par Virginie Ballet publié le 23 mars 2023
Mathilda, 33 ans, policière municipale à Ronquerolles (Val-d’Oise), tuée le 16 mars. Nadège, 48 ans, employée dans la grande distribution, tuée le 9 mars à Béthune (Pas-de-Calais). Cécile Hussherr-Poisson, 48 ans, enseignante-chercheuse à l’université Gustave-Eiffel, tuée à coups de couteau, lundi à Paris… Dans chacun de ces cas, le conjoint ou l’ex de la victime a été mis en examen, illustration de cette statistique pratiquement immuable : en 2021 en France, 122 femmes ont été tuées par un partenaire intime, selon les dernières données publiées en août par le ministère de l’Intérieur. Pour Margot Giacinti, doctorante en science politique à l’ENS de Lyon, et autrice d’une thèse (1) sur le féminicide, pour laquelle elle a passé au crible les archives judiciaires françaises depuis la Révolution, la variété des profils des auteurs comme des victimes illustre une réalité : «Toutes les femmes peuvent être victimes.»
Des féminicides sont-ils commis dans tous les milieux sociaux ?
Oui. Le féminicide fait partie du continuum des violences sexistes et sexuelles, et touche toutes les catégories de femmes. Dans les archives du XIXe et XXe siècle, on observe plutôt une grande proportion de femmes issues de classes «populaires», mais on sait que des femmes de classes sociales supérieures ont aussi été tuées. Ce fut par exemple le cas de Françoise Sebastiani, duchesse de Choiseul-Praslin, assassinée par son mari Charles de Choiseul, duc de Praslin, en 1847.
Pourquoi les archives judiciaires ne reflètent-elles pas cette réalité ?
Il est difficile pour les historiens de l’expliquer, mais dans bien des cas, on peut le lier à une forme d’éthique masculine du suicide dans les classes supérieures. En cela, on peut citer des affaires survenues dans le monde politique, comme celle du député UMP de Moselle Jean-Marie Demange, qui s’est suicidé après avoir tué son ex-compagne, en novembre 2008. Certains chercheurs ont aussi pointé une justice de classe : on a, par le passé, plus aisément poursuivi des hommes n’ayant pas les moyens de se défendre. Ce sont des facteurs valables pour le XIXe siècle, mais si l’on observe les crimes commis aux XXe et XXIe siècles, c’est de moins en moins vrai.
Que sait-on des violences commises chez les CSP + ?
Les violences commises sur des femmes très diplômées font l’objet d’assez peu d’études. Toutefois, en mars 2016, une enquête menée par l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales a mis en avant qu’elles sont particulièrement victimes de violences en général, notamment conjugales. Et ce d’autant plus quand leur conjoint est moins diplômé qu’elle. Quand elles sont dans une situation qui peut être perçue comme dominante, d’un point de vue économique ou culturel, cela peut constituer une menace pour des hommes, qui considèrent que cela compromet leur volonté de dominer leur conjointe.
Il faut aussi rappeler un autre cas de féminicide survenu dans une université : le meurtre, en 1980, d’Hélène Rytmann, sociologue et conjointe du philosophe Louis Althusser, qui vivait avec lui à l’Ecole normale supérieure. C’est dans cet appartement de l’ENS d’Ulm qu’il l’a tuée par strangulation. Il a fallu du temps pour que des chercheurs analysent les mécanismes à l’œuvre dans ce crime, comme l’a fait Francis Dupuis-Déri dans un article intitulé «La banalité du mâle». Il commence par nommer la victime, ce qui auparavant n’était pas toujours le cas. Et ce n’est que très récemment, en 2023, qu’une mobilisation a émergé pour renommer une salle de l’ENS en hommage à cette sociologue, en rappelant sa profession, qu’elle était résistante, et qu’elle a été victime d’un féminicide. Son conjoint, très cité, proche de Michel Foucault, n’a pas été condamné parce que considéré comme inapte à être jugé. Une ordonnance de non-lieu a été rendue après des expertises évoquant un état de démence au moment des faits, en vertu de l’article 64 du code pénal.
Comment analysez-vous cette issue ?
A l’époque, Louis Althusser a été très défendu par ses proches, qui étaient pour beaucoup des universitaires. Dans les affaires de violences sexuelles par exemple, on retrouve encore parfois cette logique de corps.
Quels sont les points communs entre tous ces meurtres ?
Les féminicides sont des actes perpétrés en raison du sexe de la victime, et du patriarcat, soit les faits qui amènent les hommes à exploiter sexuellement et affectivement les femmes. Lorsque l’on a affaire à des femmes plus diplômées, on peut parfois avoir tendance à considérer qu’elles sont capables d’analyser ces violences et de s’en défaire, et qu’en conséquence, elles ne peuvent pas en être victimes. Or, toutes les femmes peuvent être victimes de violences, et toutes peuvent être victimes de féminicide, quel que soit leur milieu.
Est-ce que tous les hommes peuvent potentiellement être auteurs ?
Oui, complètement, même ceux qui semblent les plus alliés de la cause féministe. Les hommes qui tuent peuvent aussi porter des costumes trois-pièces, même si on a tendance à l’oublier. Il est un point commun fréquent, que l’on retrouve à la fois chez Hélène Rytmann et a priori chez Cécile Hussherr-Poisson : toutes les deux voulaient quitter leur conjoint. Le crime a pour déclencheur une forte volonté des victimes de se séparer d’hommes dont elles considèrent qu’ils ne leur permettent pas de mener leur vie telle qu’elles souhaitent la mener.
C’est ce que pointent les études du ministère de l’Intérieur : la dispute et la volonté de séparation sont les principaux déclencheurs du passage à l’acte…
On a tendance à souvent penser ce crime comme un crime d’appropriation. C’est parfois le cas. Mais ce qu’on observe aussi d’un point de vue historique, c’est que c’est très souvent un crime qui vient sanctionner une tentative d’émancipation des femmes, en les soumettant à une forme d’ordre patriarcal qui les ramène à leur condition de femme vulnérabilisée.
Comment a évolué le regard que la société porte sur ces crimes ?
Même si les différentes vagues #MeToo ont conduit à des dénonciations à l’intérieur de sphères au sein desquelles les gens sont très diplômés, on a encore tendance aujourd’hui à tenter de cantonner les violences conjugales aux classes populaires.
Comme une volonté de croire que «des monstres» ne peuvent pas être parmi nous tous ?
Je suis assez d’accord. Quand j’ai commencé ma thèse, en 2017, le mot «féminicide» était très timidement employé dans l’Hexagone. Mon idée était de montrer qu’il y a aussi des féminicides en France, qu’ils ne sont pas uniquement cantonnés à l’Amérique latine. A l’époque, des associations comme Osez le féminisme ! ont dû batailler pour faire entendre que cela n’arrive pas qu’au Brésil ou au Mexique, mais aussi sur le continent européen, en France, et dans toutes les classes sociales. Je crois que sur ce dernier point, on est encore en train de cheminer. Entre-temps, il faut souligner l’impact de #MeToo, du travail de collectifs de bénévoles et de colleuses dans la diffusion du terme à grande échelle.
Comment se positionne le droit face à cette question ?
Pour l’heure, on fait appel aux catégories classiques du droit : principalement le meurtre ou l’assassinat. En 2019, un groupe parlementaire a réfléchi à la nécessité éventuelle de créer une qualification spécifique au féminicide dans le code pénal, et y a répondu par la négative. Ils ont estimé qu’introduire une différence sexo-spécifique pourrait compromettre l’universalisme du droit. Il y a débat sur ce point : certains chercheurs ont rétorqué qu’il existe déjà des catégories sexo-spécifiques, notamment dans le cas de grossesses… A terme, on y viendra sans doute. La Belgique est en train de légiférer à ce sujet, comme l’ont aussi fait d’autres pays comme l’Espagne ou l’Italie.
(1) «Le féminicide : enjeux socio-historiques d’une catégorisation juridique dans l’espace francophone, de la Révolution française à nos jours»
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