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jeudi 23 mars 2023

Quand la signalétique des toilettes fait la chasse aux préjugés

Par    Publié le 22 mars 2023

Fini, les pictogrammes genrés, souvent simplistes sinon sexistes, sur les portes des W.-C. ? Lentement, une révolution design est en cours dans les petits coins. Décryptage d’un toilettage. 

Panneau non genré affiché dans les toilettes publiques du 21c Museum Hotel de Durham, aux Etats-Unis, en mai 2016.

Elles n’ont plus de couettes. Ni de jupettes. Côté filles, les pictogrammes des toilettes publiques vivent une lente révolution silencieuse. Depuis plusieurs mois, les designers graphistes s’attellent à gommer les différences entre les sexes pour plus d’égalité, au point que certaines personnes s’y perdent. Est-ce ici les toilettes des dames ou des messieurs ?

Néanmoins, faire le ménage dans les pictogrammes s’imposait. Madame en rose, monsieur en bleu. Pour lui ? Un espace spécifique et, souvent, le choix entre cabines et urinoirs. Pour elle ? Un espace partagé avec le bébé à langer et toutes les personnes à mobilité réduite (PMR). Photographier les portes de toilettes à travers le monde revient à collectionner une série de clichés plus ou moins sexistes, comme en témoignent les images qui circulent sur Internet.

Pénis contre vulve. Epaules larges et jambes écartées contre taille fine et robe tulipe. Glorieux Manneken-Pis, d’un côté, et dame assise brandissant un rouleau de papier toilette, de l’autre. S’appuyant sur les différences biologiques, l’imagination – et les préjugés – est au pouvoir. Jusqu’à « la répartition des tâches dans une société patriarcale », notait déjà fin 2013 dans son blog du Monde le journaliste Olivier Razemon, s’étonnant qu’à l’aéroport d’Orly la signalétique des toilettes prévoie un endroit pour que les mamans (reconnaissables à leur jupe) changent le nourrisson, mais rien pour les pères dans la même situation. Quelques années plus tard, on a changé les enseignes discriminantes, pour ne reprendre que le dessin d’un poupon avec, le plus souvent pour le langer, un espace à part, dit « neutre ».

« Les couleurs ? Elles sont aussi signifiantes. Il faut arrêter d’associer les teintes chaudes (émotion, passion) aux femmes et les froides (efficacité, réflexion) aux hommes », souligne Didier Saco, à la tête de l’agence parisienne de design et de communication qui porte son nom. Il prône un vert amande ou de l’orange, pour sortir des codes conventionnels. Fini aussi « le petit coin dans les endroits reculés des grands magasins ou au fond de la cour de récréation ».

Femme en pantalon et cheveux à la Louise Brooks

Il propose de déplacer les W.-C. au cœur des espaces publics « de façon qu’il y ait de l’accessibilité, un sentiment de confort et d’harmonie, et non de honte. C’est avant tout un lieu d’hygiène – d’autant plus après la pandémie de Covid-19 – qui doit être vécu comme tel dès le plus jeune âge. Mes étudiants, qui ont planché sur ce thème, proposent de mettre des sanitaires à l’entrée de l’école et de la cantine pour apprendre à se laver les mains, avant de rentrer en classe ou d’aller manger. Ils ont dessiné aussi des toilettes mixtes, car la non-ségrégation entre les sexes doit s’inculquer dès l’enfance », martèle cet expert du design de service, enseignant à L’Institut supérieur des arts appliqués, à Paris.

Femme en pantalon et cheveux à la Louise Brooks debout ou bien dans un fauteuil roulant : Adeline Richez, responsable design et associée chez Atipy (consultants en accessibilité), a pris aussi le contrepied des clichés pour les sanitaires du stade Pierre-de-Coubertin en rénovation, dans le 16e arrondissement, à Paris. Dans ce vaste lieu qui accueillera les Jeux paralympiques de 2024, il n’y aura plus deux toilettes, mais quatre ! L’une pour elle, la deuxième pour lui, la troisième accessible aux PMR homme ou femme et la quatrième ouverte aux non-genrés, ceux « qui ne se sentent à l’aise dans aucune des autres catégories ». Elle se repère par le dessin d’une simple cuvette.

En haut : panel de pictogrammes représentant le service des toilettes publiques à travers le monde. En bas, de gauche à droite : évolution du pictogramme du service de table à langer réalisée par l’AREP en concertation avec SNCF Gares & Connexions.

La représentation graphique des lieux d’aisances s’est figée en Europe dès les prémices des pictogrammes, dans les années 1950. « En tant que femme, on a grandi au milieu de ces représentations schématiques et on ne s’est pas interrogées », analyse Adeline Richez. « Les mouvements pour l’égalité homme-femme, #metoo ou non-binaire font bouger les lignes. Mais cela va prendre un peu de temps pour rentrer dans les mœurs », ajoute la designer, qui s’est vu refuser l’idée de toilettes non genrées dans certains lieux d’art, qui estimaient que leur public n’était pas ouvert à ces questions.

Pour Lauryn Roch, étudiante de l’école Estienne de Paris, il faut aller encore plus loin. Pour son diplôme national des métiers d’art et du design en 2023, elle soulève la question de la représentation graphique des personnes d’origine ethnique et culturelle autres que le modèle « blanc ». Quid des cheveux crépus, des femmes voilées ? « D’autres sont absents, comme les gens en surpoids », souligne Adeline Richez.

« Parce qu’ils doivent être compréhensibles du premier coup d’œil et universelsles pictogrammes évoluent lentement et même moins vite que les mentalités, tempère Marion Maurice, responsable du studio graphisme-signalétique d’AREP Design à Paris. Nous avons tenté de remplacer la signalétique des “objets trouvés” (un gant et un parapluie) par des accessoires contemporains tels que le téléphone portable ou des écouteurs, mais les tests de reconnaissance universelle n’ont pas été concluants. On a gardé le pictogramme “à l’ancienne”. De même pour le téléphone public, ou d’appel d’urgence, qui met toujours en scène un vieux combiné. »

« On oublie forcément quelqu’un »

A l’occasion des Jeux olympiques de Tokyo de 1964, les Japonais avaient inventé les premiers pictogrammes modernes – des symboles graphiques efficaces et non plus figuratifs – visant à un langage visuel universel : il s’agissait de rendre intelligibles par des images les disciplines sportives, mais aussi les services proposés à tous ceux, athlètes ou touristes, qui ne parlaient pas leur langue. Lors des JO de Tokyo de 2021, de nouvelles toilettes, conçues comme des « lieux alternatifs d’art » et signées de quatorze grands noms de l’architecture et du design, tels Tadao Ando, Kengo Kuma, Shigeru Ban et (seul Occidental) Marc Newson, ont vu le jour.

A cette occasion, leurs pictogrammes ont subi un lifting : abandon des couleurs traditionnelles servant à distinguer les sexes au Japon (rouge pour les femmes et bleu pour les hommes) et personnages encore moins stéréotypés, tels ceux dessinés par le studio de Marc Newson. A Paris, en vue des Jeux olympiques de 2024, plus de 430 sanisettes gratuites JCDecaux vont être remplacées. La solution retenue est celle de la traditionnelle cabine unisexe, additionnée au dos d’un urinoir pour messieurs (afin de doubler le nombre d’usagers en simultané), avec une attention portée sur l’écologie et une consommation d’eau réduite de près des deux tiers. Sinon, pas de grande révolution dans les usages.

Toilettes Urasando conçues par Marc Newson, dans le cadre du projet collaboratif The Tokyo Toilet, en vue des Jeux olympiques de Tokyo en 2021.

Pour séduire les touristes, on a joué sur le patrimoine et le folklore plutôt que sur l’égalité des genres. En témoigne la remise en route fin février du Lavatory de la Madeleine, ouvert en 1905 sous la place, qui promet en plus d’une pause pipi un voyage dans l’Art nouveau avec acajou verni, vitraux, céramiques et autres mosaïques dans un lieu classé monument historique (géré par la chaîne néerlandaise 2theloo, prix d’entrée 2 euros).

Pour les pictogrammes des toilettes, le défi est immense. « Que, dans une société patriarcale comme la nôtre, le genre ne soit plus un élément prioritaire de classifications va prendre beaucoup de temps, relève Isabelle Le Saux, directrice design de SNCF Voyageurs. On y arrivera progressivement, à condition de changer peu à peu les pratiques, et cela commence doucement par une plus grande accessibilité pour tous. »

Les panneaux de signalisation féminisés de la ville de Genève, en 2020.

Les freins sont encore nombreux, à en croire le tollé provoqué en Suisse par la féminisation de la moitié des panneaux pour passages piétons. A Genève, en 2020, quelque 250 piétons sont donc devenus des piétonnes – enceinte, âgée, en couple de lesbiennes, avec coiffure afro, avec ou sans talons, etc., ce qui a fait couler beaucoup d’encre. « Plus on veut rendre compte de la diversité de la société, plus c’est compliqué parce qu’on oublie forcément quelqu’un, souligne Valentine Fiat, qui a obtenu son diplôme à l’école Estienne en 2022, avec un travail de recherches sur la nécessité de faire évoluer les représentations pictographiques au XXIe siècle. Par exemple, la femme grosse qu’ils ont figurée sur les panneaux, ce qui est déjà inédit, n’est pas si enrobée que cela et personne n’est chauve !  »

Mais, même si ces nouveaux pictogrammes sont loin d’être parfaits, « représenter les femmes dans l’espace public où elles sont invisibles sur toute la signalétique – en dehors des sanitaires où il y a une longue tradition de séparation selon les sexes – est déjà un pas en avant. C’est comme ça que l’on fait évoluer les mentalités », estime la jeune designer.


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