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mardi 21 mars 2023

Reportage Fin de vie : aux Diaconesses, toute une vie dans une biographie

par Lucie Beaugé  publié le 19 mars 2023

Dans cette unité parisienne de soins palliatifs, les patients peuvent faire écrire leur histoire à une biographe. Une façon de laisser une trace de leurs parcours de vies, de leurs expériences, désillusions ou passions, mais aussi de participer à un projet aux effets thérapeutiques concrets.

Une boîte de mouchoirs, des gâteaux secs emballés dans du plastique et un bouquet aux couleurs pastel trônent sur la table. La plupart des fleurs qui le composent (œillets, anémones…) sont, comme dirait un bon jardinier, vivaces : des plantes pouvant vivre plusieurs années, résistant aux rigueurs du gel de l’hiver et à la sécheresse des étés caniculaires. Assise sur une chaise, Françoise (1), 74 ans, a le regard posé sur ce bouquet. Son mari est mort fin novembre d’un cancer. Ce mercredi de janvier, c’est la première fois qu’elle revient à l’hôpital parisien des Diaconesses (XIIe arrondissement). «J’ai un peu peur de ce qu’il a écrit avant de partir», murmure-t-elle. Sophie Bobbé, biographe hospitalière, entre dans la pièce.

Dans cette unité de soins palliatifs, elle écrit les mémoires de celles et ceux qui souhaitent se raconter avant de mourir. La plupart du temps, ces hommes et ces femmes veulent laisser une trace de leurs rencontres, échecs, passions, désillusions et accomplissements. Ils transmettent dans ce cas un livre à leurs proches. Sophie Bobbé tend à Françoise deux exemplaires à la couverture rigide vert kaki.«C’est une chose d’accepter ce cadeau, c’en est une autre de se plonger dedans. Mais ce livre vous est adressé», la rassure-t-elle en lui prenant les mains. Son mari, «personnage secret», n’était au début «pas franchement emballé» par la proposition, se souvient Françoise. Et puis, une fois convaincu que sa condition de malade ne devait pas l’enfermer dans la paralysie, se retourner sur sa vie lui a permis, selon son épouse, «d’oublier ce pour quoi il était là».

En France, la biographie hospitalière est née en septembre 2007 dans le service onco-hématologie de l’hôpital Louis-Pasteur de Chartres, à l’initiative de Valéria Milewski. Son association Passeur de mots et d’histoires a permis de former, depuis 2010, une vingtaine de biographes hospitaliers, qui avaient déjà écrit au moins deux biographies et été soignant ou bénévole auprès de personnes en situation palliative. Tous rémunérés, ils œuvrent aujourd’hui dans 50 services (palliatifs, d’oncologie, mais aussi en Ehpad et à domicile) à travers la France, transposant sur papier le récit de ces patients en quête de sens.

«Leur donner la possibilité d’un dernier projet»

Aux Diaconesses depuis presque deux ans, Sophie Bobbé a porté la plume pour une trentaine d’entre eux, donnant naissance à des ouvrages d’une dizaine de pages en moyenne. L’initiative leur a été proposée en douceur. Par le médecin d’abord, puis par les soignants, avant que la biographe ne se présente à eux en chambre. Le nombre de séances, tout comme leur durée, varient selon les envies et la possibilité du patient à tenir son engagement. «Je viens parfois plus de deux jours par semaine à l’hôpital car, pour les personnes les plus fragiles, je ne sais jamais si je vais les retrouver la fois d’après», explique la biographe. Si la personne est décédée avant la fin du récit, une mention l’indique à la fin du livre.

En salle de pause, son collègue David en est persuadé : la biographie a un «rôle cathartique». «On offre quelque chose aux patients dont ils n’avaient pas forcément idée avant», ajoute l’infirmier en touillant son café. Pour Sophie Bobbé, il ne s’agit «ni d’un testament ni d’une confession», encore moins d’un «entretien clinique», mais plutôt d’un «soin non médicamenteux»«Ces patients se rendent compte qu’ils n’ont pas rien fait de leur vie. Il ne s’agit pas de les inciter à se battre à tout prix, mais de leur donner la possibilité d’un dernier projet, qui continue à les inscrire pleinement dans la vie», résume celle qui est aussi anthropologue. Pour nombre de ces malades, la biographie participe à atténuer les angoisses et parfois même les douleurs physiques, lorsque celles-ci vont de pair avec l’anxiété.

Une rencontre inattendue

En position allongée surélevée, Anne-Béatrice nous accueille dans sa chambre en compagnie de Gilbert qui partage sa vie depuis vingt-trois ans. La lumière jaune et artificielle de l’hôpital vient éclairer ses cheveux blancs coiffés en carré long. Pour ce travail de biographie, la sexagénaire a choisi de se concentrer sur une rencontre inattendue qu’elle a eu «le bonheur de faire» il y a huit ans, avec un moine venu du Sénégal. Ensemble, ils partagent l’amour pour la religion et le chant. «C’était une expérience unique. Une grande asperge, avec une petite bonne femme», décrit la patiente. Ils se sont par la suite beaucoup écrit, avant de se retrouver quelques fois à Paris. Fait inédit, cette histoire ne donnera pas lieu à un livre, mais deux pages dactylographiées qui seront lues durant ses obsèques. «Ça fait six mois qu’elle prépare son enterrement», contextualise Gilbert.

Pour Anne-Béatrice, la biographie «entrait dans ce cycle» de préparation. Dans un élan de tendresse à son égard, son compagnon tient à faire savoir : «Tout le monde l’appelle la dame au chapeau !» Il montre une photo prise l’année dernière, époque où elle était encore blonde. «La capeline, c’est ce qui allait le mieux à mon visage», glisse-t-elle. Atteinte d’un cancer métastatique et d’une sclérose en plaques, Anne-Béatrice est décédée quelques jours après notre visite.

«Il faut rester fidèle à la personne»

Dans l’écoute autant que dans la mise en forme, le métier de Sophie Bobbé est exigeant. Pour se mettre dans les chaussons des autres, la biographe tient compte «des tics de langage et du vocabulaire» de celle ou celui qui se raconte. «Il ne s’agit pas de faire du Flaubert, il faut rester fidèle à la personne, comme si c’était elle qui écrivait», explique-t-elle. Mais est-il possible de tout dire, au risque de blesser ses proches ? «Ceux qui sont dans la transmission du livre ne sont pas là pour régler des comptes», répond Sophie Bobbé. Une fois, une dame lui a dit sans détour : «C’est bien simple, mon fils est un con.»Mais, quelques jours plus tard, elle interrompt sa biographe et lui propose une périphrase qu’elle considère moins crue. Il en sera de même les six séances suivantes, la patiente suggérant une nouvelle formulation à chaque lecture des passages rédigés. Jusqu’à arriver à celle-ci : «Avec mon fils, cela n’a pas toujours été facile.»

Comme la quasi-totalité des biographes formés par l’association, Sophie Bobbé n’est pas salariée de l’hôpital, mais indépendante. Son poste est financé, durant deux ans, pour moitié par l’hôpital et pour l’autre par Helebor, anciennement appelé Fonds pour les soins palliatifs. Passé ce délai, les Diaconesses devront trouver les financements nécessaires pour assurer le maintien de l’activité. «La biographie n’est pas encore considérée comme un soin de support»,regrette la biographe. Pour prouver les bienfaits de cette thérapie, elle souhaite donc profiter de sa formation et de sa casquette de chercheure associée au Laboratoire d’anthropologie politique (EHESS-CNRS) pour «réaliser une recherche scientifique sur le sujet». Mais pour la cheffe de l’unité de soins palliatifs, Laure Copel, nul ne doute que la biographe sera prolongée tant les bénéfices de son travail sont larges. «Quand les patients décèdent, on est également tristes de quitter les familles. La biographie et la remise du livre permettent un pont qui fait beaucoup de bien aux soignants», souligne l’oncologue.

«Sortir de sa condition de malade»

Bien qu’il ne soit pas destiné qu’aux personnes en fin de vie, mais plus globalement à celles atteintes de maladies graves, le travail en soins palliatifs signifie, pour Laure Copel, «accepter qu’on n’ait pas beaucoup d’emprise sur la durée» de l’existence. «Le malade est là, on ne peut pas le guérir, mais on améliore sa qualité de vie», explicite la cheffe de service. Alors que la convention citoyenne sur la fin de vie termine ses travaux le 19 mars, Laure Copel estime que «le prérequis de cette réflexion devrait déjà être de permettre l’accès aux soins palliatifs à tous». En France, 26 départements ne disposent toujours d’aucune structure dédiée. Selon la médecin, les débats sur l’aide active à mourir doivent également questionner la façon dont peut être reçue une telle proposition par un patient en situation de fragilité. «Si on lui dit qu’il entre dans une phase où il a le droit de mourir, ne risque-t-il pas de se demander s’il a le droit de rester en vie ? Est-ce que ce questionnement ne risque pas d’être extrêmement douloureux ?» s’interroge Laure Copel. Mais, elle l’admet, «dans certaines situations, la loi Claeys-Leonetti [qui a clarifié l’usage de la sédation profonde et continue, ndlr] ne correspond pas à ce que veulent certains patients actuellement». Des demandes d’euthanasie ou de suicide assisté, Laure Copel en a «régulièrement», même si dans «plus de 90 % des cas, cette évocation ne dure pas longtemps».

Décédée en mars dernier, la mère de Célia a longtemps été «prostrée sur sa souffrance». Des mois qu’elle ne voulait voir personne, avant que Sophie Bobbé n’entre dans sa chambre. La biographie lui aura permis de «sortir de sa condition de malade». Le livre posé sur les genoux, Célia triture son index avec l’autre main. «C’est un peu dur, surtout quand je vois le titre», souffle la quinquagénaire. Sa mère, née en 1934, était une taiseuse, du genre à ne pas s’étaler sur les sentiments. Elle lui a finalement laissé ce livre, avec, en première page, cette inscription : «L’amour que je leur ai donné, mes enfants me l’ont bien rendu.»

(1) Le prénom a été modifié.


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