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« Le divan du monde ». Dans cette chronique, la psychanalyste s’appuie sur vos témoignages et questionnements pour décrypter comment l’état du monde percute nos vies intimes.
Il fut un temps où être parent suscitait sans doute moins d’inquiétudes : celui où l’enfant était encore considéré comme un petit être « pas fini », dont on pensait le corps insensible à la douleur, et le psychisme, comme les chagrins, aussi réduits que sa taille.
On pouvait alors, sûr de son bon droit, lui inculquer les bons principes par tous les moyens, y compris les plus violents : c’était « pour son bien » ; et se contenter de répondre à ses « pourquoi ? » angoissés, par des « parce que ! » excédés. Et même lui intimer le silence : il parlerait quand il serait grand.
Et puis, tout a changé : on a découvert la complexité du psychisme de l’enfant et la façon dont il conditionne ce que sera sa vie adulte ; et ouvert de ce fait une nouvelle ère. Celle d’un enfant, personne à part entière, qui pense, ressent et souffre ; et, pour ses parents, celle d’une responsabilité qui accroît encore la difficulté de leur tâche.
Pourquoi est-ce difficile d’être parent ?
L’amour parental est un amour très différent des autres. Quand il n’est pas « parental », l’amour peut en effet s’associer à l’idée, non pas de possession (dont on connaît les ravages) mais de « conservation » : vouloir garder son compagnon, sa compagne, n’a – à condition que l’on respecte son désir et sa liberté – rien d’anormal.
Or, s’agissant de l’enfant, le parent qui l’aime – lorsqu’il l’aime – avec une intensité sans pareille, doit le faire non seulement en sachant que cet enfant va partir un jour, mais encore pour qu’il puisse partir. Et cette dépossession, qui est le prix à payer pour « donner la vie » à cet enfant – une vie dont il puisse se sentir légitimement propriétaire – n’est facile à vivre pour personne.
De plus, éduquer est un travail des plus complexes puisque les parents doivent aider leur enfant à devenir lui-même (et donc à développer toutes ses singularités), tout en l’aidant à rentrer dans le cadre de la loi commune : celui des règles qu’il faut respecter pour pouvoir vivre sans problème dans la société.
Articuler ces deux exigences leur est d’autant plus difficile que rôde toujours, entre leur enfant et eux, le fantôme de celui qu’ils ont été. Comment laisser son enfant s’exprimer quand on a été soi-même contraint au silence ? Comment lui mettre des limites quand on n’en a jamais eu ?
Et à ces difficultés, inhérentes à la condition parentale, s’ajoutent celles qui tiennent à l’époque et à l’état du monde.
De quelle façon l’état du monde pèse-t-il aujourd’hui sur les parents ?
Il accroît à la fois leurs inquiétudes et leurs difficultés éducatives. Il pèse sur eux par sa violence, dont ils voudraient préserver leur enfant (faut-il lui dire qu’une bombe, en Ukraine, est tombée sur une école comme la sienne ?). Par son insécurité, dont le ressenti est aggravé par les discours sécuritaires, par le fait que l’on sait désormais ce que l’on a voulu longtemps ignorer : qu’un enfant peut être une proie sexuelle ; et par la conscience de l’individualisme ambiant. Tout cela majore les craintes que suscite toujours chez eux son autonomie : que peut-il lui arriver, s’il va seul à l’école, et qui lui viendra en aide ?
L’état du monde pèse du fait des difficultés économiques qui obligent les parents à imposer à leur enfant des frustrations dont, même quand elles sont mineures, ils se sentent si coupables qu’elles les privent du sentiment de légitimité qui leur est nécessaire pour l’éduquer.
Mais l’état du monde obscurcit aussi, et de façon parfois très angoissante, leur représentation de l’avenir de leur enfant : compte tenu des changements climatiques, que sera devenu le monde, lorsqu’il sera adulte ? La situation économique lui permettra-t-elle d’assurer son indépendance, d’avoir le métier qu’il souhaite ?
Ces questionnements pèsent sur eux, et l’époque, de plus, ne les aide guère.
Comment l’époque pèse-t-elle sur eux ?
Elle pèse de mille façons, notamment – et paradoxalement – du fait de l’omniprésence de ceux que l’on nomme « les psys ». Dans les années 1990, leur apparition, par le biais des médias, dans la vie publique, a d’abord été une indéniable avancée. Elle a permis à beaucoup de gens de comprendre que leurs difficultés étaient partagées par beaucoup d’autres, et qu’aller voir un « psy » n’était pas réservé aux seuls « fous » ; et à beaucoup de parents, de trouver des repères.
Mais la situation a très vite dérapé.
La « psy », et particulièrement le conseil à propos des enfants, est devenue peu à peu, comme la mode ou la cuisine, une rubrique obligée des magazines. Les discours se sont multipliés qui, indiquant aux parents (et trop souvent sans suffisamment de précautions) de « bonnes – ou supposées telles – façons de faire » ont renforcé chez eux l’idée d’un idéal de la relation parents-enfants qui a amoindri encore la confiance qu’ils avaient en eux-mêmes, et – les conseils étant aussi nombreux que contradictoires – aggravé leur désarroi. Et cela n’a cessé d’empirer.
Alors que l’état du monde et ce qu’il entraînait pour eux faisait naître chez les parents de nouveaux questionnements, de nouvelles difficultés, les « psys » ont continué à développer un discours généraliste et hors du temps qui n’en tenait pas compte. Les parents sont donc restés sans aide, et persuadés de plus, du fait de ce silence, qu’ils étaient seuls à en avoir besoin.
Mais le pire a sans doute été pour eux l’apparition de l’éducation prétendument « bienveillante » qui, transformant jusqu’à l’absurde toute autorité, toute limite, en violence, les a transformés, eux, en maltraitants potentiels, susceptibles de détruire leur enfant. Théorie qui, devenue un marché rentable (puisqu’elle permet de leur vendre des moyens de devenir meilleurs), est aussi destructrice pour eux que pour leurs enfants.
A quoi doit servir l’éducation ?
L’éducation est un outil qui permet aux parents d’aider leur enfant à se construire ; et l’on ne choisit pas un outil en fonction d’une idéologie, mais de la tâche à accomplir.
Quelle est la tâche des parents ? Elle est de permettre à leur enfant de devenir un adulte capable de vivre – et de vivre heureux – dans le monde. Comment sera le monde quand l’enfant sera devenu grand ? On peut, sans être devin, penser qu’il ne sera pas celui des Bisounours, qu’il ne dira pas toujours oui et dira même probablement très souvent non.
L’éducation doit donc préparer l’enfant à ce monde, c’est-à-dire l’aider à devenir suffisamment solide pour s’y faire une place, et affronter ces non sans en être ni bouleversé, ni surtout dévalorisé. Et elle doit, en outre, lui permettre de développer les capacités qui lui seront nécessaires pour s’adapter aux changements éventuels, et savoir trouver du bonheur même dans les moments où il ne pourra pas avoir tout ce dont il avait rêvé.
Comment le préparer à cela ? En lui faisant faire, au jour le jour, dans l’écoute, la tendresse et le respect, l’apprentissage de ce qu’il rencontrera : les limites, les refus, les efforts à faire, pénibles, certes, mais qui mènent aux réussites qui donnent confiance en soi. Ce travail, les parents sont tous capables de le faire. A condition de retrouver, loin des diktats culpabilisants, leur bon sens et leur confiance en eux-mêmes.
Cette chronique est interactive. Pour écrire à Claude Halmos, et lui faire part de vos interrogations, de votre ressenti face à l’état du monde, adressez vos messages à : divandumonde@lemonde.fr
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