par Adrien Naselli et photo Cha Gonzalez publié le 9 mai 2023
Retour à Reims, volume II. C’était le titre provisoire de cet ouvrage que Didier Eribon a commencé il y a cinq ans. A la lecture de Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple (Flammarion, parution le 10 mai), on retrouve en effet le style de cette «auto-analyse poussée à l’extrême», comme Annie Ernaux avait qualifié le best-seller du sociologue paru en 2009, dans lequel il s’attaquait à la honte sociale en retrouvant sa mère après un long éloignement. Mais quinze ans plus tard, il resserre la focale sur cette «femme du peuple» après son décès.
Confrontant des textes philosophiques et théoriques, mais aussi des romans et des films, à son expérience du déclin physique et cognitif de sa mère, Didier Eribon poursuit un travail sociologique singulier qui, selon lui, n’a rien d’individuel : «Si on parle de la vieillesse, de la perte d’autonomie, de l’entrée en maison de retraite… on ne peut pas s’en tenir au registre individuel. Ce sont des expériences partagées», affirme-t-il. «L’effroi» que l’auteur décrit après avoir installé sa mère dans un Ehpad ou encore l’impuissance ressentie face à un système de santé à bout de souffle font de ce livre un compagnon de route pour traverser l’épreuve difficile de la perte d’un parent. Dans une dernière partie plus théorique, Eribon montre l’ampleur de l’exclusion des «vieux» et plaide pour changer radicalement de regard sur le grand âge.
Votre livre, qui analyse votre relation avec votre mère, est un récit intime. Quelle est sa dimension collective, au moment où un projet de loi sur le «bien vieillir» est en cours d’examen au Parlement ?
Mon livre est un plaidoyer pour le service public. Les maisons de retraite sont aujourd’hui si largement sous-financées que cela crée une situation généralisée de maltraitance institutionnelle. Et prôner le maintien à domicile sans envisager un financement adéquat revient tout simplement à déplacer cette maltraitance. Il en va de même pour l’hôpital public : quand ma mère a dû être emmenée à l’hôpital pour une urgence, ils l’ont renvoyée en pleine nuit à la maison de retraite, après l’avoir examinée, faute de lit disponible. Je disais au médecin, au téléphone : «Elle a 87 ans, vous ne pouvez pas faire ça !» Mais le médecin à l’autre bout du fil n’avait pas d’autre choix. Ce genre de situations, liées à l’effondrement du service public, nous les vivons tous, individuellement et collectivement. En avril, un homme de 91 ans est mort au CHU de Grenoble, après trois jours d’attente dans les couloirs, parce qu’il était impossible de lui trouver un lit en gériatrie. Qui sont les responsables ? Ceux qui ont systématiquement détruit le service public ! En parallèle, un marché privé de «l’or gris» s’est développé, qui fait du profit sur la maladie et la vieillesse. C’est la loi du profit poussée jusqu’à son immoralité la plus extrême.
Pourquoi dites-vous que les personnes âgées sont exclues du champ politique ?
Dans son Histoire de la folie, Foucault s’attache à montrer que l’exclusion des fous se produit en même temps sur le plan institutionnel et sur le plan philosophique. Je me suis demandé s’il en allait de même avec la vieillesse et les «vieux». C’est au fond ce que suggèrent Simone de Beauvoir dans la Vieillesse, publié en 1970, et Norbert Elias, dans la Solitude des mourants en 1982. Ces deux ouvrages ont été pour moi des points de repère essentiels car la tradition philosophique est toujours écrite du point de vue des bien-portants et élabore des concepts qui présupposent habituellement l’exclusion des personnes âgées. Prenons les concepts de la philosophie politique : le contrat social, la délibération, la prise de parole, l’espace public, la désobéissance civile, le peuple assemblé… : tous ces concepts laissent la vieillesse dépendante en dehors de leur champ de validité. Or qu’est-ce qu’un concept politique qui repose sur l’exclusion fondamentale d’une large partie de la population ?
Vous soulignez à ce titre que les personnes âgées ont besoin de porte-parole…
Beauvoir dans le Deuxième sexe, en 1949, se demandait : pourquoi les femmes ne disent-elles pas «nous», alors que les ouvriers disent «nous», que les noirs aux Etats-Unis disent «nous» ? Quand elle présente son livre sur les «vieillards», elle dit d’entrée de jeu qu’elle veut «faire entendre leur voix», entérinant ainsi le fait qu’ils ne peuvent pas dire «nous». Et en effet, comment imaginer que des résidents d’une maison de retraite puissent se constituer en collectif ? Les messages que ma mère laissait sur mon répondeur étaient des plaintes éminemment politiques d’une personne qui se sentait maltraitée, mais c’était une protestation qui n’accédait pas à l’espace public. Alors j’essaie d’être à mon tour le porte-parole de ces personnes privées de parole publique.
Qui était votre mère ?
Ma mère est née dans un milieu très pauvre et sa mère l’a abandonnée pendant la guerre. A 14 ans, l’orphelinat l’a placée comme employée de maison. Plus tard, elle est devenue femme de ménage chez des particuliers, puis ouvrière dans une usine à Reims. C’étaient des métiers pénibles, mais «pénibilité» est un mot qui ne rend pas compte de ce qu’est la violence du travail : les doigts tordus, les épaules et les genoux abîmés… Elle a fort heureusement été placée en préretraite avant ses 60 ans, car je crois qu’elle n’aurait pas pu tenir plusieurs années de plus.
Mais en faisant ce portrait de ma mère, je ne voulais pas faire d’elle une héroïne de la classe ouvrière en passant sous silence le fait qu’elle était raciste. Quand je me suis rapproché d’elle après trente ans d’éloignement, au moment où mon père était dans une clinique pour malades d’Alzheimer, j’ai retrouvé intactes les raisons pour lesquelles j’avais fui. Me fallait-il l’abandonner à son sort et à son racisme obsessionnel ? J’ai plutôt choisi de m’occuper de cette vieille femme malade.
Que dire de cette «obligation morale» qui conduit des fils et des filles à s’occuper de leurs parents devenus dépendants ?
Pendant trente ans, je n’ai pas revu mes parents ni mes frères ; on peut dire que je n’étais quasiment plus un fils. Mais parce que notre mère était malade, je suis redevenu un fils, et un frère. L’institution familiale s’empare à nouveau de vous, comme si rien ne s’était passé. Elle a ce pouvoir de perdurer malgré vous. Ce lien familial ne se laisse pas facilement analyser : pourquoi nous impose-t-il certains comportements ? On peut parler de sentiments filiaux. Mais de quelle nature sont-ils ?
Certains seraient tentés d’y voir un instinct naturel.
J’y vois plutôt la force des structures sociales, incorporées par l’apprentissage du monde dès le plus jeune âge et reproduites sous forme de sentiments par tous les rituels familiaux (Noël, les anniversaires…) autant que par les lois de l’état civil. Et puis je voulais surtout ne pas être ingrat : ma mère était allée travailler en usine pour que je puisse étudier à l’université… Cela crée une obligation morale. Ce que je suis, je l’ai construit contre elle, en fuyant ce milieu, mais je sais bien aussi que tout ce que je suis, je n’ai pu le construire que grâce à elle.
«Ma mère a été malheureuse toute sa vie», écrivez-vous dans la première partie du livre.
Je raconte ses retrouvailles avec une femme venue rendre visite à son mari à l’Ehpad, et que ma mère avait bien connue puisque mon père avait travaillé dans la même usine que cet homme. La conversation s’est mise à tourner presque aussitôt autour de leurs griefs contre leurs maris. Une litanie de propos haineux de la part de ma mère à l’égard de mon père, mort depuis longtemps, tandis que sa visiteuse disait à quel point elle était heureuse d’être débarrassée de son mari, désormais en maison de retraite. Ces deux femmes ont souffert d’avoir été mariées à des hommes qu’elles n’avaient pas, ou pas longtemps, aimés. Cela m’a conduit à m’interroger sur l’institution du mariage : comment ma mère a-t-elle pu vivre cinquante-cinq ans avec un homme qu’elle détestait ? Il y a deux éléments de réponse : elle avait peur de ne pas pouvoir s’en sortir financièrement ; et elle avait peur de la violence de mon père. Alors oui, que ce soit dans ses emplois, dans sa vie conjugale, ou à la maison de retraite, elle a toujours été malheureuse.
Sauf peut-être pendant l’histoire d’amour qu’elle vit à 80 ans ?
Après la mort de mon père, elle a fait la connaissance d’un homme qui l’avait aidée à porter ses courses à l’hypermarché. Elle était follement amoureuse de lui. Mais quand elle a commencé à perdre ses facultés cognitives, cet homme a mis fin à leur relation. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles ma mère s’est laissé mourir, quelques semaines après son entrée en maison de retraite. Les gériatres appellent cela le syndrome de glissement. Les médecins le décrivent comme un suicide inconscient dû à un choc psychologique, un deuil ou un sentiment d’abandon… Pour moi, il s’agit d’un suicide très conscient : elle ne pouvait plus bouger de son lit, elle savait qu’elle ne sortirait plus jamais de cette chambre et son amoureux ne venait plus la voir.
Vous interrogez la force qui nous conduit à mentir face à la maladie incurable ou lors de l’entrée en Ehpad…
Pourquoi disais-je à ma mère : «Tu verras, tu seras bien ici» ? Je n’en croyais pas un mot et elle non plus. C’est ce que les sociologues Glaser et Strauss appellent «the mutual pretense», le faire-semblant réciproque : on dit des choses dont on sait qu’elles ne sont pas vraies à quelqu’un qui sait tout autant qu’elles ne sont pas vraies, mais chacun fait semblant de les croire. Mais de fait, je n’avais pas envisagé que ma mère allait mourir si vite.
Qu’est-ce que la vieillesse fait à la classe sociale ?
La maison de retraite où a été admise ma mère est un établissement public, qui présente une certaine homogénéité sociale : elle accueille principalement des gens des classes populaires. Le manque permanent d’effectifs rend la situation difficile pour les résidents : ma mère ne pouvait prendre une douche qu’une fois par semaine : le médecin m’a expliqué qu’il fallait deux aides-soignants hommes pour la lever, et cela n’était possible qu’une fois par semaine. Victor Castanet dans les Fossoyeurs a montré que les conditions ne sont pas meilleures dans le privé…
A cet égard, si les appartenances de classe perdurent, il faut les laisser de côté pour pouvoir constituer la vieillesse en une catégorie spécifique. Certes, une personne âgée d’un milieu ouvrier n’aura pas exactement la même condition physique qu’une personne d’un milieu bourgeois. Mais il y a une question spécifique des personnes âgées, qui dépasse l’analyse en termes de classes sociales. Une femme de la bourgeoisie dans une maison de retraite appartient au fond à la même catégorie qu’une femme du peuple comme ma mère : ce sont deux personnes âgées qui voudraient prendre une douche et qui ne peuvent plus le faire seules. Elles partagent quelque chose de fondamental. Et l’une comme l’autre ont besoin de porte-parole.
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