par Anastasia Vécrin et Samuel Lagrue publié le 30 septembre 2022
Détourner le regard, faire comme si de rien n’était, faire l’autruche pour se protéger d’une réalité trop difficile à vivre. C’est ce qu’on appelle le «déni», syndrome invisible et largement répandu, notamment avec la pandémie de Covid-19. Mécanisme de protection normal à l’échelle de l’individu, que dire quand le déni s’installe au niveau d’une société ? Une étude de l’OCDE a montré récemment que 14% des Français étaient encore climatosceptiques. Pourquoi l’aveuglement persiste-t-il face au changement climatique ou aux violences sexistes et sexuelles ? Avec son dernier essai le Déni ou la Fabrique de l’aveuglement (Albin Michel, septembre 2022), le psychiatre Serge Tisseron se penche sur ce phénomène qui nous empêche d’agir individuellement et collectivement, et préconise des pistes pour sortir de cette logique d’enfermement, qui amène parfois au complotisme, voire à la reproduction de la violence intrafamiliale.
Sécheresses, incendies, inondations, malgré les drames climatiques de l’été, on continue comme avant. Comment expliquer l’un des plus grands dénis de l’époque : l’immobilisme du plus grand nombre face au dérèglement climatique ?
Cet aveuglement s’explique par l’ampleur du bouleversement que constitue le changement climatique. Depuis des décennies, nous refusons d’affronter une réalité à laquelle il nous semble, au moins provisoirement, impossible de faire face, parce qu’elle est trop différente de ce que nous désirons, parce qu’elle remet en cause notre représentation de nous-mêmes, de nos relations sociales et du monde. Le déni climatique s’enracine dans trois dénis majeurs qui organisent nos existences. Tout d’abord, l’angoisse existentielle du vide et la course effrénée à la consommation, encouragée par notre système économique. Comment faire le choix de la sobriétéquand tout le système économique s’active à nous faire consommer pour calmer nos inquiétudes, et donc à polluer toujours plus ?
Le déni de nos propres limites corporelles, de notre vieillissement et de la mort participe aussi à cet aveuglement. Si on ne peut pas envisager sa propre mort, comment envisager celle de la planète ? Accepter nos propres limites est indispensable pour accepter la mort possible du monde tel qu’on le connaît et changer nos politiques comme nos comportements. Enfin, il y a ce que j’appelle la stratégie du «sac sur la tête» pratiquée par les grands patrons de l’industrie et relayée par des personnalités qui ont fortement intérêt à nous faire croire que nous vivons un épisode normal de l’évolution du monde dans lequel l’activité humaine ne jouerait qu’un rôle marginal. Il a fallu cet été catastrophique pour sentir un premier ébranlement mais cela ne sera pas forcément durable car il est très difficile de regarder ces réalités en face et que certaines entreprises résistent à s’adapter au réchauffement climatique. Il faudra malheureusement probablement d’autres chocs.
Vous soulignez dans votre ouvrage le risque de confondre «erreur de jugement» et «déni», quelle est la différence ?
Les erreurs de jugements résultent souvent de biais cognitifs. Le biais de confirmation qui est la tendance à ne prendre en considération que les informations qui confirment nos croyances, ou le biais de normalité qui consiste à croire que les choses fonctionneront à l’avenir comme par le passé. Le psychologue Daniel Kahneman a montré que ce sont des erreurs d’appréciation que nous faisons lorsque nous nous contentons de penser de façon rapide et intuitive. Cela nous évite de nous engager dans un travail de réflexion et nous permet de rester dans notre «zone de confort».
Les biais relèvent d’une logique du moindre effort et ils peuvent être abandonnés. Ils favorisent les dénis, mais ceux-ci sont différents. Ils sont portés par la force d’un désir et se maintiennent plus durablement. C’est un bras de fer avec la réalité dans lequel ma place dans le monde est en jeu. Il faut que beaucoup de gens me croient pour que je sois conforté dans mon déni. Alors, je me transforme en militant de la vérité que je défends. C’est pour ça qu’ils sont un terreau pour les théories du complot.
Un déni se met en place quand la réalité est insupportable, n’est-ce pas ce qui nous permet rester en vie ?
Oui, le déni aide à répondre à des situations de changement brutal, à continuer de vivre, de se socialiser après un traumatisme. On met à distance les émotions, c’est une forme d’auto-désensibilisation. C’est un bouclier. Cela peut nous aider temporairement, mais le risque est de ne plus être disponible aux nouvelles émotions que la vie nous propose. En plus, notre blessure cachée peut être réveillée sous l’effet d’une nouvelle situation imprévisible : mort d’un animal domestique, épisode d’une série télé…
Un déni fait toujours planer le risque d’un effondrement brutal et inattendu. Dans le cas des traumatismes graves, ceux qui touchent les personnes victimes d’agressions pédophiles, le déni peut s’accompagner de phobies, d’addictions, de problèmes relationnels… Et il empêche de reconnaître ce traumatisme chez d’autres. Des psys ont longtemps été réticents à reconnaître ces traumatismes chez leurs patients parce qu’ils les avaient eux-mêmes vécus, ou leur famille, et qu’ils préféraient l’ignorer.
En cas d’inceste, on sait maintenant que l’entourage participe à l’aveuglement. Est-ce que la famille est un lieu particulièrement propice au déni ?
Les parents sont d’autant plus dans le déni des agressions, sexuelles ou physiques que subissent leurs enfants qu’ils sont dans le déni de celles qu’ils ont eux-mêmes subies. Et encore plus si la société partage ce déni. En même temps, la famille est aussi un lieu où le déni peut être levé. Lorsque vous appartenez à une communauté sur les réseaux, si vous n’êtes pas d’accord, vous êtes rejeté. Si vous êtes en désaccord avec vos enfants ou vos parents, en général, vous continuez à les voir. La famille est à la fois un lieu où les risques de répétition sont considérables quand les victimes sont invitées à se taire, mais aussi un des rares lieux où l’on a la possibilité de parler sans crainte d’être exclu.
Sur la famille, vous dites aussi que les parents ne veulent pas voir les compétences de leurs enfants, pourquoi ?
Il est normal de sous-estimer les compétences de ses enfants, ils changent plus vite que notre capacité à réaliser leurs changements ! Dans les thérapies familiales, je vois souvent des enfants qui s’enferment dans des comportements d’opposition absurdes parce qu’ils souffrent de voir leurs parents minimiser leur évolution. Les parents ne comprennent pas que leurs enfants se responsabilisent rapidement sur beaucoup de sujets grâce à Internet où ils trouvent de quoi faire évoluer leurs représentations du monde : ils se soucient de la planète, ne veulent plus manger de viande, s’éduquent à la sexualité… C’est la logique du déni et du contre-déni. Les parents sont dans le déni de l’évolution de leurs enfants et eux s’enferment dans le déni de tout ce que les parents leur disent, que ce soit un ordre, un conseil ou simplement l’expression d’une inquiétude. Ce qui est clair, c’est qu’on ne leur fait pas assez confiance.
Que préconisez-vous à l’égard de quelqu’un qui est dans le déni ?
Pendant le Covid-19, les gens qui ne croyaient pas au vaccin ou à la pandémie cherchaient des arguments pour justifier leur position, mais il y avait quelque chose de plus profond. Souvent ces personnes avaient l’impression de ne pas être entendues, écoutées, elles se sentaient méprisées et entraient par logique de compensation, dans un déni systématique de ce que leur disaient les politiques et les scientifiques. C’est pourquoi il ne faut pas brutaliser une personne qui refuse la réalité parce qu’elle risque de s’enfermer encore plus dans le déni. Pour elle, il ne s’agit pas de défendre un argument, c’est sa peau, son identité, sa place dans le monde qui est en cause. Donc elle ne peut pas entendre : «Objectivement tu te trompes…». Il faut en tenir compte.
Mais pour autant, il ne faut pas non plus faire comme si on n’était pas conscient du déni, sinon, il risque de s’installer. La démarche du care utilisée par les psychologues peut aider : se soucier de comment une personne a été amené à penser ce qu’elle pense, et puis ce qu’elle craint, ce qui l’inquiète… Autrement dit, il faut prendre le déni comme un message qui nous est adressé et qui a un sens. Et pour cela, prendre le problème latéralement et donner à la personne l’occasion d’exprimer ce qu’elle ressent, sans s’arrêter à la bouillie d’arguments qu’elle peut nous envoyer à la figure. On ne peut pas convaincre quelqu’un qui est dans le déni, mais on peut faire évoluer son avis. L’important est de lui montrer qu’on ne le rejette pas même s’il dit des énormités. Le point de vue d’un être humain est toujours humain.
Et quand on se ment à soi-même ?
Nous sommes tous menacés de basculer dans le déni. Quand cela arrive, il est très difficile d’en sortir, c’est pourquoi il faut essayer d’agir en amont en favorisant notre plasticité psychique : nous entourer de gens qui n’ont pas le même avis que nous, rompre nos routines, découvrir d’autres horizons, nous frotter à la différence, à tout ce qui encourage à découvrir du nouveau et mobilise nos capacités à maîtriser notre inquiétude. C’est essentiel pour éviter que le déni soit détourné de son usage normal, c’est-à-dire un processus défensif temporaire devant des bouleversements trop rapides pour être acceptés. Ceux qui s’y enferment le font souvent par désespoir d’être entendus. Préoccupons-nous d’eux avant qu’ils ne s’isolent d’une façon qui risque de créer des fractures psychiques et sociales irréversibles.
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