein de gens exceptionnels dans cette assemblée, c’est un concentré de compétences incroyables. J’avais très envie d’y entrer parce que tout le monde y est, je pensais que c’était un lieu important», raconte Anne-Sarah Kertudo, directrice de l’association Droit pluriel, qui a rejoint le CNCPH lors du dernier renouvellement, début 2020. Mais ? «C’est consultatif, si bien que ça n’a aucune valeur.» Les membres reçoivent souvent les textes la veille pour le lendemain, une indélicatesse qui ne laisse guère le temps de produire une analyse éclairée du propos. «La plupart du temps, on est un peu mis devant le fait accompli, reconnaît Jérémie Boroy, le président. Parfois on s’autosaisit, parfois on s’aperçoit qu’on a été oubliés.» Légalement, le CNCPH ne doit être consulté que lorsque les textes touchent à la loi de 2005 sur le handicap, le reste étant à l’appréciation des différentes administrations.

Et une fois les avis remis par le CNCPH, les succès sont pour le moins aléatoires. Alain Rochon, ancien président d’APF France handicap, siège au conseil depuis «minimum douze ans» et fait désormais partie du comité de suivi des avis. «Ça consiste à regarder si nos avis sont suivis ou pas par les administrateurs. On constate en général que c’est plutôt non, lâche-t-il. Les avis négatifs que nous émettons et qui sont assez rares (un ou deux sur dix maximum) ne sont pas suivis. L’administration continue à faire à peu près ce qu’elle veut.»

L’épisode de la loi Elan en témoigne. Promulguée en 2018, elle faisait passer l’obligation d’accessibilité des logements neufs de 100 % à… 10 %. Une pilule difficile à avaler alors que les membres du CNCPH bataillaient pour éviter un tel recul. Le conseil n’a guère eu plus de poids pour réclamer la déconjugalisation de l’allocation aux adultes handicapées (AAH), qui fit l’objet de vifs débats et protestations dans la société, inlassablement refusée par l’ancienne secrétaire d’Etat aux Personnes handicapées, Sophie Cluzel, chargée de défendre bec et ongles la position du Président. C’est finalement Emmanuel Macron lui-même qui a décidé de l’annoncer sur un plateau télé… en pleine campagne pour sa réélection.

«Enormément de travail pour un effet assez light»

Certains ont tout de même une vision moins pessimiste de la situation. «Notre parole est quand même prise en compte», glisse Fernando Pinto da Silva, vice-président du CNCPH et expert en accessibilité numérique au sein de la Fédération des aveugles et amblyopes de France. «Les avis du CNCPH sont suivis d’effet à plus de 90 %, donc on ne peut pas dire que son avis n’est pas pris en considération», assure quant à elle Dominique Gillot, ancienne secrétaire d’Etat chargée des Personnes âgées et des Personnes handicapées, députée et sénatrice qui fut présidente du CNCPH lors de la précédente mandature et qui dresse une analyse bien différente de celle de son collègue Alain Rochon et de la plupart des membres interrogés.

Problème : lorsque l’on demande quels accomplissements concrets a permis le CNCPH, ses défenseurs nous rétorquent que la liste est tellement longue qu’ils n’ont plus tout en tête. Sans donner d’exemples. «La plus grosse décision, ça a été l’accès à la prestation de compensation du handicap (PCH) pour les personnes atteintes de troubles psychiques, concède Pierre-Yves Baudot, professeur de sociologie et membre du CNCPH depuis 2020. Sinon, en termes d’action directe sur le pouvoir politique, c’est énormément de travail pour un effet qui reste assez light.»

Interrogé sur les combats remportés par le CNCPH, Jérémie Boroy ne fait pas semblant : «C’est une question que je me pose souvent. En fait, je ne sais pas. On est plus en position de conseillers. Nos contributions sont sur la table quand les ministres piochent et on fait le suivi de la feuille de route. Ce sont des petits bouts de petits bouts de petits bouts, pas de grande victoire.»

«Beaucoup de gens parlent à notre place»

Les choses, toutefois, évoluent. D’un simple raout annuel sans grande saveur il y a quelques années, le CNCPH s’est transformé en une instance capable d’expertises, qui a accès aux ministères, malgré tout bien plus sollicitée et considérée qu’auparavant. «Avant, il y avait des tas de textes et d’administrations qu’on ne voyait jamais, resitue Arnaud de Broca, président du Collectif handicaps, membre du CNCPH de 2000 à 2018. A chaque mandature, le CNCPH a gagné en légitimité.» En particulier sous l’actuelle.

Alors qu’historiquement les présidents du CNCPH étaient plutôt des politiques (François Hollande ou Roselyne Bachelot le furent dans les années 90), Jérémie Boroy, conseiller de la maire de Paris et sourd, est la première personne handicapée à occuper cette fonction. Et à secouer cette assemblée ronronnante. «On doit réussir à être positionnés le plus en amont possible de toutes les politiques publiques, être moins dans une logique de politique de rattrapage ou de politique spécifique en faveur des personnes handicapées», plaide-t-il.

Sa proposition de ne faire siéger que des personnes handicapées témoigne de ce changement de braquet. «Beaucoup de gens parlent à notre place (des parents, des professionnels), et au final pas tant de personnes handicapées que ça. Il ne s’agit pas de remettre en cause les engagements des uns et des autres, mais il y en a dont c’est le business, ce sont les mêmes depuis trente ans, lâche-t-il en agrippant la table pour railler leur refus de céder du terrain. Mais si on a une instance censée donner la parole aux personnes concernées, bah bordel quoi !» Plusieurs membres reconnaissent que les valides occupent plus le micro que leurs camarades handicapés.

Une instance pas accessible

Les dissensions internes au CNCPH sont à l’image de celles qui traversent le monde militant : l’auto-représentation des personnes handicapées, d’accord, mais jusqu’où ? «Ça ne peut pas être les personnes directement concernées contre toutes les autres, ce n’est pas l’esprit de construction d’une société inclusive. Ce n’est pas en constituant des représentations communautaristes qu’on va faire changer les choses», reproche Dominique Gillot, qui est valide.«Qu’est-ce qu’on attend du CNCPH ? Une instance qui réunit l’ensemble des acteurs pour parler de la politique du handicap ou le Parlement des personnes handicapées ? interroge Arnaud de Broca, lui aussi valide. L’intérêt du CNCPH, c’est d’avoir cette diversité d’acteurs, qui puissent échanger, apporter leurs compétences.»

En l’état actuel des choses, une assemblée 100 % handicapée serait de toute façon illusoire. Le conseil, pourtant très clairement dédié au handicap, n’est… pas accessible. Les textes à étudier sont envoyés en PDF non consultables par les personnes aveugles ou atteintes d’un handicap intellectuel et les travaux sur l’école inclusive visant à préparer la Conférence nationale du handicap (CNH) d’avril se sont déroulés sans interprètes en langue des signes. En outre, souligne Arnaud de Broca, «toutes les personnes handicapées ne peuvent pas tenir une réunion ou une visio toute une journée», rythme pourtant exigé au moins une fois par mois actuellement.

Lahcen Er Rajaoui n’avait «pas vraiment l’occasion de s’exprimer, surtout en plénière où il y a beaucoup de monde, explique Alice Urvoy de Portzamparc, au nom de celui qui était président de Nous aussi, association d’auto-représentation des personnes handicapées intellectuelles, décédé alors que nous préparions cet article. Beaucoup de décisions sont prises, ce qui ne laisse pas forcément le temps à des personnes ayant des difficultés de compréhension et d’expression de pouvoir s’exprimer. Souvent, ce sont des décisions ou des textes complexes, ça demandait une certaine préparation pour que Lahcen puisse comprendre de quoi il s’agissait et avoir le temps de se faire une opinion». Pour Arnaud de Broca, «si le CNCPH n’y arrive pas, c’est assez mauvais signe d’une manière générale». Charge à la prochaine mandature de renverser la table.


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