Par Sophie BenardPublié le 30 avril 2023
Dans un essai joyeux, la philosophe et théoricienne de la littérature montre la puissance transformatrice de la fiction appliquée à soi-même.
Depuis son enfance, Nancy Murzilli observe sa mère tirer les cartes à ses proches. C’est justement au cours d’une de ces séances qu’elle s’est vu annoncer une rencontre amoureuse. Quelques jours après, elle rencontrait « l’homme avec qui [elle] vi[t] aujourd’hui ». A-t-elle fait advenir ce qui lui avait été prédit, ou a-t-elle fait coïncider après coup les événements avec le récit inspiré du tarot ? En toute hypothèse, ce qui importe, pour la philosophe et théoricienne de la littérature, c’est l’indéniable pouvoir que les fictions déploient dans nos vies.
C’est pourquoi elle se propose, dans Changer la vie par nos fictions ordinaires, « de prolonger et d’approfondir l’expérience de la fiction » en comprenant la façon dont celle-ci – « ordinaire » aussi bien que littéraire – agit dans nos vies. Que nous (nous) racontions des histoires, que nous mentions, que nous interprétions un rôle social, que nous fassions des projets ou parlions aux fantômes, « nous consommons et produisons des fictions à longueur de journée ».
Déployant une théorie littéraire enracinée dans les pensées des philosophes Ludwig Wittgenstein (1898-1951) et Paul Ricœur (1913-2005), du psychologue Paul Watzlawick (1921-2007) ou de l’anthropologue Charles Stépanoff, Nancy Murzilli détourne habilement la rhétorique des guides de développement personnel pour proposer des exercices pratiques d’entraînement à la fiction transformatrice – de soi et de sa vie.
Storytelling et « sensemaking »
Elle suggère ainsi de « rencontrer le grand amour », de « se faire des amis », de « vivre avec les défunts » et même de « réussir sa vie professionnelle et privée ». C’est à cette occasion qu’on comprend, par exemple, que la « narration organisationnelle », ou storytelling, et le « processus continu de construction du sens », ou sensemaking, sont aussi indispensables au bon fonctionnement d’un couple qu’à celui d’une entreprise.
Mais ces pratiques sociales et artistiques de construction et de coconstruction des fictions visent, en réalité, à « faire communauté » ou encore à « lutter contre l’aliénation sociale », tant sont grands, selon l’autrice, « leur agentivité, leur potentiel politique ». Parce qu’elles permettent tous les décalages, tous les dérapages, parce qu’elles mettent en valeur le fait que les situations et les problèmes sont partagés, les fictions dévoilent aussi bien l’ampleur des dysfonctionnements sociaux que nos « petits arrangements avec le monde ».
Surtout, elles renouvellent sans cesse leur proposition de vivre au-delà de nos conditionnements – ou, du moins, de nous le représenter. Avec leur seul pouvoir de rendre visible l’invisible, et imaginable l’inimaginable, nos œuvres, histoires et jeux se changent alors en occasions d’exercer notre imaginaire politique, de nous entraîner à l’émancipation.
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