par Clémence Mary publié le 17 mars 2023
par Clémence Mary
Fin décembre et début janvier, les suicides respectifs d’Ambre, 11 ans, puis de Lucas, 13 ans, tous deux victimes de harcèlement scolaire ou homophobe, ont remis en lumière l’impuissance publique à endiguer ce fléau. Si les passages à l’acte sont rares, entre 800 000 et 1 million d’enfants seraient victimes chaque année de harcèlement scolaire, selon un rapport du Sénat rendu en 2021. Pour sa thèse, publiée sous le titre A l’école des mauvaises réputations (PUF, 2023), Margot Déage, sociologue à l’université Jean-Jaurès de Toulouse, s’est plongée dans les relations entre collégiens au fil d’une enquête de terrain dans quatre établissements de Paris et d’Ile-de-France. Le collège correspond à un moment de la vie marqué par un grand conformisme et un contrôle social extrême, explique-t-elle. Dans l’entre-soi de l’établissement, les adolescents se jugent entre eux : «Donner son avis en permanence sur les autres alimente les conversations.»
Dans son enquête, la sociologue montre l’existence d’un continuum de violences en ligne et à l’école, face auquel tous les jeunes ne sont pas égaux : si les filles sont plus sujettes aux agressions sexuelles et en ligne, les atteintes physiques ou verbales touchent davantage de garçons. Elle éclaire les logiques de classe, sexiste, raciste ou homophobe, amplifiées par les réseaux sociaux qui favorisent la «mauvaise réputation» à cet âge décisif de la construction sociale de l’identité. Une meilleure écoute par l’institution contribuerait, plaide la chercheuse, à une prise de conscience de la part de ces jeunes.
Le ministre de l’Education, Pap Ndiaye, a annoncé vouloir renforcer la lutte contre le harcèlement. Quel regard portez-vous sur ces déclarations ?
Depuis 2010, tous les gouvernements successifs se sont emparés de ce sujet au fil de faits divers très médiatisés. Chaque année, trente à quarante enfants de moins de 15 ans se suicident, c’est la troisième cause de décès des 1-24 ans après les maladies et les accidents [selon les données de l’Inserm-CépiDc pour l’année 2017, ndlr]. Mais ces actes sont des phénomènes très complexes et seuls quelques-uns sont précipités par du harcèlement. Beaucoup d’annonces restent symboliques, malgré l’efficacité des partenariats de l’association e-Enfance avec les réseaux sociaux. Mais cette action ne peut compenser le manque de personnel disponible pour accompagner les enfants dans leur vie sociale, au-delà de leur scolarité.
«Quand l’Etat n’agit pas, les jeunes règlent leurs comptes entre eux», écrivez-vous. Pourquoi a-t-on tant de mal à s’emparer du problème ?
Derrière l’expression fourre-tout de «harcèlement scolaire» se cachent des problèmes divers. Les cyber-agressions, le sexisme ou les violences sexuelles ne sont pas pris en compte dans les chiffres officiels qui incluent les coups, les bousculades et les violences relationnelles. Le taux de 5,6 % de collégiens victimes de harcèlement sévère, selon la dernière enquête nationale [2017], est largement sous-évalué. Comme on n’utilise pas les bons mots, on appréhende mal les problèmes. Quand, en pleine récréation, des garçons font une haie d’honneur pour toucher les filles qui passent, au vu de tous, pourquoi parler de harcèlement ? J’y vois des agressions sexuelles. Lorsqu’une élève raconte qu’on a versé un bidon d’essence sur elle et qu’on l’a menacée avec un briquet, cela relève de la tentative d’homicide. Combien de violences allons-nous inclure derrière cet étendard ? Puisque cela se joue entre enfants, on pense que c’est à l’école de régler le problème. Or il existe des qualifications pénales et judiciaires pour ces actes.
Pourquoi ce phénomène se cristallise-t-il au collège, alors que 94 % des élèves affirment s’y sentir bien ?
Cet âge correspond à un moment de la vie très conformiste. Les adolescents n’ont pas de statut au-delà de leur quotidien scolaire, pas de métier ou de niveau de diplôme, ils ne sont pas mariés et n’ont pas d’enfant. Ils se jugent entre eux sur ce qu’ils font, comment ils s’habillent, ce qu’ils disent. La réputation définit l’identité et la valeur d’une personne. On cherche à devenir soi en s’émancipant de ce que dictent les parents via une culture juvénile en opposition avec celle des adultes. Le collège est un lieu d’entre-soi et de coprésence forte, on donne son avis en permanence sur les autres. Dès qu’on dépasse de la norme, un contrôle social violent s’exerce, dont le harcèlement est une forme ultime.
Par quels mécanismes se construit la réputation au collège ?
L’objectif de la majorité des ados est de ne pas se faire remarquer, car une réputation au collège est souvent mauvaise. Elle peut se construire dans l’inconscient collectif à travers des rires, des surnoms, des jeux ; ou de manière stratégique, par de la divulgation ou de la diffamation. Déçus en amitié ou en amour, certains jeunes décident de «faire une réputation» à d’autres, en sortant un ou plusieurs «dossiers» pour se venger. Les boucs émissaires garantissent la valeur morale du reste du groupe en faisant office de paratonnerre, derrière lequel les autres peuvent continuer à mener discrètement leur vie et faire l’expérience de transgressions «moins graves» à leurs yeux.
Pourquoi la frontière entre rire et moquerie est-elle aussi floue ?
Pour que le rire prenne, il faut que le groupe soit insensible à l’élève qui subit l’hilarité. Cette insensibilité est forte au collège, où l’empathie n’est pas la bienvenue. La dérision prime, tout comme le désir d’afficher qu’on est là pour s’amuser. Celui qui ne va pas dans ce sens sera mis à l’écart. En public, les élèves affirment qu’ils vont bien mais quand on discute seul à seul, beaucoup confient ne pas pouvoir être eux-mêmes ni exprimer certaines émotions comme la tristesse. L’élève peut à la fois trouver qu’une mauvaise réputation est méritée, se montrer agressif devant le groupe, et en aparté regretter ses actes et avouer qu’il joue un rôle par peur d’être rejeté. Le suivi individualisé peut être un levier pour les personnels de l’éducation.
Les mécanismes de la réputation sont-ils les mêmes selon que l’on soit une fille ou un garçon ?
Pour résumer, on apprend à être sexiste au collège. Pour les garçons, la mauvaise réputation s’acquiert par la transgression des normes et la réalisation d’actes déviants qui permettent de se faire respecter. Celui qui n’a pas peur des profs bénéficie d’une aura particulière. Ceux-là seront punis plus sévèrement par l’institution, ce qui contribue à les valoriser aux yeux des autres. Certains élèves de classes défavorisées, qui ne se sentent pas à la hauteur sur le plan scolaire, et d’autres élèves solidaires, vont retourner la violence symbolique et le mépris de classe que leur font ressentir les «intellos», souvent issus de classes supérieures, qui sont perçus comme proches de l’autorité, prêts à collaborer avec elle, contre eux.
C’est l’inverse pour les filles : on attend d’elles qu’elles soient conformes, vertueuses, discrètes, qu’elles se tiennent loin des garçons. Elles vivent sous la menace permanente d’avoir une réputation de «pute». Une ado transgressive sera exposée aux moqueries, aux agressions et au rejet, alors qu’on n’osera rien dire à un garçon qui a mauvaise réputation. Au moment de la puberté, les formes des filles apparaissent, ce qui les rend suspectes dès qu’elles s’adressent aux garçons. A cette période de la vie, la puberté, la découverte de son identité de genre ou de son orientation sexuelle a quelque chose de très brutal. Un contrôle vestimentaire se met en place, parfois renforcé par l’institution ou la pratique de la religion. Ce deux poids deux mesures sexiste touche aussi les garçons dits «efféminés», dociles, tant qu’ils n’ont pas trouvé un moyen de «se faire respecter».
Quels autres facteurs favorisent le rejet ?
Les origines ethniques renforcent ce risque. Durant mon enquête, le stigmate de la «beurette» était très fort. Si vous correspondez à ces critères raciaux ou qu’on vous assigne arbitrairement à eux, vous serez suspecte. Si une jeune fille se rend dans une chicha, associée dans l’imaginaire au Moyen-Orient et au monde transgressif de la drogue, elle sera assignée à cette figure négative ou à celle de «niafou», l’équivalent pour l’Afrique de l’Ouest. Les «chèvres émissaires», qui portent la pire réputation, sont le plus souvent d’origine sociale très défavorisée. Leur isolement peut les conduire à se tourner vers d’autres cercles, les entraînant parfois vers la délinquance ou la prostitution.
Quelle place occupent les réseaux sociaux dans cette sociabilité ?
Ils amplifient ce qui se joue dans l’enceinte scolaire. Le contrôle social au collège a tendance à freiner les relations interpersonnelles, qui se replient et se libèrent sur les réseaux sociaux. Dans cet écosystème qui permet d’échapper au contrôle des adultes, Snapchat répond à un usage conversationnel, via une messagerie éphémère plutôt fermée. Mais cette confidentialité est facilement contournée : les jeunes savent capturer les contenus, comme des «nudes» [photos de nu, ndlr] ou des conversations intimes.
A-t-on trop tendance à penser séparément les agressions réelles et en ligne ?
Oui. Ce qui se passe en ligne est réel. Les deux relèvent d’une même violence de proximité, les amis en ligne étant globalement les mêmes que ceux du collège. Mais les valeurs ont parfois tendance à s’inverser. Ce qui attire l’attention en ligne est souvent tabou et suspect hors ligne, les contenus sexualisés par exemple. Les stratégies de «triche» pour accroître les «j’aime» et les followers sont mal vues, car l’exigence d’authenticité est très importante. «Hypocrite» est l’une des insultes ultimes. La manipulation, le fait de faire semblant, s’oppose à l’amitié fidèle. En banlieue, les jeunes utilisaient l’expression «cyber» pour disqualifier et dénoncer ceux qui trichent pour accroître leur e-réputation en «s’inventant une vie».
Comment les adolescents gèrent-ils les risques de cette vie numérique ?
Cette économie de l’attention donne une valeur marchande à la réputation par le biais d’outils comptables. Mais «liker» un commentaire haineux engage peu et l’effet d’engrenage favorise le harcèlement en meute. Même si l’écran favorise la désinhibition, les ados restent pudiques et méfiants : ceux qui partagent en public, font des live ou des stories sont une petite minorité, autour de 15 %, et sur Instagram, les publications sont vite archivées. Les collégiens préfèrent les échanges privés, mais cela rend plus difficile la chasse au cyberharcèlement. Donner son mot de passe est une preuve d’amour ou d’amitié, mais c’est aussi se rendre vulnérable aux usurpations d’identité.
La loi instaurant une majorité numérique à partir de 15 ans, adoptée par l’Assemblée le 2 mars, peut-elle faire bouger les choses ?
La diffusion de messages de prévention sur les réseaux, l’élargissement de la liste des contenus qui peuvent être signalés pourront aider à pacifier les conversations en ligne. Mais la vérification de l’âge et l’obtention de l’accord d’un responsable légal posent un défi technique et éthique. Elle implique de sortir du pseudonymat et de s’identifier en se connectant potentiellement à l’interface officielle France Connect. Quelles informations devront être stockées par les plateformes à cette fin ? Qu’en retirera l’État sur nos vies numériques ? Vouloir encadrer les adolescents est paradoxal, car leurs compétences techniques et leur connaissance des risques sont souvent supérieures à celles des adultes. Et cette mesure est une manière de reporter la responsabilité des réseaux sociaux sur les parents. Les adolescents ne tarderont sans doute pas à trouver des moyens de contourner la réglementation, en utilisant des VPN par exemple. Etant moins autorisés à sortir que ne l’étaient leurs parents, ils ont besoin de cet espace, pour créer des liens de manière autonome.
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