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jeudi 29 septembre 2022

Violences sexuelles: «Où est la justice, madame Badinter ?»

par Jeanne Bazelaire, Comédienne  publié le 29 septembre 2022

Sur France Inter, la philosophe a déclaré que la justice est méprisée dans les affaires de violences envers les femmes. C’est comme se faire «cracher à la gueule» pour une auditrice victime de viol dont la plainte a été, comme tant d’autres, classée sans suite.

Ce matin, je pars de chez moi avec dans mes écouteurs la voix d’Elisabeth Badinter, invitée dans la matinale de France Inter. J’écoute cette femme, brillante, savante, parler des manifestations contre le régime iranien suite à la mort de Mahsa Amini, et dériver sur le féminisme.

L’entretien s’oriente vers la question du voile, puis vers ce qu’on appelle le «néoféminisme» arrivé avec le mouvement MeToo, vers les affaires Quatennens et Bayou, les violences envers les femmes, les agressions sexuelles, les viols, les histoires de prescription, de présomption d’innocence.

Plus j’avance, plus j’ai le vertige. J’entends : «Où on en est ? Où sommes-nous pour mépriser la justice ?» Mon corps est traversé d’un frisson. J’entends : «On ne peut pas à ce point mépriser les principes démocratiques.» J’ai mal au cœur. J’entends encore : «Je crois que cette femme [Sandrine Rousseau, ndlr] est dans la toute-puissance et se permet de contrer la justice. Mettre quelqu’un au pilori publiquement sans que nous sachions ce qui s’est passé… On livre des hommes, en particulier, à la vindicte publique sans passer par un minimum de justice.»

Et j’ai comme l’impression qu’on me crache à la gueule, qu’on nous crache à la gueule.

Je prends la parole

Je prends la parole difficilement. Je prends la parole parce que j’ai été confrontée à ce qu’on appelle la «justice». Parce qu’il y a sept ans j’ai été violée par un homme, parce qu’il y a cinq ans j’ai porté plainte, parce qu’il y a trois ans ma plainte a été classée sans suite. Parce que depuis, je vis avec ce vertigineux constat que la justice n’existe pas ; que le système judiciaire tel qu’il se présente aujourd’hui n’est pas apte à traiter ce genre de dossier.

Je prends la parole pour tous·tes celleux qui n’ont pas été entendu·e·s, qui ont déployé un courage et une force surhumaine pour passer la porte d’un commissariat, qui se sont heurtés au temps infernal et long de la justice, à l’inhumanité abjecte qui règne dans cette institution et ses bureaux.

Je prends la parole pour Océane B., 21 ans, qui s’est donnée la mort cette année suite à plusieurs agressions sexuelles. Je prends la parole pour tous·tes celleux qui y ont cru et à qui on a craché à la gueule.

Il y a cinq ans – MeToo n’existait pas encore – j’ai franchi la porte d’un commissariat. Faute de preuves, ce sera ma parole contre la sienne. Ma parole contre la sienne, sa parole gagne. Deux ans de procédure, deux années gelées à ne rien pouvoir faire d’autre, à ne plus distinguer le vrai du faux, le bien du mal. «Où sommes-nous ?»demandez-vous, madame Badinter. «Où sommes-nous, pour mépriser la justice ?» Non. Ce n’est pas la question. La question est : où en est la justice ? Où est la justice pour nous mépriser ?

Au bout de deux ans, affaire classée. Le prévenu demande le remboursement de ses frais d’avocat ainsi qu’une grosse somme d’argent pour préjudice moral. Refusé par la procureure, mais tenez-vous bien, c’est un cadeau, ça n’arrive que très rarement, normalement les victimes sont contraintes à payer. A payer. Je ris, parce qu’il ne reste que le rire pour supporter ça. «Passer par un minimum de justice», dites-vous. Mais elle a les oreilles bouchées, la justice ; elles ne veulent pas entendre, nos institutions.

Ecoutons la parole des femmes

Les «mis au pilori», ce ne sont pas eux, ce sont tous·tes celleux à qui la justice a craché à la face. Tous·tes celleux qui ont subi un crime, qui ont eu confiance en la justice pour réparer, mais qui à la fin ont dû payer. Et je ne parle même pas de celleux qui restent terrés dans le silence, celleux qui subissent une amnésie traumatique parce que non, un délai de prescription de dix ans, ce n’est rien, madame Badinter, quand on a subi une telle violence. Dix ans, ce n’est rien pour ce cerveau traumatisé qui a dû disjoncter, se mettre off, pour laisser une chance à la vie, pour survivre. Rien, dix ans.

Je raconte mon histoire parce qu’elle est malheureusement universelle, trop universelle. Il y a quelques jours j’ai rencontré une médecin à l’hôpital, qui accueille et accompagne beaucoup de femmes et d’hommes victimes de violences sexuelles. Nous avons longuement discuté ; je ne venais pas la voir pour ça mais elle m’a posé la question, comme elle le fait avec tous·tes, et ma parole a émergé de sa bienveillance, de cet espace créé. Et ça m’a fait du bien.

J’ai compris que grâce à MeToo, si cela m’arrivait aujourd’hui, j’aurais eu plus de chances d’être bien accueillie, décemment accompagnée. Que tous ces bouleversements, ces prises de paroles, ces «néoféministes» que vous ne supportez pas madame Badinter, dont vous avez peur, font du bien. Déglinguent un système. Un système de la honte et de la violence. Un système qui n’écoutera jamais la parole des femmes. Un système qui ne profite qu’aux dominants. Un système de souffrance. Cette médecin m’a confié qu’elle ne conseillait pas à celleux qui venaient la voir d’aller porter plainte. Que le plus important était de les entourer, de leur donner accès à un espace de parole pour se reconstruire. Cette femme est sur le terrain et sait à quel point justice n’est jamais rendue dans les affaires de viol et d’agressions sexuelles. Moi-même, si c’était à refaire, je ne sais pas si j’irai porter plainte. Il n’y a pas de justice, madame Badinter. Alors on fait comme on peut. Dans l’injustice et la colère, on n’est pas forcément très adroit. Mais on ne se tait plus.


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