par Frédérique Roussel publié le 23 août 2023
Marielle Macé, directrice de recherches au CNRS, enseigne la littérature à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Elle s’empare du sujet de la respiration pour parler de nos asphyxies et de notre besoin d’air.
«Ce livre vient de loin», c’est la première phrase de Respire (1). Vous y pensiez depuis longtemps ?
J’ai comme tout le monde une expérience de la respiration depuis toujours. Mais il y a des intensités dans cette expérience qui tiennent à une histoire personnelle, à une histoire sociale, à des lieux traversés, à des métiers et des pathologies qui me sont familières. C’est un livre qui aura supposé un long trajet, à la fois un trajet de vie et un trajet de pensée.
La pandémie a-t-elle été un déclencheur ?
Absolument. Pour le coup, c’est devenu une expérience partagée, celle de la peur à la fois de l’air qu’on prend et de l’air qu’on lâche vers les autres. On s’est tous mis à penser à notre respiration qui devenait un peu moins naturelle qu’à l’ordinaire. Elle a fait sentir au-dedans la toxicité du monde dont on devrait être convaincu depuis longtemps. Elle a coïncidé avec la conscience d’une sorte de racisme atmosphérique avec le meurtre de George Floyd pratiquement au même moment, ce qui a aussi donné d’emblée une signification politique à l’asphyxie. Il y avait toutes sortes d’impulsions dans l’actualité mondiale pour comprendre que la respiration était un point vif dans notre expérience contemporaine.
En quoi est-ce aussi lié à votre histoire personnelle ?
J’essaie de le dire d’une triple façon : une histoire de mon corps, de mes paysages et de mon parcours social. De mon corps, parce que j’ai été gagnée par un asthme assez costaud ; des paysages parce que j’ai vu le jour dans une zone estuarienne au bout de la Loire, dans une petite ville qui forme un condensé de toxicité avec la présence d’usines chimiques ; un milieu social, parce que je suis née dans une famille de boulangers, confrontée aux maladies pathologiques qui touchent souvent la respiration, la farinose, dans le cas de mon père. On imagine que la finesse de la poussière de farine en est responsable, mais c’est dû aux intrants chimiques. Cela faisait un lien avec d’autres maladies professionnelles liées au monde de l’agriculture industrialisée et polluante de l’après-guerre. C’était important de réfléchir en termes d’inégalités, de fragilité face à l’air qu’on respire.
Il y a un très beau passage sur l’œuvre du poète italien Andrea Zanzotto, lourdement allergique. Etes-vous sensible à une littérature empreinte de la difficulté respiratoire ?
C’est certain. J’ai passé beaucoup de temps auprès de Barthes et l’un des points qui m’a fasciné, c’est de comprendre ce que ça fait de passer l’essentiel de sa jeunesse en sanatorium puisqu’il était atteint de tuberculose. Dans sa correspondance et ses textes, je me suis rendu compte que cette expérience précoce du sanatorium l’avait rendu extrêmement sensible à la question des formes de vie, des lieux, des rythmes, des types de communautés, des modes relationnels, etc. Ce qui explique aussi que je m’intéresse moins au roman, au récit, qu’à l’essai ou au poème qui qualifient justement les manières de vivre. J’ai réalisé il y a deux ans que j’avais eu moi-même un vécu très fort de la maladie. Quand je travaillais sur Barthes, je ne me rendais pas compte que j’étais en train d’élucider aussi ma propre passion pour ces questions. Je les ai labourées et élaborées longtemps dans de nombreuses lectures et interrogations avant de me dire que c’était le cœur même de mon expérience.
Vous avez découvert que vous aviez été soignée dans le même établissement que la photographe Alix Cléo Roubaud.
Quand je l’ai compris, j’ai été bouleversée. C’est en lisant l’essai biographique d’Hélène Giannecchini paru au Seuil que je suis tombée sur la photo de l’établissement thermal de La Bourboule, où j’ai passé toutes mes vacances de la toute petite enfance. C’était très frappant car je n’avais aucune image de cet endroit.
Vous soulignez l’inégale répartition de l’air selon les milieux. Bien respirer, est-ce une question sociale ?
En tout cas, avoir la possibilité de bien respirer est une question sociale, et c’est devenu une revendication politique. Depuis le début de l’ère industrielle, on a l’impression que cette toxicité s’est canalisée pour faire son chemin vers les poumons des exploités. Ce dont j’ai pris conscience aussi, c’est qu’il y a aussi une inégalité devant l’air qui est liée aux conditions de race. J’évoque des lieux aux Etats-Unis ou des instruments scientifiques liés à la difficulté à sortir d’un paradigme esclavagiste. En France, j’ai découvert une mobilisation de femmes roms dans le nord de la France qui ont identifié, à proximité d’une usine de béton et une concasserie de briques, la difficulté à respirer comme une dimension de leur vulnérabilité sociale, de leur discrimination. Elles en ont fait un objet de parole publique avec le documentaire Nos poumons, c’est du béton.
Vous dites que respirer, c’est collaborer au vivre du monde entier.
Cela fait partie des propositions de Respire de penser la respiration comme une participation au monde environnant et pas comme le fonctionnement autonome de son petit organisme. Je vais même plus loin en disant qu’il faut consentir à respirer. C’est une activité réflexe, mais c’est la seule parmi les fonctions essentielles qu’on puisse en partie commander. Il y a dans l’acte de respiration quelque chose d’une mise en jeu de soi-même. J’y vois une portée écologique à partir du moment où on se représente la respiration comme l’une des parts que l’on prend à la santé ou au contraire à la pollution du monde extérieur. Respirer, c’est une manière aussi de comprendre tout ce que l’on doit à cet environnement et à la santé de cet environnement, au cadeau végétal par exemple, puisque notre oxygène on le tire de l’expiration des plantes. On peut respirer sainement que dans un environnement qui est sain lui aussi.
Vous allez de la respiration à la parole. Pourquoi est-ce «une zone à défendre» ?
Je considère la parole comme l’une des choses qui nous est commune. Elle circule, elle agit, elle fait quelque chose à l’espace public. Je la considère presque comme un grand organisme vulnérable dont il faut prendre soin au même titre que les espèces vivantes.
Respire est un essai court comparable à Sidérer, considérer(2017) et Nos cabanes (2019). Est-ce que vous avez trouvé un format idéal ?
J’ai trouvé ma forme pour cette pensée dans ce type d’essais courts mais denses, nourris d’années de lecture. Ce n’est pas l’exposé d’un savoir sur un thème, mais c’est plutôt lancer toutes sortes de projectiles vers des lectures, des équipements de pensées ou des perceptions pour regarder en face une réalité et continuer à y mettre toutes nos forces. En même temps, j’essaie de tout faire dans l’écriture pour qu’on soit dans l’expérience d’un trajet sensible. L’idée c’est de tendre l’arc de la première à la dernière ligne et que ce soit lu presque dans un souffle. J’essaie d’écrire respirament. Que la façon même dont c’est écrit et adressé, ma pensée ou mes quasi-poèmes, aident à respirer. Ce n’est pas pour clouer le bec.
Respire est-il comme la description d’un paysage ?
Je décris plusieurs paysages, au sens où je décris plusieurs assemblages d’environnement, de pratiques sociales. Il a aussi été écrit dans plusieurs paysages successifs : dans ma tête depuis toujours, dans l’immédiate suite du confinement, donc dans un paysage de l’enfermement, et puis à Rome aussi, à la Villa Médicis, où je me suis retrouvée à habiter un verger et en même temps à refuser de m’enfermer dans la pure beauté du lieu puisqu’il y avait l’évidence de la canicule, des incendies à dix kilomètres de là et des lieux de relégation à peine plus loin. A chaque fois, ce sont des paysages ambigus, j’appelle ça des paysages incertains, sujet d’un séminaire que j’ai tenu pendant le Covid. Cela dit que la nouvelle émotion qui est la nôtre dans l’expérience des paysages, c’est l’incertitude. Ce n’est ni la jouissance ni une sorte d’anti-sublime des paysages d’apocalypse ou post-nucléaire. Non, c’est une espèce de difficulté à se fier à nos perceptions. On est heureux d’une tiédeur soudaine, et on se rend compte qu’elle est délétère en plein mois de février. Il y a une sorte de preuve de l’incertitude dans le rapport au paysage.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire