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jeudi 11 mai 2023

A Kherson, la cité des enfants cachés

 

Par  (Kherson (Ukraine), envoyée spéciale)  Publié le 09 mai 2023 











REPORTAGE.  Dans cette ville d’Ukraine occupée par les Russes durant neuf mois, le personnel de divers lieux d’accueil pour mineurs en détresse a tout fait pour aider les jeunes pensionnaires à échapper aux transferts forcés vers la Russie.

Des soldats encagoulés surgissent dans la crypte d’une église, dans le réfectoire d’un foyer d’accueil ou au cœur d’un hôpital pédiatrique. Toujours la même scène, toujours les mêmes menaces. Et toujours la même question : « Où sont les enfants ? » Kherson, ville dans le sud de l’Ukraine, a vécu sous le contrôle des troupes de Moscou pendant neuf mois, de février à novembre 2022, et s’est retrouvée – comme beaucoup de territoires occupés – face à une guerre d’un autre type, qui ne se joue pas uniquement sur la ligne de front : la déportation d’enfants vers la Russie. Ces derniers « raflés » dans des structures ukrainiennes accueillant des mineurs fragiles, malades ou abandonnés.

« Les enfants étaient devenus l’obsession des Russes. Ils les cherchaient partout, ils disaient : “Ils sont à nous” », se souvient Inna Kholodnyak, directrice de l’hôpital pédiatrique de Kherson. Alors, en secret, des réseaux ont commencé à se former dans le huis clos d’institutions spécialisées, des « maquis » d’enfants cachés, disséminés dans la ville, sans contact les uns avec les autres.

Au foyer d’accueil de Stepanivka – c’est à la fois le nom de la commune et du foyer –, à la périphérie de Kherson, on peut suivre à la trace ces Petit Poucet égarés dans la guerre : l’une a oublié son bonnet rose sur une chaise, l’autre ses peluches sur un lit superposé. Fossettes, sourires graves de gamins aux familles fracassées, leurs photos décorent toujours les salles communes, couettes… Tous avaient été placés sur décision de justice, cinquante-deux mineurs âgés de 3 à 17 ans, dont les parents ne pouvaient assumer la charge.

Aujourd’hui, alors que la ville a été libérée, l’établissement est vide, une maison de brique chaulée de blanc, avec sa cour et son potager, que rien ne distingue des autres dans la rue, pas même un panneau sur la façade. La plupart des pensionnaires ont échappé aux enlèvements, grâce à un stratagème du personnel plein de malice et de courage. « Nous sommes des gens simples, tranquilles. On ne pensait pas faire quelque chose d’extraordinaire », raconte Oksana Koval, 49 ans, infirmière au centre. Maintenant seulement, la nuit, les dangers lui apparaissent, quand l’histoire défile derrière ses paupières closes et la réveille.

Volodymyr Sagaydak, directeur du centre social et de réhabilitation psychologique pour enfants Stepanivka, à Kherson, le 17 avril 2023.

Le 24 février 2022, Kherson, 280 000 habitants, est la seule grande cité ukrainienne immédiatement envahie par l’armée russe. A vrai dire, personne ici ne croyait au conflit, Volodymyr Sagaydak, directeur du centre de Stepanivka, pas plus que n’importe qui en ville. Il avait même une boutade toute prête quand on lui parlait de se défendre contre les Russes : « Ma femme est Russe, et je me défends très bien seul. »

Parcours d’obstacles

Dès les premières heures, tout va très vite. Les militaires et les services de renseignement ukrainiens appellent à quitter la région. Dans les administrations, plus personne ne décroche, des checkpoints russes quadrillent déjà les routes. Au foyer de Stepanivka, une partie des quarante-huit employés ont fui, d’autres n’arrivent pas à se rendre au travail. Seuls sont présents Oksana Koval, son mari – gardien au centre – et Volodymyr Sagaydak.

Ce dernier propose qu’ils s’installent tous les trois au foyer pour assurer la continuité du lieu. Lui, c’est un aimable petit bonhomme, barbe et cheveux blancs, engagé dans le secteur de l’enfance depuis 1982. Il ne faut pas s’y fier : rien n’arrête M. Sagaydak, bête de travail et de charisme. « On ne pouvait pas abandonner le directeur et les enfants », dit Mme Koval. Commence ainsi une vie de reclus, rythmée par les explosions, derrière des fenêtres obstruées jour et nuit par des couvertures.

Une salle de cours du centre Stepanivka, à Kherson, en avril 2023.

Les pensionnaires sont réunis au réfectoire, au rez-de-chaussée. « Nous avons été attaqués. Il va falloir rester en vie », annonce le directeur aux grands. Les petits ne comprennent pas. Ils ont peur, tout simplement. Il leur est interdit de sortir, y compris dans le jardin, entretenu au cordeau par le gardien, même sous les bombes. Trop de temps pour les habiller, les déshabiller et les faire rentrer en cas de danger. Au premier étage, dans les salles de détente, Mme Koval se surprend à demander entre les tables de ping-pong et le baby-foot : « S’il vous plaît, les enfants, riez moins fort. »

Les grands s’occupent des petits. Aucune directive n’est nécessaire, ils se mettent à organiser leur planning eux-mêmes, ménage, cuisine et toilette. Les institutrices du centre assurent les cours en ligne, quand l’électricité le permet. Tout le monde dort ensemble dans la cave, habillé, sait-on jamais. Les petits se battent pour le câlin d’un adulte, ils cherchent à se blottir contre eux, quelque chose, un geste, n’importe quoi, une présence. Alors seulement ils se calment. Les bêtises d’avant-guerre sont devenues un luxe que nul ne s’autorise.

Pendant deux mois, le directeur espère une évacuation hors du territoire occupé. Rien ne vient. Les Russes refusent l’ouverture de couloirs humanitaires. On est fin avril 2022, le quotidien devient de plus en plus difficile au foyer. Cela fait longtemps que l’approvisionnement et les salaires ne sont pas assurés. A présent, les bénévoles qui livraient vivres et médicaments sont eux-mêmes dans le viseur : la répression s’abat sur eux comme sur les vétérans, les volontaires et les opposants (ou supposés tels). Certains sont arrêtés, torturés. Les seules aides autorisées sont désormais celles fournies par les Russes.

Seul le directeur se risque hors du centre pour le ravitaillement. Le simple fait d’aller au marché est devenu un parcours d’obstacles, jusqu’à soixante checkpoints : file d’attente, fouilles, saisie du téléphone, interrogatoire interminable. Parfois, il faut renoncer. A partir de 14 heures, les rues se vident.

« Seul face aux Russes »

L’armée est entrée la première dans la région et le « nouvel ordre russe » s’y installe juste après. Une à une, les administrations passent sous les lois de Moscou, des collaborateurs ukrainiens sont placés aux postes-clés. A la mairie, le drapeau russe est hissé. « Nous sommes là pour toujours, il n’y aura aucun retour vers le passé », assène un haut responsable parlementaire, Andreï Tourtchak, venu de Moscou, le 6 mai 2022.

Dans ce système, les enfants vont prendre une place essentielle : la vitrine humanitaire de la guerre. Des visites sont mises en scène, avec distribution de friandises dans les hôpitaux ou de sacs à dos dans les écoles, filmées par les médias russes officiels. Un message devient refrain : le pouvoir ukrainien s’est effondré, il a abandonné ses enfants, nous sommes là pour les sauver.

Portraits des employés et des enfants du centre Stepanivka, à Kherson, en avril 2023.

A Stepanivka, le directeur craint que son foyer ne devienne un outil de propagande. Il a appris, sur les réseaux sociaux, que des déportations avaient déjà eu lieu dans des institutions d’accueil dans le Donbass, région en guerre depuis 2014. A l’époque, l’affaire était restée floue, beaucoup estimaient que les séparatistes ukrainiens locaux, soutenus par Moscou, approuvaient ces transferts. « J’ai pensé : en fait, les suivants, c’est nous, se rappelle M. Sagaydak. Il fallait prendre des décisions rapides, j’étais seul face aux Russes. » Pour lui, chaque faux pas peut-être fatal.

D’abord, évacuer les enfants, le plus vite possible : le directeur se lance à la recherche des familles des pensionnaires, ou plutôt ce qu’il en reste, des parents même lointains, même alcooliques, même cette mère qui faisait dormir ses petits par terre. Certains proches renâclent, mais l’heure n’est pas aux tergiversations. Les gosses, eux, semblent plus curieux qu’effrayés. « Chez nous, on ne critique jamais les parents, explique le directeur. Ils sont sacrés, ce serait une grave offense. Beaucoup d’enfants font le même rêve : grandir, retrouver leur mère, la sauver et vivre heureux ensemble. »

En ce mois de juin 2022, il ne reste sur place que dix-sept d’entre eux, que personne n’attend nulle part ou qui seraient confrontés à des situations familiales trop dangereuses. Leur sort se joue en quelques minutes : des employés du centre restés à Kherson proposent de les accueillir chez eux. L’infirmière et son mari prennent trois frères et sœurs. Habitant une vaste maison, une institutrice en accueille cinq. Mais leur transfert du foyer jusqu’à leur nouveau domicile passe par les checkpoints. De fausses convocations médicales sont fabriquées, des légendes inventées : l’une est présentée comme la nièce d’une sœur enceinte, l’autre comme le fils d’un premier mariage. A un contrôle, un chauffeur du centre s’embrouille, la situation va basculer. Et la voix d’une gamine s’élève, angélique : elle va chez sa tante, promis. Ne jamais parler du centre, tous ont appris la consigne par cœur, même les petits.

Captures d’écran d’une caméra de vidéosurveillance montrant des soldats de l’armée russe, accompagnés d’un agent du FSB, entrant dans l’enceinte du centre Stepanivka, le 4 juin 2022, à Kherson (Ukraine).

Quelques pensionnaires doivent encore être évacués lorsque survient ce que le directeur redoutait tant. Le 4 juin 2022, des militaires pénètrent à Stepanivka, une arrivée enregistrée par les caméras de surveillance. « Où sont les enfants ? » C’est l’heure du déjeuner, la guerre fait irruption dans le réfectoire. Tous les dossiers sont saisis, les ordinateurs cassés. Les militaires promettent de revenir. Et ils sont là, une semaine plus tard, escortés d’une dizaine de médias russes. Mais le centre est vide. Les cinq derniers pupilles vivent cachés dans la cave, des ados déjà plus costauds que le directeur, que les employés, des femmes en majorité, n’ont pu accueillir, faute de place.

Guerre des images

« Ici, on s’occupait théoriquement de réhabilitation psychologique et sociale. En réalité, les enfants étaient zombifiés par la propagande nationaliste ukrainienne », affirme à l’antenne un journaliste de Crimée 24, chaîne publique de la péninsule annexée par Moscou en 2014. La caméra s’attarde sur des fanions américains et européens posés en bouquet sur le bureau du directeur. « On nie tout ce qui est Russe, et on enseigne les principes capitalistes », poursuit le reporter. Suit une liste d’allégations sonnant comme un réquisitoire : « tolérance à la communauté LGBT », « gros mots », « méthodes américaines »… Le foyer va être « pris en main par [leur] administration », selon la chaîne. Sur Internet, le directeur découvre sa photo suivie de l’accusation : « Un nazi qui devrait être jugé à Nuremberg. »

Pavlo Smolnyak, pasteur principal de la région de Kherson, le 19 avril 2023.

Dans un quartier résidentiel de Kherson, l’église chrétienne baptiste du Golgotha a subi, elle aussi, une descente de militaires russes, dès le 21 avril 2022. Ce jour-là, un gradé, connu à Kherson comme le responsable du dossier « enfants », conduit l’opérationSon surnom : « le GPS », celui qui sait où chercher. Les Russes ont appris qu’une évacuation d’enfants, vers l’Ukraine non occupée, devait être tentée d’un lieu de culte : une responsable nationale à Kiev s’en est, il faut le dire, imprudemment félicitée dans un tweet. « Où sont les enfants ? », demande « le GPS » à Pavlo Smolnyak, pasteur principal de la région. Ils sont là, dans la crypte : quarante-huit orphelins, avec le personnel du centre Malioutka. Celui-ci étant en pleine zone de bombardement, le pasteur leur a offert l’hébergement au début de la guerre, fin février. « Vous n’irez nulle part, vous êtes sous notre contrôle », lance « le GPS ».

Retour à l’orphelinat Malioutka, ordonnent les Russes. Alors, au milieu des soldats et des snipers s’avance hors de la crypte une procession chancelante, succession de poussettes, de brancards, de fauteuils roulants et de couffins de fortune. Les enfants sont âgés de 3 mois à 3 ans, et onze sont lourdement handicapés.

Des enfants ukrainiens mis à l’abri dans un sous-sol de l’église protestante de Kherson, en Ukraine. (Capture d’écran d’un téléphone)

A Moscou, les images passent en boucle : l’opération est présentée comme le démantèlement d’un trafic international d’organes à Kherson, où les services de renseignement russes ont empêché le départ d’enfants vers le « marché noir »américain. Chef de gang supposé : le pasteur Smolnyak. Le lendemain, celui-ci prend la fuite avec toute l’équipe paroissiale, qui s’était mobilisée pour les orphelins. Une femme, chargée du ménage, décide de rester. Elle est arrêtée et emprisonnée. Toutes les églises de la région sont fouillées, au cas où d’autres enfants s’y cacheraient, en vain. Aujourd’hui, le pasteur Smolnyak a retrouvé son clocher dans Kherson libérée. Il parle d’un ton las, curseur affectif volontairement réglé au plus bas, haussant parfois la voix pour couvrir le bruit des bombardements. « Au séminaire, on n’apprend pas à diriger une église sous l’occupation », dit-il.

Revenus à l’orphelinat Malioutka, les petits reçoivent chaque jour la visite des Russes, de nouveau accompagnés de caméras. Il y en a toujours un pour lancer : « Regardez l’Ukraine, ce pays de merde qui laisse tomber ses enfants. » Les soldats déchargent des caisses de crayons de couleur, de pâte à modeler, de couches, de produits laitiers, de kacha (graines de sarrasin, nourriture de base dans l’est de l’Europe). Une autre fois, ce sont des tapis, par dizaines. « D’un point de vue purement matériel, il y avait cent fois trop de fournitures, ne correspondant pas à l’âge des enfants. On a dû leur dire d’arrêter », explique une employée du centre.

Plannings séparés

Les occupants ont nommé une nouvelle directrice, une élégante Ukrainienne de 70 ans, médecin dans le social, à Kherson, depuis toujours. A la stupeur générale, ses collègues l’ont entendue s’enthousiasmer sur une chaîne de Moscou : « J’attendais la Russie depuis trente ans », référence à 1991, date de l’indépendance du pays.

La signature de nouveaux contrats de travail avec les autorités d’occupation est exigée. Seuls 10 % du personnel environ acceptent, un nombre suffisant, cependant, pour que l’équipe se scinde en deux, entre prorusses et pro-ukrainiens. L’administration essaie de ne plus les mettre sur le même planning.

En cet été 2022, la vie économique s’est peu à peu arrêtée à Kherson, cité jadis prospère. Ceux qui avaient des connaissances, de l’argent, une voiture, sont partis depuis longtemps, en particulier les familles avec des enfants. En ville aussi, cacher les mineurs est devenu un réflexe. Trop de cajoleries ou trop de menaces, tout est danger pour eux dans le système russe : les bombardements, l’arrestation possible des plus grands aux postes de contrôle, la fréquentation de l’hôpital ou de l’école. Moscou impose même ses programmes scolaires : les parents qui refusent peuvent être déchus de leurs droits, ceux qui acceptent perçoivent 10 000 roubles (117 euros). Une aubaine. « Il fallait manger », dit en soupirant une enseignante.

Inna Kholodnyak, directrice de l’hôpital pédiatrique de Kherson, le 18 avril 2023.

A l’hôpital pédiatrique de la ville, on ne pense pas encore, alors, à de possibles enlèvements. « Ça semblait être des rumeurs », raconte Inna Kholodnyak. Le cas de cinq petits patients en attente d’une délicate opération cardiaque a d’ailleurs rassuré tout le monde, en juillet 2022. Leur transfert à Simferopol, en Crimée annexée, était la seule possibilité d’intervention, les routes vers l’Ukraine libre étant fermées. « Mais il fallait payer le prix fort : les familles ont dû accepter de prendre le passeport russe pour qu’ils soient pris en charge », ajoute la directrice. A l’époque, la possession de ce document conditionnait toute aide ou démarche administrative. Mais les cinq enfants ont bien été rapatriés à Kherson pour leur convalescence.

Le premier signal sur les risques d’enlèvement est visible en septembre 2022, quand le personnel soignant surprend deux dames venues de Moscou, accompagnées de soldats armés, penchées sur des berceaux, dans la pouponnière. Elles s’informent : « Et ceux-là ? Ils sont mignons ? En bonne santé ? » Elles vont et viennent, parlant entre elles d’adoption. Le matin du 2 septembre, trois couffins sont vides. Aujourd’hui encore, ces bébés restent portés disparus.

« On était choqués. Comment était-ce possible ? », s’indigne Tetiana Pavelko, 43 ans, infirmière. Il faut dire qu’elle-même est prise, alors, dans une drôle d’histoire.

Quelques semaines plus tôt, une collègue lui a parlé d’une petite fille se trouvant à l’étage des prématurés : « Tu vas voir, elle te ressemble, blonde et jolie comme toi. » Tetiana Pavelko travaille en pédiatrie depuis dix-sept ans, elle a vu passer des milliers de bébés. Mais, cette fois, c’est différent. La guerre est là, avec sa folie qui submerge tout, exacerbant les sentiments, les situations. Sans pouvoir se l’expliquer, Mme Pavelko s’attache à l’enfant, une passion. Elle s’appelle Kira, a 5 mois, est née sous X. Tout l’hôpital voit Tetiana lui rendre visite trois fois par jour, même pendant ses congés, la promener en landau, lui donner à manger. Et si des « dames de Moscou » venaient aussi prendre Kira ? L’infirmière croit devenir folle quand elle apprend qu’une liste d’« orphelins transportables » vient d’être exigée par les occupants pour un transfert vers la Russie.

Tetiana Pavelko, infirmière à l’hôpital pédiatrique de Kherson, le 18 avril 2023.

Nous sommes alors en octobre 2022. L’histoire vient de s’accélérer. La contre-offensive ukrainienne dans le Sud s’approche chaque jour davantage, l’évacuation des collaborateurs les plus exposés a discrètement commencé à Kherson. Les troupes russes envisagent un transfert de l’hôpital pédiatrique tout entier : le « sauvetage » de quatre cents petits patients à l’approche des combats constituerait une opération de propagande majeure. Mais un déménagement total se révèle impossible. Une liste des « orphelins transportables » est donc exigée sous vingt-quatre heures.

La grande combine

« Je ne fais pas de politique, je ne suis pas spécialement nationaliste, mais la guerre a fait de moi une partisane », témoigne aujourd’hui l’Ukrainienne Olha Pilyarska, cheffe du service d’anesthésie. Sa mue s’est accomplie presque à son insu, un pas entraînant l’autre, toujours un peu plus loin. Au début, rien de tragique : elle planque des équipements haut de gamme de l’hôpital, de peur que les Russes ne les volent. Une vingtaine de soignants l’épaulent, dont Tetiana Pavelko, un regroupement par affinités autant que par esprit de résistance.

Puis le réseau se met à trafiquer les états civils quand la commissaire aux droits des enfants russe, Maria Lvova-Belova, annonce que tout nouveau-né dans les territoires occupés sera automatiquement Russe. Olha Pilyarska et son réseau imaginent donc une combine pour enregistrer en douce les bébés sous la nationalité ukrainienne, à coups de tampons et de certificats officiels récupérés dans les villages, moins surveillés que les villes.

Avec les évacuations vers la Russie, leur engagement prend une autre dimension : ce sont les gamins eux-mêmes qu’il faut cacher en vingt-quatre heures. Une cavalcade fébrile commence dans les étages de l’hôpital. Un agent administratif du réseau change les dossiers médicaux, Tetiana Pavelko réquisitionne des couveuses ou des respirateurs artificiels à l’intention de jeunes patients qui n’en ont en réalité pas besoin, une autre personne essaie de détourner l’attention des collègues suspectés de collaboration.

Olha Pilyarska, cheffe du service d’anesthésie, à l’hôpital pédiatrique de Kherson, le 18 avril 2023.

Le 19 octobre 2022, des Russes surgissent dans l’hôpital. « Où sont les enfants ? » Ils tombent sur la docteure Pilyarska, en blouse et sabots de plastique blanc, qui affiche un air affligé, des larmes plein ses grands yeux bleus. Elle fait visiter les étages, une galerie de fausses perfusions et de faux bandages. En cas de transport, tous ces gamins sont promis à une mort certaine, dit-elle aux Russes. Le dossier de chacun est à leur disposition. Aucun enfant de l’hôpital pédiatrique ne quittera Kherson. Et Tetiana Pavelko adoptera officiellement Kira à la libération.

A l’orphelinat Malioutka, l’ordre de déportation tombe deux jours plus tard sur la petite équipe d’encadrement, déchirée par les conflits entre collaborateurs et nationalistes. « Certains avaient été dénoncés à la directrice pour avoir simplement parlé de l’Ukraine. Chez nous, la résistance était impossible », explique Natalia Kraïniouk, cadre administrative. Le 21 octobre 2022, « le GPS » surveille en personne l’embarquement des enfants dans quatre ambulances et deux cars. Le nom de chaque enfant est inscrit au feutre sur son blouson. « Notre but est de sauver leur vie », lance « le GPS » face à la caméra, un orphelin dans les bras. Les téléphones du personnel ont été confisqués pour éviter toute image non contrôlée.

« Les collègues n’ont pas réussi à sortir du bâtiment, ça leur faisait trop mal. On pleurait comme à un enterrement », raconte Mme Kraïniouk. Aucun ne sait où vont les enfants. Une autre employée baisse les yeux à l’évocation de ce souvenir. « Ils voulaient voler notre avenir », dit-elle. Elle va pleurer. Elle pleure. Oubliant le monde autour d’elle, elle se met à murmurer dans le vide quelques mots d’un babillage avec des enfants disparus. Sur les réseaux sociaux, l’employée a reconnu certains des orphelins de Malioutka, photographiés lors d’un arbre de Noël organisé par le Kremlin, dans un centre d’adoption, quelque part en Russie. Deux d’entre eux ont échappé à la déportation, transférés in extremis à l’hôpital.

Evaluation difficile

Aujourd’hui, le foyer de Stepanivka est en travaux. Volodymyr Sagaydak espère accueillir des enfants cet été. Ceux qui avaient été hébergés par le personnel ont rejoint, depuis, une famille d’accueil agréée. Lui-même a dirigé le foyer jusqu’en octobre 2022. Les Russes lui avaient confié quinze autres enfants, récupérés sur la ligne de front, où ils vivaient en bande dans les rues d’un village, après le bombardement de leur établissement. Les occupants revenaient tous les matins faire l’appel pour être sûrs qu’aucun d’entre eux ne leur échapperait. Les quinze ont été déportés fin octobre, avec les cinq adolescents finalement découverts dans la cave du centre. Une fois son foyer vide, M. Sagaydak a mené une vie de fuyard jusqu’à la libération, changeant de planque tous les soirs, les Russes à ses trousses.

« Mama » (« maman » en ukrainien) est écrit sur un mur du centre Stepanivka, à Kherson, en avril 2023.

A Kherson, le nouveau gouverneur, Oleksandr Prokoudine, reçoit dans l’abri antibombe devenu son bureau. Il a recensé 268 mineurs enlevés dans les institutions publiques de toute la région. D’après lui, la grande majorité a été raflée ici, les dernières semaines d’occupation, au moment où l’armée russe reculait devant l’avancée ukrainienne.

Au niveau national, 19 393 mineurs auraient ainsi été déportés, selon le décompte établi par Kiev, Moscou refusant toujours de fournir la liste de ceux qu’elle détient. Difficile à évaluer donc, le chiffre n’en finit pas de grimper. Il comprend également les enfants en colonie de vacances en Crimée, qui ne sont jamais rentrés, ou ceux enlevés à leurs parents, victimes de la répression des occupants.

Ce dossier des « enfants volés » a ouvert des pages inexplorées du code pénal international. Il vaut à Vladimir Poutine un mandat d’arrêt délivré par la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye (Pays-Bas). Maria Lvova-Belova, 37 ans, est également poursuivie pour avoir « donné [certains enfants] à l’adoption » en Russie, selon la CPI. Sur son compte Twitter, celle que l’on surnomme dans son pays la « sauveuse d’enfants » affirme que les petits déportés « ont commencé par critiquer le président Poutine, dire toutes sortes de choses désagréables, chanter l’hymne de l’Ukraine. (…) Mais [que] leur intégration se fait avec le temps ».

C’est une version différente que racontent les vingt-quatre mineurs de la région de Kherson rapatriés début avril par le gouverneur Prokoudine. Eux affirment avoir été interrogés pendant treize heures par des militaires qui leur répétaient : « Ton pays t’a abandonné, personne ne t’attend là-bas. » Depuis la libération de Kherson, quatre écoles et l’hôpital pédiatrique sont régulièrement bombardés par les Russes, ces mêmes lieux qui étaient auparavant l’objet de toute leur attention, au nom des enfants.


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