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dimanche 19 mars 2023

Justice des mineurs Six jours avec un juge des enfants : «Nous sommes le dernier rempart pour les protéger»

par Chloé Pilorget-Rezzouk  publié le 17 mars 2023

«Libération» a passé six journées à Niort, auprès d’un juge des enfants, pour observer sa double mission, entre impératif de protection et suivi des mineurs délinquants.

«Comment ça se passe à la maison ? Elle est dans quel état ?»

— Vachement plus propre qu’avant.

— Pourquoi elle n’ouvre jamais les volets, maman ?

— Je ne sais pas.

— Et les chats, vous en avez toujours ?

— Oui, trois sont décédés. On en a encore sept ou huit…»

En cette matinée d’automne, le juge accueille Lila (1), 14 ans, dans son bureau aux murs dépouillés, où figurent quelques dessins. L’adolescente à la bouille ronde et renfrognée s’est assise seule, sur la chaise de plastique noire face à lui. Elle a de petits yeux tristes, une mèche platine dans sa chevelure attachée, et triture ses doigts dépassant d’un sweat noir bouloché sur lequel est écrit en lettres orange «Courageous».

«On m’a alerté sur ta situation et celle de tes frères. Si on se voit aujourd’hui, c’est pour en parler», introduit doucement Cédric Bernardet. Le spectre d’un placement en famille d’accueil plane sur cette fratrie victime de négligence et de carences multiples. Vice-président chargé des fonctions de juge des enfants au tribunal judiciaire de Niort (Deux-Sèvres), le magistrat a été saisi après un signalement au procureur de la République de l’institut médico-éducatif où sont scolarisés ses deux petits frères, 10 et 7 ans, handicapés. Dans le rapport des services sociaux, leur domicile est décrit comme crasseux, sombre, malodorant…

Depuis plusieurs années, Lila est harcelée au collège sans que sa mère ne s’en inquiète. Ses camarades se moquent de ses vêtements sans marque et qui sentent mauvais. La dernière fois qu’elle est allée chez le dentiste, c’était «en sixième peut-être». Parfois, elle se couche à 7 h 30 du matin sans que personne n’y trouve à redire. Quand elle part en vacances chez sa grand-mère, celle-ci l’envoie illico à la douche. A demi-mot, la gamine glisse son désir d’aller en internat l’an prochain.

En matière d’assistance éducative, le juge des enfants a huit jours pour rédiger et notifier sa décision aux parties. En cas d’urgence, il peut agir plus vite encore, en prenant le jour même une ordonnance de placement provisoire, une «OPP», comme on dit dans le jargon. Agir vite, avec discernement, le tout dans un contexte criant de manque des moyens. «Ce qui motive notre intervention, c’est le danger», résume le juge. L’article 375 du code civil le dit en ces termes : «Si la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur non émancipé sont en danger, ou si les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises, des mesures d’assistance éducative peuvent être ordonnées par la justice.»

En France, on compte 495 juges des enfants, selon le ministère de la Justice. A Niort, durant la seule année 2022, Cédric Bernardet et sa collègue Eline Dennebouy ont accompagné quelque 2 060 jeunes, suivi 1 159 dossiers en assistance éducative et rendu 1 346 décisions. Et les nouvelles requêtes continuent d’augmenter : «L’ampleur de la tâche est telle que nous sommes contraints de prioriser l’assistance éducative, qui occupe 90 % de notre temps, en dépit du pénal où nous croulons sous les dossiers.» D’autant que la réforme du code de la justice pénale des mineurs (CJPM), entrée en vigueur en 2021, a «considérablement» réduit les délais de jugement : le juge des enfants doit tenir une première audience sur la culpabilité du mineur dans les trois mois, puis une seconde sur la sanction dans les six à neuf mois.

«C’est dans l’intérêt des enfants»

Retour dans le cabinet du juge. «J’ai l’impression que tu cherches à protéger ta maman. Tu sais, Lila, des conditions de vie comme les tiennes, je n’en vois pas souvent… Je suis très inquiet.» L’adolescente fond en larmes, s’essuie avec sa manche. Cédric Bernardet lui tend sa boîte à mouchoirs. Lila sort, la mère débarque. «Ils ne veulent pas me laisser tranquille, ils trouvent toujours quelque chose à redire.»Sur la défensive, cette dame au sourire édenté et aux ongles noircis a réponse à tout. Les sacs-poubelles ? «Des vêtements à donner.»L’absence de jouets ? «Rangés sous le lit.» Les excréments d’animaux incrustés dans les escaliers ? «J’ai poncé, j’arrive pas à les ravoir.» Le dentiste ? «Je n’arrive pas à en trouver.»

Sous curatelle, elle élève seule ses enfants. Le père des aînés est décédé voilà dix ans, l’autre aux abonnés absents. Elle se débrouille, ne sait pas écrire, un peu mieux lire, et se déplace grâce à sa «voiturette» sans permis : «Je mets Hugo dans le coffre et Karim devant», poursuit-elle, devant le juge interloqué. Qui marche sur des œufs : «Le conseil départemental demande le placement, madame… Si je devais prendre cette mesure, que diriez-vous ?» Elle se braque : «Je n’ai pas envie. J’ai été placée, je sais ce que c’est…» Ses grands yeux clairs sont gagnés par les larmes. «C’est la décision que je vais prendre, madame, c’est dans l’intérêt des enfants, leur bien-être.» Le juge la raccompagne, tente une formule compatissante : «Ce placement, ce sera aussi l’occasion de travailler sur vous.»

Lila entre de nouveau. Elle a compris. «Je veux rester à la maison, s’il vous plaît, je ne veux pas partir, s’il vous plaît.» Les cris et les supplications envahissent l’étroit bureau. Près de la fenêtre, la greffière tape le procès-verbal, le nez enfoui dans son clavier. C’était le premier rendez-vous de la matinée.

«Heureusement, les audiences comme celles-ci restent rares», soupire celle dont la présence est obligatoire à chaque audience d’assistance éducative sous peine de voir la décision frappée de nullité. Mais il n’est pas rare, le greffe étant en sous-effectif chronique, que le juge des enfants soit seul.

Cette scène dit aussi ce que le métier de juge des enfants contient de plus délicat : le placement, une mesure exceptionnelle de protection. En 2021, les juges des enfants ont prononcé 376 673 mesures individuelles, parmi lesquelles 166 291 placements. Un chiffre en augmentation depuis dix ans.

«A une époque, on considérait qu’il fallait maintenir le lien parental à tout prix. Aujourd’hui, c’est l’intérêt absolu de l’enfant qui prime,décrit Cédric Bernardet. Quand vous retirez des enfants à leurs familles, c’est pire que d’envoyer quelqu’un en détention. Les parents le vivent extrêmement mal. On me balance souvent : “Si on vous enlevait vos enfants, monsieur le juge, qu’est-ce que ça vous ferait ?”»Il ne vit d’ailleurs pas dans la ville où il exerce. Sur un mur du couloir, il désigne un énorme trou à hauteur de visage. «Le poing d’un père de famille.» Un autre, très au fait de ses habitudes de trajets, lui a fait remarquer un jour qu’il aurait pu «[le] renverser plein de fois» en voiture. Il y a quelques mois, sa collègue a été agressée par un mineur.

Le juge consacre environ 40 mn à chaque dossier

Etre juge des enfants, c’est être attentif au moindre détail. Dès le premier pas posé dans son bureau, Cédric Bernardet scanne l’allure générale. «Il faut être très vigilant et attentif au langage corporel.»En particulier avec les plus petits, qui peuvent avoir du mal à s’exprimer. Parmi ses astuces pour tisser un lien : des PDF de coloriages de la Pat’Patrouille ou de la Reine des neiges, un score élevé au jeu Clash Royale «La protection de l’enfance, c’est un peu le syndrome de la pelote de laine, développe le professionnel. Vous partez d’un élément de danger et une fois devant la famille, vous tirez le fil et découvrez d’autres situations pas forcément identifiées au départ.» Pour tenir le rythme sans balayer la complexité des histoires, il a calibré qu’il fallait consacrer 40 minutes à chaque dossier d’assistance éducative, mais «on déborde souvent et ça décale tout».

Juste avant le drame de Lila et ses frères, les parents du premier dossier avaient boudé la convocation. L’affaire est des plus alarmantes. Trois semaines auparavant, le juge a reçu une information préoccupante à propos d’un petit garçon de 6 ans, handicapé à 80 %, né d’un père aux prises avec la justice et d’une mère atteinte de troubles psychiatriques. Déscolarisé depuis le printemps, le petit se trouve en Tunisie avec sa mère, laquelle a signifié son impossibilité à rentrer, faute de pouvoir payer un billet d’avion retour. «Je vais placer l’enfant neuf mois», tranche le juge, après s’être replongé sur son écran dans le rapport qui pointe des carences de soins et un important retard de croissance.

Chaque coup d’œil à sa boîte mail donne le tournis. Au retour des vacances d’été, 300 courriels l’attendaient dont «une bonne moitié appelant une décision». Cette fois, il est question d’un adolescent dont Cédric Bernardet envisageait de révoquer le contrôle judiciaire, mais qui «vient de tout casser» dans le foyer de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) où il est pris en charge… Ou cet autre, qui a incendié la chèvrerie de sa famille d’accueil pour se venger de la remontrance d’une éducatrice : la famille n’en veut plus, l’aide sociale à l’enfance (ASE) doit désormais lui trouver un autre point de chute… dans un système «saturé».

Si en 2020, les conseils départementaux ont consacré 8,9 milliards d’euros à la protection de l’enfance, les délais et la qualité de prise en charge varient en fonction des territoires. Avant les vacances de Noël, «l’ASE nous a indiqué ne plus être en mesure de venir à toutes nos audiences ni d’assumer les droits de visite encadrés, rapporte le juge des enfants. Cette année, nous avons atteint un seuil critique dans le département : les établissements d’accueil ferment les uns après les autres».

De plus en plus, le juge des enfants se retrouve aussi saisi de situations qui ne relèvent pas de sa compétence : «Certains parents n’arrivent pas à faire soigner leur enfant faute de places en pédopsychiatrie publique», alerte le magistrat, évoquant la difficulté de placer ces enfants nécessitant des soins spécifiques dans des lieux inadaptés : à l’image de ce petit garçon qui a noyé le chat de ses assistants familiaux dans leur piscine ou de ce gamin qui a tué une poule dans son foyer.

«Si on prend chaque dossier avec une empathie maximale, on ne tient pas une journée»

Dossier suivant. Un grand-père de 90 ans a écrit pour signaler que sa fille n’arrivait plus à assurer le quotidien de son petit-fils, Martin. Le garçon a 17 ans, un beau visage émacié, des ongles rongés et un sweat estampillé «Nazaré», célèbre spot de surf portugais. Il dit timidement : «Ma mère, elle ne fait pas vraiment ses tâches de mère, entre guillemets.» Martin ne vit plus avec elle depuis le printemps et ne l’a pas beaucoup revue depuis qu’il s’est installé chez son oncle maternel et sa compagne. Là-bas ? «C’est super», sourit-il pour la première fois, dents du bonheur dévoilées.

En juillet, il sera majeur. S’il est dans le bureau du juge aujourd’hui, c’est pour entériner son placement et faire désigner le couple tiers de confiance. Toute la famille est là, sauf le grand-père, il y a aussi l’éducatrice et l’avocate de Martin. On joue des coudes dans le bureau exigu. L’oncle : «On n’est pas là pour prendre la place de ma sœur, il ne faut pas que ce soit trop violent pour elle, elle fait des efforts.» La tante, rassembleuse : «On a de bonnes relations, on avance ensemble.» Cédric Bernardet en convient, leur rôle n’est pas simple : «Si vous sentez que cela vous échappe, n’hésitez pas à en parler aux services éducatifs. Ça vous donne un pouvoir très important, mais les grandes décisions reviennent toujours à sa maman.»

La mère est là, justement. Allure bohème, pull bleu Klein et boucles d’oreilles massives. Atteinte de troubles psychiatriques, elle a absorbé un mélange d’alcool et de médicaments en fin d’année. «Il n’y a pas de violences, mais c’est une maman absente. Même présente, elle est absente», analyse la représentante d’une association locale. Chacun parle de cette bénéficiaire de l’Allocation adulte handicapé (AAH) à la troisième personne, devant elle, si silencieuse. «Madame on lui a expliqué» ; «Madame elle a du mal» ; «Madame est capable d’entendre»… «C’est important de verbaliser, on ne se retrouve pas chez le juge des enfants par hasard», tente de l’encourager Cédric Bernardet, avant de conclure à l’adresse du fils : «Je te confie donc à ton oncle et à ta tante jusqu’à ta majorité. C’est la dernière fois qu’on se voit. Je te souhaite le meilleur.» L’ado, un peu ému : «Ça veut dire qu’on ne se reverra plus ?»

On a aussi vu l’espoir s’inviter entre les quatre murs : comme ces deux frère et sœur de 4 et 5 ans, qui, lors de la dernière audience, accusaient de «très importants» retards de développement et de langage. Un an après la mise en place d’une mesure intensive d’assistance éducative en milieu ouvert (AEMO), laquelle permet un accompagnement resserré de la famille, ils vont beaucoup mieux. Bavards et pleins de vie devant le juge. «Ça m’a fait du bien, on m’a dit ce qui était bien ou pas bien avec les enfants», salue la mère, pourtant loin d’adhérer au suivi au départ. «C’est ce qui fait la richesse de la fonction, ce n’est pas routinier», apprécie Cédric Bernardet. Qui tempère dans la foulée : «Si on prend chaque dossier avec une empathie maximale, on ne tient pas une journée. On a parfois l’impression de ne générer que de la souffrance…»

Pour tenir dans cette fonction très solitaire, où «la peur de prendre une mauvaise décision ou de passer à côté d’une urgence» ne vous quitte jamais, rien de mieux que l’humour. Un vendredi après-midi, le juge a fait des cannelés maison : une mignardise en main, on débriefe entre magistrats du parquet et du siège sur les derniers dossiers ou sur l’informatique qui tourne «à la vitesse d’une tortue malade»… Un sujet sur lequel ils sont aussi intarissables que désespérés : les logiciels rament, ne fusionnent pas entre eux, obligeant à de multiples saisies et amplifiant le risque d’erreur.«Après la réforme du CJPM, j’ai été obligée de retaper tous les jugements», illustre la greffière, véritable binôme du juge.

Quand il parle de ses dossiers, Cédric Bernardet dit : «un(e) de mes mineur(e)s». C’est qu’il voit venir et revenir les mêmes mômes, certains du berceau jusqu’à leur majorité. De quoi alimenter le sentiment «d’écoper d’un bateau avec des trous». Jennifer, jolie blonde aux airs de poupée, a eu une petite fille avec «le pire mineur, le plus violent de mon cabinet», se désole le juge. Récemment, le père a mordu l’enfant lors d’une dispute conjugale. L’intéressé est issu d’une famille «extrêmement carencée» où les nombreux enfants «livrés à eux-mêmes» ont basculé au fil des ans dans la délinquance.

Adolescente en fugue, Jennifer, aujourd’hui la vingtaine et bénéficiaire du RSA, a connu la violence patriarcale sous toutes ses formes : violée à plusieurs reprises par des gars de la cité, frappée par ses compagnons et contrainte de se prostituer… Sa fille de 3 ans est en famille d’accueil. Le juge incite cette mère aimante, mais un peu perdue, à se faire suivre : «C’est important pour vous et votre fille. On voit qu’elle subit aussi ce que vous avez subi.»

De fait, la frontière entre l’assistance éducative et le pénal est souvent poreuse. «Certains mineurs sont happés très jeunes, soupire Cédric Bernardet. Un môme qui fait le guet gagne 90 euros par jour avec le panier-repas, comment voulez-vous qu’il aille à l’école quand il peut gagner 3 000 euros par mois ?» Avec la ligne à grande vitesse Paris-Niort, qui relie la capitale en deux heures trente, le trafic de drogue s’est amplifié dans le département. «Deux de mes mineures ont servi de mules : elles débarquent à Roissy-Charles-de-Gaulle directement depuis le Suriname ou la Guyane, puis prennent directement le train pour arroser tout le Sud-Ouest», développe le juge, qui évoque cette ado de 15 ans attrapée avec 200 grammes de cocaïne pure dans le ventre alors qu’elle était enceinte.

Deux fois par mois, il préside l’audience du tribunal pour enfants (TPE), où sont jugés les faits les plus graves commis par des mineurs, dont une écrasante majorité de garçons. Au programme : des vols à la roulotte commis par un «guetteur» de la cité du coin, à la gueule d’ange, mais au casier «long comme le bras» ou encore l’agression d’un vieux monsieur à coups de pelle, par le fils d’une famille défavorablement connue… Même si l’auteur des faits est devenu majeur, il passe devant le TPE. A l’instar de cet homme de 42 ans condamné d’une simple «admonestation» (devenue un «avertissement judiciaire» depuis la réforme) pour un viol commis lors de ses 12 ans…

«La parole de l’enfant ne fait pas le poids face à celle de l’adulte»

A l’orée de l’été, le juge a ainsi examiné des faits d’agression sexuelle sur une fillette de 4 ans commis par son cousin de 14 ans, désormais majeur. Les faits remontent à un déjeuner en famille, cinq ans plus tôt. Les adultes discutent au salon, les enfants jouent à l’étage. Une fois tout le monde parti, la petite Zoé lâche : «Romain, il a mis ses mains sur mes fesses et sur ma zézette.» Dans le huis clos de la chambre, le cousin profite de la lecture d’une histoire pour lui caresser les fesses et le sexe une première fois. «Là, elle m’a dit non, elle m’a bien précisé qu’il ne fallait pas», reconnaît le jeune homme. Mais il recommence. Puis, alors qu’il fait volontairement déraper ses lèvres sur les siennes, l’enfant signifie encore son désaccord – «c’est un bisou d’amoureux».

De part et d’autre des travées de la salle d’audience, chaque couple de parents s’est assis sans un regard pour l’autre. Romain est accompagné d’un avocat, une présence obligatoire pour les mineurs. Durant la procédure, il a d’abord tout nié, puis partiellement reconnu les faits. «Je minimisais, je ne voulais pas être jugé par mes proches.» A présent, il concède même avoir «prémédité» son geste, conscient que «Zoé était plus vulnérable» : «J’avais une frustration, j’étais célibataire, je découvrais ma sexualité, je voulais assouvir des envies que j’aurais dû réprimer…»poursuit-il devant un auditoire glacé. Sur un banc, la mère de Zoé pleure. Avec ses mots d’enfants, sa fille a demandé que son cousin soit «puni, au coin».

«Vous relatez ça de façon totalement mécanique, désaffectée, ça m’inquiète, rebondit Cédric Bernardet. Vous avez pris conscience du problème ? Avez-vous déjà eu d’autres envies sur des enfants ?» «Oui, mais je n’étais pas passé à l’acte.» Depuis le collège, Romain consomme abondamment du hentaï, ces mangas pornographiques mettant régulièrement en scène de très jeunes filles et une érotisation du viol. «C’est quand même très limite sur la question du consentement», relève le juge.

«Vous avez eu des relations depuis ?

— Non, jamais.

— Vous n’avez pas envie de rencontrer de vraies personnes ?

— Pas pour l’instant, je suis satisfait de ma situation sexuelle.»

Aujourd’hui étudiant en informatique, il assure avoir stoppé sa consommation pédopornographique quotidienne pour des productions plus classiques. «Ça m’a vacciné, ça me dégoûte.» La procureure se lève. «Vous n’en consommez plus parce que vous avez compris que c’est interdit ou parce que vous n’avez plus aucun désir pour les enfants ?» «Ça ne m’excite plus», veut-il convaincre.

Romain a fait l’objet d’une mesure de réparation en unité éducative de milieu ouvert (UEMO). Mais son suivi psychologique s’est arrêté à sa majorité et il n’a pas souhaité depuis participer à un groupe de parole d’adultes pédophiles.

Sa mère s’avance. Chez eux, on n’a jamais vraiment parlé de sexualité. Elle découvre, comme l’éducateur, l’ampleur et la nature de son addiction pornographique. Sur le banc, son fils écoute d’un regard absent. «J’ai manqué quelque chose. Je le regrette.» De ses quatre enfants, il est le plus jeune, celui auquel elle n’a jamais confié le drame de sa propre enfance, cet oncle qui la suivait jusqu’à l’urinoir et la guettait derrière la porte. C’est pour ça qu’elle a écrit une lettre au procureur pour dénoncer les agissements de son fils. «Je voulais que la justice s’empare de cette histoire, qu’on ne la traite pas en famille, comme ça s’est passé pour moi», sanglote-t-elle.

«Romain n’a pas un discours de vérité sur ses propres démons», regrette la représentante de l’accusation, craignant une réitération. Elle requiert six mois de prison avec deux ans de sursis probatoire. Appelé une dernière fois à la barre, le cousin s’est avancé avec une enveloppe A4. Dedans : un courrier d’excuses.

Des histoires d’inceste, d’agressions sexuelles et de viols, Cédric Bernardet et sa collègue en ont plein leur cabinet. «La grande difficulté est de se retrouver face à une situation d’inceste dénoncée par l’enfant, mais classée par le parquet faute de preuves. La parole de l’enfant ne fait pas le poids face à celle de l’adulte, c’est regrettable,commente le juge. D’un côté, vous avez un enfant qui vous dit : “Tu promets, je ne reverrai pas mon papa, hein ?” Et de l’autre, un parent qui réclame des droits de visite au motif que l’affaire a été classée… Nous sommes alors le dernier rempart pour protéger l’enfant.» Le plus triste dans l’histoire, c’est que ces mineurs-là qui ont du mal à résister à une garde à vue parce que mineurs, vont reconnaître les faits et seront condamnés tandis que leur auteur majeur, dans 95 % des cas dans le milieu intrafamilial, souvent le père, un oncle etc., eux ne vont rien reconnaître faute d’éléments matériels et l’affaire est classée sans suite. La victime est donc condamnée et l’auteur originel continue à vivre en toute impunité.

Romain a été condamné à neuf mois de prison avec sursis et deux ans de sursis probatoire : il devra se soigner, indemniser sa jeune victime et ne pas l’approcher durant deux ans. L’audience est levée, on enchaîne sur une affaire de violences entre gamins, sur fond de jalousie et d’Instagram. D’un ton pince-sans-rire bien à lui, le juge Bernardet annonce la couleur : «On a une demi-heure avant de libérer la salle, sinon je vais me faire disputer par mon collègue !»

(1) Tous les prénoms ont été modifiés


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